Battles. Partie 4. Quelques mots.
Retourner dans son pays, c'est bien quand on a connu l'exil. On y retourne avec les honneurs et l'on y obtient une place au gouvernement. Pour Paul Kavan donc, tout est beau au départ; mais la dictature a ravagé sa patrie, les tenants du régime fasciste qui vient d'être démis sont encore nombreux et Paul a connu la prison politique et la rééducation. Comment faire pour rester debout et ne pas céder à la violence du passé ?
Battles. Partie 4. Citation.
Et si c'était à refaire
Referait-il ce chemin
La voix qui monte des fers
Dit : je le ferai demain
Louis Aragon
Ballade de Celui qui chantait dans les supplices
Battles. Partie 4. Changer le monde.
1. Tout mettre en œuvre à Dannick.
De retour dans son pays après un long exil, Paul Kavan est nommé à de hautes fonctions dans le nouveau gouvernement qui se constitue. Il est prêt à travailler d'arrache pied pour que les perspectives soient nouvelles.
De retour à Dannick, on présenta à Paul, puisqu'il avait accepté le poste, les locaux du centre culturel et les membres de son équipe. Il était une vingtaine et d'âges divers. A priori, ils souhaitaient un nouvel ordre...Paul avait déjà travaillé d'arrache-pied sur son gros dossier et ciblé des points sensibles. Il faudrait lister les salles et les ateliers susceptibles d'accueillir les artistes, veiller à ce que salles de théâtre et de cinéma reprogramment ceux qui étaient interdits, veiller également à ce qu'une publicité suffisante soit faite pour inciter à aller au spectacle et récompenser ceux qui avaient préféré se taire et vivre de façon précaire plutôt que de servir la propagande de Dormann. Et puis...Ce qu'il y à faire était infini mais l'énergie de Paul phénoménale. Se doutait-il qu'il comptait ainsi damer le pion à ceux qui l'avaient arrêté et jugé puis persécuté en prison ? Oui et bien sûr, il savait aussi qu'il montrait à l'Instructeur Winger et à ses sbires que tout n'était pas comme ils croyaient...En quelques semaines, les résultats furent positifs. Des compagnies de théâtre que l'Institut subventionnait, se remettaient au travail. Des salles d'exposition remettaient à l'honneur des peintres et des sculpteurs mis sur la touche. Des chefs d'orchestre mis au rebut, des chanteurs d'opéra, des virtuoses de la musique, de grands acteurs à qui on n'avait plus rien proposé, remis en circulation. Des prix étaient créés, des bourses pour stimuler les jeunes talents mises en avant, la presse était mise à contribution pour relayer cet enthousiasme et Paul galvanisé. Il y avait les autres, bien sûr, ceux qui avaient servi Dormann. Mises à part quelques têtes à ne pas couper, il fallait les intimider. A priori, le message passait. Ils s'expatriaient, faisaient amende honorable ou changeaient de métier. Il faudrait un an minimum pour que la machine soit relancée mais il jugeait important de paraître d'emblée très actif. Son équipe suivait sans doute enthousiasmée par son énergie et c'est un fait : la vie culturelle allait renaître...
Ayant le sentiment d'accomplir tout d'un coup les douze travaux d'Hercule, Paul ne se contenta pas de tâches administratives, de réunions et de coups de fil. Il se déplaça. Des grandes salles de spectacles aux plus modestes, il visita tout. Il arpenta les salles de concert et les ateliers d'artistes et, chemin faisant, il rencontra beaucoup de monde. Son passage dans la clandestinité, son incarcération à Étoile et ses errances en Suède et en Angleterre avaient affiné sa perception des êtres et des situations. Telle actrice en vogue mentait en se disant patriote car elle avait enchaîné les liaisons avec des sbires de Dormann. Tel sculpteur qui, lui, avait résisté, jouissait d'une réputation très usurpée et ne serait pas crédible au plan international. Tel peintre qu'on avait laissé tranquille car on l'estimait de second ordre, avait un réel talent et telle chanteuse d'opéra avait été injustement rétrogradée. Il convenait donc de faire la part des choses et de redresser des situations faussées, dans la mesure où il le pouvait. De musée longtemps fermé en cabaret au répertoire bancal, d'église négligée alors qu'elle possédait de très belles fresques à des cafés qui gardaient en eux l'histoire du pays, il y avait de quoi faire...
Le temps passant, Paul se mit en quête de son passé. Non celui de ses années de cavale et d'emprisonnement mais celui de son enfance. Ils étaient quatre frères. Trois étaient encore vivante. Emil et Anton avaient su son retour et même s'ils ne s'étaient pas manifestés, il tenait à le voir.
Battles. Partie 4. Emil, le frère loyal.
Il trouva la trace d'Emil à Dannick où après avoir cessé ses fonctions d'officier d'armée de terre, il coulait une retraite tranquille. Plus âgé que Paul, il avait toujours eu un caractère rigide et une forme d'esprit qui avait dû plaire à l'armée. Avec l'arrivée de Dormann au pouvoir, il avait cessé de fréquenter Paul et Lisbeth car il ne partageait pas leurs idées. Pourtant, malgré ce long silence, quand ce frère renégat le contacta, il n'éluda pas. Il vivait dans une belle villa du quartier huppé de Dannick avec sa femme et menait une vie assez rigide. Quand il le revit, Paul fut frappé de se ressemblance physique avec son père. Emil était plus grand que celui-ci certes mais il avait le même front haut, les mêmes sourcils épais surmontant de grands yeux marrons et la même bouche mince. Sa voix aussi avait la même tonalité que celle du philosophe disparu...Vêtu d'un complet gris, installé dans un beau salon orné de meubles anciens et de belles gravures représentant des paysages exotiques, le général Barne posa sur son frère un regard hautain.
-Retour d'Angleterre...
-Oui. Le pays me manquait.
-On parle de toi dans les journaux. Remarque, on parlait déjà de toi...
Lena, l'épouse d'Emil, se tenait, cramoisie à côté de son époux. On avait servi du thé mais crispant ses mains l'une contre l'autre, elle ne touchait pas à sa tasse. Elle attendait que Paul fasse un esclandre mais celui-ci ne vint pas. Qu'y avait-il à faire contre les idées désuètes de cet homme d'extrême-droite ? Il n'était pas à pour le convaincre de ses erreurs mais pour évoquer le couple de leurs parents, la vie dans la villa patricienne de Marembourg et leurs jeux d'enfants. Il voulait en savoir plus aussi sur les enfants du couple...Quand le message fut clairement passé, Emil et Lena se détendirent. Oui, leurs trois garçons se portaient bien. Oui, ils étaient tous trois mariés et pères de famille. Deux d'entre eux étaient officiers, un autre était médecin militaire. Oui avoir ses enfants auprès de soi était un bonheur. Paul était disert, passant au-dessus du fait ni son frère ni sa belle-sœur n'avait aimé Lisbeth et qu'ils l'avaient désapprouvé de faire partir ses enfants à l'étranger. Rien ne fut dit sur la prison Étoile et encore moins sur les livres de Paul, mais des photos de famille furent échangées. Paul avait toujours regretté que la maison de leur enfance ait été vendue mais il y a avait quatre orphelins et des études à payer...Emil regrettait lui-aussi. La-dessus ils étaient d'accord mais sur tout le reste, ils divergeaient. Pour cette raison, Paul ne s'appesantit pas et prit congé quand il sentit se tarir les sujets de discussion neutres. Cette rencontre n'était pas négative cependant. Emil ne fermait pas la porte...
Battles. partie 4. Anton et Paul. Deux frères très opposés.
Il n'en alla pas de même avec Anton qui était le plus jeune des frères. Enfant, Paul avait beaucoup joué avec lui et plus tard, ils étaient liés malgré le décès brutal des parents et les familles dans lesquelles on les avait placés. Le petit garçon frondeur et malicieux que Paul avait aimé avait été remplacé par un fonctionnaire de l'état faible et borné qui s'était toujours contenté de faire son travail sans jamais se poser de question. Avec Dormann, il était monté en grade, occupant un poste important au ministère des transports. Rétrogradé non pour son travail mais pour sa fâcheuse propension à le délation, Anton qui chez lui rédigeait des lettres anonymes de dénonciation de suspects, avait obtempéré et fait face à sa situation nouvelle. Mince, anguleux, le teint pâle, la silhouette un peu tassée, il aimait l'ordre et la discipline et admirait les chefs d'état autoritaires. Arrestations, jugements hâtifs et emprisonnement de tout contrevenant à l'ordre public lui paraissaient les signes clairs d'un pays bien gouverné...
Au téléphone, il fut méfiant quand Paul l’appela et mit beaucoup de temps à accepter de rencontrer dans un bon restaurant ce frère honni. Quand Paul le vit, il eut un haut le corps. Ce petit personnage jaunâtre était révoltant. Soucieux de ne pas le faire fuir par une confrontation brutale, il s'enquit de sa famille et parla de l'enfance. Anton ne dit rien de mal sur son père qu'il trouvait autoritaire et ferme mais fut condescendant face aux rêveries de sa mère. Sans l'avouer, il était jaloux de la belle trajectoire d'Emil, trouvait la conduite de Florian, leur frère défunt, parfaitement idiote et avoua à Paul que non content d'avoir plastronné comme journaliste, il avait imposé au reste de la famille le spectacle de ses relations anarchiques avec sa femme et celui plus pathétique encore de l'éducation libérale qu'il avait infligée à ses enfants. Et c'était sans parler de ses clowneries ! Le cirque de ses maîtresses, ses écrits arrogants dans la presse puis ses actes de résistance qui avaient de quoi soulever le cœur. Il ne devait pas s'attendre à une mise en cause de son jugement et de sa condamnation. Quand on est inconséquent, voilà à quoi on s'expose !
Moins grand que Paul, Anton était, et il avait dû en souffrir, le plus laid des quatre frères. Il n'avait pas la prestance physique des deux premiers qui, sans être beaux, avaient de l'allure en uniforme, ni le charme méditerranéen de Paul, son élégance vestimentaire et la rondeur de ses gestes. Disgracieux dès l'adolescence, il était devenu chauve, portait des lunettes à grosses montures noires et arborait un embonpoint gênant. En outre, même sa voix était déplaisante. Voyant que Paul le laissait parler sans mot dire, il crut avoir l'avantage et claironna :
-Tu t'attendais à quoi ?
-Mais à ce qu'on se parle !
-Normalement ? Tu sais quand même ce que tu as fait !
-Et ce que toi, tu as fait, on en parle ? On t'a donné un document à signature et tu l'as signé, acceptant de me renier...Les temps ont changé. Tu n'es pas songeur ?
-Et ça se met en avant !
-Écoute, Anton ! Il y a longtemps qu'on m'a dit que tu étais un imbécile mais nous avons des liens de sang et une enfance commune. Ayant de bons souvenirs de toi, je n'ai pas cru ce que j'ai entendu. J'ai eu tort : c'est vrai.
Anton devint écarlate et faillit jeter son assiette à la tête de son frère mais il se contint par crainte du scandale. C'est qu'il avait les faveurs du nouveau régime !
-Merci Paul. Tu as autre chose à dire ?
-A Étoile, j'ai eu un instructeur chargé de me rééduquer. Quand je pense que ce genre de personnage s'appuient sur des gens comme toi...
Anton ne répondit rien. Son épouse Flavia l'attendait à la maison. Elle avait très mauvais caractère et il ne voulait pas être trop agité pour l'affronter. Quant à leur fille unique, elle était toujours à leur charge puisque mentalement déséquilibrée, elle séjournait chez eux...Il valait mieux écourter ce déjeuner et fausser compagnie à ce poseur. Comme il partait, Paul le retint par le bras :
-Ne me laisse pas l'addition ! C'était déjà assez pénible.
A contre cœur, Anton paya son écho.
-Je ne veux pas que tu me recontactes.
-Compte sur moi. Par contre ne t'avise pas de me critiquer publiquement. J'ai des appuis importants...
Ils se tournèrent le dos au sortir du restaurant. Paul ne souffrit pas spécialement de l'attitude de son frère. Il regretta simplement que Florian, l'autre officier de la famille, fût mort dans des circonstances douteuses. Autant qu'il s'en souvenait, c'était un guerrier doublé d'un esthète. Il était curieux de penser à ce que cela aurait pu donner...
Restait à Paul à se rendre à Marembourg, la ville de son enfance. Elle l'obsédait depuis quelques temps et il voyait un signe dans la récurrence de ses rêveries. Il avait eu la chance d'être élevé dans une maison pleine d'âmes et c’est dans cette belle petite agglomération qu'elle se trouvait. Quand il s'y rendit et la vit, il fut rempli d'émotions et pleura. Nul lieu ne pouvait ressembler à celui-là. Grâce à lui, il brillait...La brève visite qu'il y fit le conforta. Il avait de la chance en un sens : cette ville, cette maison, cette famille...Il était revenu dans son pays et c'était bien !
Battles. Partie 4. Une mission colossale pour Paul.
Après son retour en Ambranie, Paul Kavan se voit chargé de hautes fonctions dans le gouvernement nouvellement formé. Soucieux d'effacer bien des injustices commises par la dictature qui s'est effondré, il ne cesse de travailler.
Un an passa et il y vit plus clair. Il avait remis en selle des écrivains, des auteurs de théâtre, des comédiens et des musiciens ainsi que des compositeurs. Remettre ses artistes sur le devant de la scène dans des espaces adéquats lui avait beaucoup demandé mais avec son équipe, il y était parvenu. On l'avait décoré avec faste et il en avait été fier. Depuis, il continuait de beaucoup faire et, bien que vivant seul et étant chaste, il était plein de lui-même.
-En aurais-je donc fini avec les fantômes du passé et leur aura menaçante ? Se disait-il en se remémorant sa période anglaise. On dirait bien que c'est le cas et je suis heureux !
Avec le recul, il en saisissait mal les tenants et les aboutissants de ce qui lui était arrivé mais ce que ressortait de ces sept années d'exil, c'était une délivrance. Le Mal sous la figure du bel Instructeur n'avait plus de prise solide sur lui.
Heureux, Paul l'était donc mais il n'était pas dupe. Il n'avait pas réglé tous ses comptes avec le passé et surtout avec la prison Étoile. Elle avait été vidée de ses prisonniers et attendait une reconversion. Comme elle n'était pas accessible au public, Paul avait écrit au chef de l'état pour obtenir une autorisation de visite. Il ne l’avait pas encore obtenue.
Il continuait de courir partout pour voir des spectacles et voir renaître les arts et de consulter les nouveaux dossiers qu'on lui fournissait quand un de ses collaborateurs lui parla de Magda Egorff et du travail exceptionnel qu'elle a fourni à Estralla pendant toute la période avait été cruelle pour les artistes.
-Egorff ? Une des plus illustres familles de l'Ambrany. J'ai entendu parler de Magda quand elle régnait sur les soirées les plus raffinées. Musique classique, chants...
-C'était il y a longtemps, Paul. Vous devriez la rencontrer. Elle est bien plus qu'une mondaine...
Battles. Partie 4. Magda Egorff. Avant l'héroïsme.
Bien avant que Paul n'ait eu l'idée de s'occuper de ceux que la dictature de Dormann avait condamné au silence et à l'inaction, puisqu'ils refusaient de collaborer, Magda, elle, avait réagi. Née dans une famille qui n'avait aucun souci d'argent, elle avait grandi dans un milieu très cultivé. Son père était un industriel béni des dieux et sa mère une passionnée de poésie. Ils tenaient salon et la petite fille avait très vite fait connaissance avec des sculpteurs, des peintres, des poètes et des écrivains qui n'étaient pas tous très connus mais avaient de la valeur. On parlait à n'en plus finir lors de ses soirées, on refaisait le monde et on ne s'arrêtait guère que pour écouter tel virtuose ou tel cantatrice qui tout d'un coup faisaient jaillir Mozart ou Chopin, Satie ou Bizet...Magda, des années après, restait ébloui du flair de ses parents car beaucoup de ceux qui avaient été reçus dans la maison familiale, avaient été très admirés, que leur succès soit prompt à venir ou qu'il soit différé. Jeune fille, elle avait bénéficié d'une éducation soignée mais dans laquelle on lui avait laissé toute liberté. Après avoir voulu être religieuse, ce qui n'avait attiré aucun commentaire désobligeant ni ricanement de la part de ses parents, elle avait voulu se tourner vers le chant et avait pris des cours avant d'intégrer le conservatoire où elle avait été formée par les meilleurs. Quelques années durant, elle avait donné des concerts et on avait loué sa voix de soprano. A cause de ses possibilités vocales et d'une présence scénique très figée, elle avait vite rencontré ses limites. Elle ne serait pas une grande cantatrice. Beaucoup l'auraient très mal pris, elle non. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle s'était lancée dans des voyages lointains d'où elle avait tiré des recueils de poèmes un peu sibyllins ainsi que des contes et des carnets de voyage. Magda, qui n'avait aucune prétention littéraire, usait d'un style dépouillé plein d'accents poétiques et avait su trouver son public. Elle aurait donc pu exploiter le filon de l'orientalisme puisque ce qu'elle disait de la Chine ou du Japon plaisait beaucoup ou encore enrichir ses lecteurs d'autres contes car ceux qu'elle avait écrits étaient très singuliers, mais tous ses projets étaient restés en suspens quand son père, qui avait un cœur affaibli, avait décidé de se retirer prématurément en Suisse. Fille unique et héritière, Magda était jolie et courtisée. Elle ne s'était pas fiancée mais le fit, pour pallier sans doute au départ de ses parents. Deux ans plus tard, ayant toujours refusé de se diriger vers le mariage, elle se retrouva seule et en fut réjouie. Elle avait trente ans. Elle se sentait vaillante mais vacilla encore et eut un fils d'un homme qui n'était pas son mari mais souhaitait l'être. Prise dans des histoires d'argent qui lui montrait du père de son enfant un visage bien hostile, elle tergiversa afin qu'il pût les voir l'un et l'autre. Au final, il le lui laissa.
Battles. Partie 4. Paul en visite au château d'Estralla.
-Il faut venir les voir.
-Au château d'Estrella ?
-Oui, je vous y accueillerai avec bonheur ! Il vous suffirait d'y arriver un vendredi après-midi et d'en repartir le dimanche assez tard...
Paul ne put s'empêcher de rire.
-Madame Egorff, dans les six mois à venir, mon agenda est plein. Je continue même de travailler chez moi le samedi et le dimanche !
-Ils méritent que vous veniez ! C'est important.
Elle argumenta encore et au sortir de leur entretien, il n'était plus si catégorique. Que se passait-il donc là-bas qui méritait qu'il y aille ? Car il n'en doutait plus, il irait...
C'était encore l'hiver quand il l'appela pour fixer une date. Il monta dans une voiture avec chauffeur, accompagné d'un garde du corps. Un premier rendez-vous était fixé sur une zone de chantier où Magda faisait ériger une nouvelle demeure. Personne ne s'y trouvait. Celle qu'il devait rencontrer étant injoignable, Paul, après avoir attendu, reprit sa route. Bientôt, la voiture noire roula dans un froid minéral traversé par un soleil qui annonçait le printemps. On sortait de l'hiver ambranien, saison où tout semble se paralyser. Rien de semblable en Angleterre où il n'arrive jamais qu'on soit à ce point contraints de déblayer la neige...A l'entrée du château, de hautes grilles s'ouvrirent et Paul pensa à ces contes pleins de sortilèges qu'avait écrits Magda des années auparavant. Il fut charmé par la façade du château. Une folie dix-huitième si gracieuse avec ses pierres bicolores ! Il s'attendait à être accueillie par la maîtresse des lieux mais une femme de chambre prit son sac de voyage et l'installa à l'étage dans une chambre somptueuse, tendue de bleu pâle. Quel roi était-il ?
Surprise, la gouvernante des lieux regarda tour à tour le garde du corps, le chauffeur et cet homme important qui arrivait là et s'écria :
-Madame est sortie. Elle ne devrait pas en avoir pour longtemps...
-Mais...
-Elle va vite revenir.
-En ce cas, je préfère attendre en bas.
On guida chauffeur et garde du corps vers les cuisines. Paul demanda du thé qu'on lui apporta très chaud avec des pâtisseries qui lui rappelèrent celles que sa mère lui offrait quand il était tout jeune, à Marembourg. Comme personne ne venait, il regagna sa chambre. Elle était chaude et confortable. Ragaillardi, il voulut redescendre au ré de chaussée car il lui semblait y entendre la voix de son hôtesse mais une fois sorti de sa chambre, il trouva le couloir ombreux plein de mystères et eut envie de le parcourir. Les portes avaient beau être fermées, on vivait là bien qu'il n'entendît aucun bruit. Parvenu au bout du corridor, Paul constata qu'à l'encontre des autres, un appartement était visible. La porte en était ouverte et il découvrit un grand salon tendu de jaune. Derrière un canapé, une porte s'ouvrait sur une pièce tendue de blanc et nantie d'un piano à queue. Des partitions étaient posées çà et là sur des commodes et des consoles en bois précieux, de grande valeur. Il y avait une chambre aussi, précieusement meublée et dans un ordre relatif. Un lit à baldaquin en occupait une partie et un lustre en cristal pendant au plafond. Tout y était exquis des miroirs ciselés aux tableaux de maîtres...N'entendant personne, Paul s'y attarda, curieux de savoir qui pouvait y vivre puis il entendit du bruit dans la salle de bain. Il aurait pu faire machine arrière mais sa curiosité fut la plus forte.
Battles. Partie 4. Portrait de Magda Egorff.
A la quarantaine, elle eut l'intuition qu'elle n'avait pas fait ce qu'il fallait pour être en paix avec elle-même ou plutôt pas encore. Sur ce, Jorge Dormann prit les rênes du pouvoir. Magda qui continuait de mener grand train et de recevoir des artistes dont elle était à même de mesurer la valeur, prit lentement mais sûrement la mesure du changement. On interdisait à ceux qu'elle estimait et admirait de se produire, de créer et on leur rendait la vie impossible. Elle tenta d'abord de leur passer commande et connaissant sa richesse, on la laissa faire. Elle en hébergea certains, ce qui fit hausser les sourcils sans lui attirer d'ennui puis elle tenta d'aller plaider leur cause au ministère de la culture où elle pensait avoir quelques appuis. Elle n'en avait pas et on lui montra les dents. Passer commande à des dégénérés ennemis du pouvoir ? Ce n'était pas sérieux. En guise d'honneurs, ils auraient droit à la prison pour les plus récalcitrants et à la résidence surveillée pour les moins belliqueux. Et encore ne fallait-il pas qu'on ait témoigné contre eux...Déviance politique et sexuelle n'allait-il pas de pair ? Cette Magda comprit. Elle plia bagage et alla, à Estralla, réanimer de sa présence un petit château de dix-huitième siècle que son père avait un temps adoré. Et là, elle trouva quoi faire, créant une sorte de communauté d'artistes qui étaient tous là non pour composer, peindre, chanter ou sculpter mais pour jardiner, aménager, cultiver, récolter...Ne valait-il pas mieux se transformer en artisan ou ouvrier agricole quitte à créer dans le secret ? Persuasive sans être autoritaire, terre à terre et clairvoyante, Magda se révéla une châtelaine avisée suffisamment rouée pour protéger une trentaine de personnes qui dépendaient d'elle et suffisamment ferme pour que chacun travaillât. Ce fut elle et elle seule qui réussit à faire traverser à tout ce monde-là les années Dormann alors que partout ailleurs, les artistes étaient malmenés...Maintenant que le calme était revenu, elle refusait de quitter le château d'Estralla où elle avait institué des résidences d'artistes. Elle n'imaginait pas vivre ailleurs.
Paul, puisque on l'y invitait avec insistance, la rencontra. Elle vint au centre culturel et il fut impressionné par son allure. En tailleur bordeaux, très couture, elle portait un manteau sombre et un chapeau cloche qui embellissait son visage de patricienne.
-J'ai eu connaissance de votre initiative, madame. Vous avez été très courageuse...
-Que voulez-vous, monsieur Kavan, vous battiez la campagne, échappant sans cesse à vos poursuivants et nous livrant ses magnifiques appels au courage ! On traitait certains artistes très mal ! Il fallait bien réagir. On ne s'est pas méfié de moi : une femme, pensez-donc !
Paul sourit. Elle utilisait une langue soignée et elle était belle. Avant de la recevoir, il avait lu une communication d'un de ses collaborateurs. Ils savaient qui elle avait aidé et quelle couverture elle leur avait fourni...
-Et vous en avez fait des électriciens, des peintres, des carreleurs, des cuisiniers...
-Il fallait qu'ils aient un travail de ce type. J'ai créé une sorte de coopérative, de ...phalanstère...On mettait tout en commun. Il y a des fermes sur le domaine. Nous sommes arrivés à une forme d'autarcie...
-Oui, c'est très étonnant !
Elle était d'une absolue humilité et ne tirait aucun orgueil de sa bravoure.
-Vous savez, ce n'est pas pour eux que je viens. Ceux qui sont restés longtemps là-bas avec moi cherchent à se réinsérer dans une vie artistique qui leur est profitable. Et là, c'est votre rayon...Ce qui m'occupe c'est l'institut de jeunes talents que je mets en place.
-De quoi s'agit-il ?
-De jeunes artistes dont les parents ont été persécutés ou ont disparu...
-Mais s'ils se produisent déjà, nous avons déjà dû les aider...
-Non ! Oh pardonnez-moi, je ne sais pas m'expliquer. Ils ont été très malmenés, ils sont jeunes...Ils n'entrent pas dans les cadres que vous avez définis et je...
-Poursuivez.