LUCAS ET KIRYLL. Bonheur écaillé. La maladie.
Et puis, il avait eu quatre ans et n'avait plus jamais cessé d'être malade. La fièvre l’assiégeait des jours durant et le laissait épuisé. Il avait des maux de gorge récurrents qui l'empêchaient de s'alimenter correctement et perdait facilement du poids. Il était sujet aux maladies de peau et lui qui avait été un si joli bébé replet, paraissait désormais maigre et laid...
Des traitements ? Ah oui, il en avait reçu beaucoup. Au départ, Noémie et Vincent étaient certains que la médecine saurait trouver les bons remèdes. A l'évidence, il avait fallu déchanter. Aucun organe ne dysfonctionnant chez Lucas, il était donc inenvisageable de l'opérer. Les examens qui s'étaient multipliés n'avaient révélé aucune anomalie, même sanguine. Les traitements divers administrés à l'enfant fonctionnaient très bien au départ puis paraissaient sans effet. Les médecins, fâchés de devoir avouer qu'ils n'y comprenaient rien avaient d'abord tenté de diaboliser les parents et évoquant des troubles psychosomatiques. Aucun des deux n'avait refusé cette interprétation mais c'était peine perdue : les psychologues et les psychiatres non plus ne parvenaient à rien.
En termes clairs, Noémie, Vincent et Lucas étaient renvoyés à eux-mêmes mais l'acceptaient avec bravoure. L'enfant étudiait à la maison et malgré sa fatigue chronique, ses fièvres et ses vertiges, progressait. Il aimait la lecture, adorait l'histoire et les sciences. Par beau temps, sa mère lui installait une petite piscine dans le jardin et il lui arrivait d'y barboter. Le jeune père, quant à lui, avait construit une cabane pour son fils dans une des pièces de la maison, reconstituant par là un terrain d'aventures dont l'enfant s'était emparé avec fierté. La famille venait et ne savait trop comment se comporter. C'était des moments pénibles. Heureusement, quelques enfants du voisinage venaient voir Lucas et là, tout allait bien. Ils étaient à un âge où les préjugés n'ont pas encore pris racine. Dès qu'ils étaient arrivés, ils commençaient à jouer...
Souvent seul malgré tout, Lucas pouvait compter sur ses animaux de compagnie qui lui fournissaient un exutoire. Il aimait Maboule, le chat gris à longs poings, Roast-beef, le petit pinscher timide et Malika, la tourterelle grise sans parler d'autres animaux qui, eux, appartenaient à ses parents mais n'étaient pas cantonnés à la maison. Avec eux, il était heureux, profitant d'une complicité et d'une communication silencieuse. Parler avec les animaux ? Bien sûr qu'on pouvait et pour cela, pas besoin d'ouvrir les lèvres. D'eux, ils recevaient beaucoup de tendresse...
LUCAS ET KIRYLL. Une drôle de vie.
Enfant malade que rien ne guérit vraiment, Lucas est très entouré par ses parents qui ont bon espoir...
A huit ans, Lucas avait une drôle de vie. Il sortait peu, sa « maladie » l'invalidant mais rayonnait d'intelligence et de gentillesse. Cependant, Jérémie et Noémie le savaient, ce maintien à la maison heurtait l'ordre social. Les années passaient et il devenait essentiel était de placer l'enfant dans une structure conforme aux usages de la société. Après tout, dans un internat lointain, il serait soigné, socialisé et instruit avec d'autres enfants. Voilà le discours qu'on leur tenait.
Sentant que Lucas allait leur échapper s'ils laissaient faire, Noémie et Vincent menèrent une véritable campagne de persuasion auprès de leur jeune fils. Celui-ci voulait-il être séparé d'eux ? Non, assurément. En ce cas, il devait aller à l'école du village. On lui faisait l'école à la maison, c'était autorisé. Depuis un an, une institutrice à la retraite officiait auprès de lui et s'en tirait très bien. Il n'était pas en deçà des élèves qui allaient en classe, il était même au-dessus de beaucoup d'entre eux mais le problème n'était pas là. Il se confrontait pas aux autres. Il n'était pas assez socialisé. Son état physique était certes fragile mais trop de protection familiale l'empêchait de devenir plus fort...Voilà ce qui était dit à ses parents. Il ne fallait pas qu'il fût si différent...
De nombreuses discussions eurent lieu. On se mettait à sa portée. On se répétait.
L'enfant saisit très vite les enjeux de tels échanges.
Ses parents n'ayant jamais connu l'échec, s'en voulaient de le voir si maladif. Au fond de lui, le petit garçon ne trouvait pas stupide les discours des médecins et des psychologues. Être placé dans une structure hospitalière ne lui enlèverait pas définitivement ses parents mais lui permettrait de s'ouvrir à d'autres expériences. Il deviendrait « un grand garçon ». C'était tentant mais il se garda bien de le dire. Face à la détresse de son père et de sa mère, Lucas décida qu'il fallait jouer le tout pour le tout. Justifier de son maintien dans le village exigeait qu'il fût en bonne santé.
Qu'à cela ne tienne, il se conforma à ce précepte. Ses accès de fièvre s'espacèrent, sa peau ne fut plus la proie de maladies bénignes, il prit du poids et déclara vouloir faire du sport. Bientôt, il n'y eut plus d'obstacle à l'inscrire à l'école du village. Encore malingre, il y parut d'abord en mauvaise posture. Jérémie et Noémie pensèrent le reprendre à la maison où il serait enseigné comme avant mais ils n'eurent pas la possibilité. Sur le plan scolaire, Lucas se débrouillant très bien, il était à craindre qu'il se fît plus d'ennemis que d'amis, compte-tenu de son passé. Or, le petit garçon était rusé, qualité dont ses parents le croyait dépourvu. Pour ne pas être embêté, il fallait neutraliser les gros bras de la classe.
Cela, Lucas le comprit vite. Quelques bagarres, quelques moqueries, quelques alliances conçues au bon moment, cela suffit. Il courait vite, il était petit mais avait le coup de poing facile. En outre, il savait offrir une aide aussi discrète qu'inattendue à des élèves bagarreurs mais faibles en français ou mathématiques. C'était un être adroit. Son instituteur s'en rendit compte et s'en amusa : ce petit Lucas qui arrivait dans sa classe avec un handicap certain, tirait fort bien son épingle du jeu. Il se faisait une place. Et pas n'importe laquelle ! Pensez donc : hier malade et aujourd'hui guéri ! Fraternel certes mais capable de vous remettre à votre place ! Jusqu'à sa laideur qui se transformait en beauté ! Vraiment le genre de prodiges qui rassurait l'éducation nationale !
Deux ans durant, le « miracle » se poursuivit. Lucas eut les meilleures notes. A la fin du CM2, il pouvait raisonnablement penser qu'au collège, il n'aurait aucun problème.Certes, il serait interne mais il viendrait tous les week-ends et aux vacances.
LUCAS ET KIRYLL. Maladie et rémission.
Lucas, enfant vif et attachant, est tombé malade très vite. Il l'est toujours mais connait des périodes de rémission. Le chien Lucky veille sur lui.
A la maison, ses parents exultaient. Les animaux qui avaient peuplé sa petite enfance ayant souvent été donnés ou étant morts, ils lui avaient offert un chien, un golden retriever très bon enfant, qu'il avait appelé Lucky. Tous les deux battaient la campagne avec bonheur.
Pourtant, il y eut une ombre au tableau. A la fin du mois d’août, alors qu'approchait la rentrée, Lucas eut un malaise, alors qu'il rentrait d'une grande randonnée avec deux bons amis. Le trouvant évanoui dans la cour de la maison, ses parents le transportèrent dans le salon et, comme son état ne s'améliorait pas, ils appelèrent le médecin. Fidèle, Lucky ne quittait pas son maître. Depuis qu'ils étaient ensemble, ils se parlaient de cette façon secrète que Lucas avait découverte il y a longtemps. De vrais dialogues sans desserrer les lèvres. Ce fut à lui qu'il s'adressa, sachant qu'il comprendrait.
-Tu sais, mon beau chien, ça va recommencer.
Le golden le regardait en silence.
-Le syndrome de Ah Thor. Ça n'est pas une maladie recensée mais moi, je l'appelle comme ça.
Une lueur de compréhension passait dans les yeux du chien. De tous les animaux qu'il avait eus, le golden retriever était celui dont il était le plus proche. Ils étaient en symbiose.
-C'est comme un grand cri qui vient de l'intérieur. Je ne sais pas combien de temps ça va durer, cette fois...
Le chien, tout éperdu de sollicitude, lui léchait le visage.
-Je me bats depuis des années et quelquefois j'y arrive. Lui, il ne peut plus m'embêter autant. Il est bien obligé d'être plus tranquille ! Seulement, au bout d'un moment, ça m'épuise. Là, tu vois, il reprend le dessus.
Lucas sentait l'haleine du chien sur ses mains et se noyait dans son regard plein de compassion.
-Je ne pourrais pas rester ici ni aller au collège. Ils vont avoir du chagrin. Il faudra que tu sois très gentil avec eux !
Au gémissement qu'il poussa, Lucas comprit que son compagnon était d'accord .
Les parents, qui s'étaient écartés de l'enfant pour accueillir le médecin revinrent près de lui. Après l'auscultation, le verdict tomba. L'enfant fut hospitalisé.
Tout alla très vite. Pendant quelques semaines, il fut brûlé de fièvre et perdit du poids. Il avait du mal à quitter le lit. Il lui arrivait de pleurer tant il se sentait mal. Comme à l'accoutumée, on n'y comprenait rien mais on utilisait pour qualifier son état des mots savants.
Mortifié pour ses parents, Lucas savait qu'il n'irait pas au collège. Il ne grandirait pas sous le regard aimant de Noémie et de Vincent. On l'hospitaliserait pour une durée indéterminée, loin des siens.
Après son départ, tous furent tristes. Lucky déambulait souvent seul sur les chemins environnants. Avant de s'en aller, Lucas l'avait assuré que la distance n'était rien et qu'ils se parleraient. Ils le faisaient mais le chien s'inquiétait. Un jour, il vit se former dans le ciel nuageux, un étrange visage mouvant. Il était monstrueux, orbites vides, joues creuses, cheveu rare, teint livide. Il fut traversé par l'idée que c'était ce Ah Thor dont Lucas semblait avoir si peur ! C'était lui l'ennemi à vaincre mais comment le faire savoir à ceux qui voulaient aider Lucas ? Il se contenta donc, des jours durant, d'émettre des jappements désorientés. On le consola. Dans son étroite tête de chien fidèle, il forma un projet : il apporterait à qui de droit toute l'aide requise...
LUCAS ET KIRYLL. Dans un hôpital lointain, en montagne...
- Longs couloirs blancs.
Lucas, enfant qui depuis longtemps est atteint d'une maladie indéfinissable, est placé, au grand dam de ses parents, dans un hôpital pour enfants en Savoie, très loin de chez lui...
Pour Lucas, c'en était fini de cette vie dans la maison de son enfance. On le mit d'abord en observation au Mans. Le dépaysement était faible. Les examens se succédaient, les entretiens aussi. Il était théoriquement trop jeune pour comprendre et de la décision prise, on ne lui dit rien. Un matin, on l'aida à assembler ses affaires et on lui annonça qu'il partait dans les Alpes. Lucas avait vu ses parents la veille. Savaient-ils ? Oui, sans doute. En tout cas, ils n'avaient rien montré...
Du jour au lendemain, il se retrouva dans un centre médical situé au sud de Grenoble. N'ayant jamais vu la montagne, l'enfant était ébloui. Ses parents étaient casaniers. Chez lui, on allait en vacances à Tours, chez les parents de papa ou au Mans, chez ceux de maman. Il y avait bien quelques escapades en Bretagne pour voir des copains de Jérémie et à Paris pour visiter une cousine de Noémie mais c'était tout. Le terroir, voilà qui était bien !
Les découpures sévères des hautes montagnes, les neiges éternelles, les perspectives sur de belles vallées herbeuses, c'était là une grande nouveauté.
Nouvelle aussi était la solitude dans ces lieux vastes et inconnus. Il recevait bien sûr appels et courriers de ses parents mais étant pris dans un emploi du temps compliqué, il ne pouvait leur accorder trop d'importance. Il devinait aussi que sa vie d'avant était mise à distance, ses parents inclus...
Il étudiait avec d'autres patients du centre. Ils avaient son âge mais peu venaient de son unité. Certains avaient le crâne rasé, d'autres étaient en chaises roulantes. Les enseignements étaient ceux de sixième. Bien préparé et vif d'esprit, Lucas les trouva simples mais constata que parmi les élèves beaucoup décrochaient vite. Se plaignant de maux de tête, ils demandaient à regagner leur chambre.
LUCAS ET KIRYLL. Sortir ou non de la maladie ?
Dans un hôpital pour enfants malades, Lucas et Nicolas discutent. Poursuivi par Ah Thor, l'esprit du Mal, Lucas est persuadé qu'il peut s'en sortir. Mais pas Nicolas...
Intrigué, Lucas finit par poser des questions. A Nicolas, un garçonnet maigre aux petites lunettes rondes, il demanda :
-Tu n'aimes pas les maths ?
-Si mais à quoi bon étudier ?
-Plus tard, tu seras content d'avoir fait une bonne scolarité !
- « Une bonne scolarité », « plus tard » ! De quelle planète sors-tu ?
A l'évidence, le jeune malade était agacé.
-Je viens de la même que toi, il me semble. Moi-aussi je suis malade mais j'étudie !
-Peut-être que toi tu ne mourras pas bientôt ! Moi, c'est mon cas.
-Qui a dit ça ?
-Les médecins, au bout d'un moment, tu comprends ce qu'ils ne veulent pas te dire, d'accord ?
-Mais peut-être...Enfin, mon cas était différent.
-Tu n'es pas condamné ?
-Je vais vivre mais je ne sais pas comment.
-Mais ça veut dire quoi, ça ?
-J'ai commencé à être malade quand j'avais quatre ans et personne n'a jamais trouvé ni ce que j'avais ni comment me redonner la santé.
-Alors pourquoi on t'a mis là ?
-Parce qu'ils finiront par trouver...
-Ah oui ? Écoute : regarde bien ceux qui viennent en classe. La plupart ont des cancers. L'idée est qu'on trouve comment s'en débarrasser. C'est bien, hein ? Seulement, moi qui suis là depuis un an, je peux te dire que ça non fonctionne pas. Si un malade arrête de venir en cours, crois-moi, ce n'est pas parce que, guéri, il est rentré chez lui ! La famille a reçu un coup de fil et bon, ils ont récupéré le corps...
-Vraiment ?
-Vraiment.
Lucas était bien moins horrifié qu'il l'aurait dû. Son calme et sa curiosité impressionnaient Nicolas.
-Mais ici, c'est immense ! Personne ne sort vivant ?
-Tu me fais rire. Si, bien sûr. Il y a différentes ailes. Certains viennent se remettre d'un accident de voiture. D'autres viennent faire des stages car ils ont une maladie chronique. D'autres encore sont là pour subir une opération. Ceux-là, qu'ils soient en très bon état ou non, ils retournent chez eux.
-Et les enfants, eux, ne rentrent pas alors ?
-Je ne veux pas t'inquiéter mais moi, tu sais, j'observe...Eh bien, je peux te dire qu'on est pas dans la bonne partie de l'hôpital. On t'a mis là car on ne sait plus trop quoi faire. Personne ne dit cela, bien sûr mais c'est très clair.
-Où étais-tu avant ?
-Dans un autre hôpital et encore avant dans un autre. J'ai atterri là...
-Et les autres ?
-En gros, nos histoires se ressemblent beaucoup. On a cru pouvoir les soigner à la maison et puis non. On nous a trimballés et on a atterri ici. Dernier arrêt, tout le monde descend. On dit aux parents de garder espoir mais tu sais...
Justement non, Lucas ne savait pas.
Son histoire était différente. Rien ne lui semblait inéluctable. La difficulté venait de l'impossibilité qu'il avait de parler pour étayer ses certitudes. Peut-être que pour Nicolas et les autres la mort était inéluctable car la maladie identifiée. La médecine avouait ses limites et les enfants étaient là pour être accompagnés jusqu'à leur dernière demeure, quelle qu'elle soit. Mais pour lui, il n'en allait pas de même.
Le trouvant trop silencieux, Nicolas réagit.
-Tu sais ce que diraient les adultes s'ils m'entendaient ?
-Quels adultes ? Les soignants ?
-Non, je pense aux parents, à la famille.
-Que diraient-ils ?
-Que je parle au-dessus de mon âge ! Mais c'est ainsi qu'on s'exprime, nous, les petits prisonniers de cette aile du bâtiment. On ne souffre pas trop physiquement car on est bourré de médicaments. Et puis, comme tu as dû le remarquer, les infirmières sont vraiment gentilles et les profs aussi. Quand tu as un coup de blues, ils sont là...Mais quand même ! Ça complique la vie avec tes parents, tes frères et sœurs. Ils essaient quand même de venir te voir, même si c'est loin et ils prennent un air content. Au fond d'eux, ils savent qu'un de ces jours, on leur dira que ces visites-là, c'est fini. Ils souffrent pour toi et toi pour eux. Comme ce qui t'arrive, c'est dérangeant, tu te retrouves presque à les consoler ! Étrange, non ? D'autant que quand tout est fini, eux, ils sont inconsolables.
LUCAS ET KIRYLL. Pourquoi est-ce que ça devrait être fini?
Dans un hôpital pour enfants, deux jeunes garçons parlent. La maladie débouche-t'elle inéluctablement sur la mort ?
Lucas était tenaillé entre son impossibilité de parler et son désir d'apaiser la violente inquiétude de son interlocuteur. Il ne put s'empêcher d'être spontané.
-Mais pourquoi est-ce que ça devrait être fini ?
Cette fois, Nicolas fut hors de lui. Il manqua s'étouffer.
-Euh, pardon ? Tu as des super pouvoirs ? Tu peux inverser le processus ?
Lucas, de nouveau, tenta de prendre sur lui, mais il n'y parvint pas. Il se jeta à l'eau, lâchant des bribes de ce qu'il retenait en lui depuis des années.
-Ce n'est pas un processus...Non...Il y a un esprit du mal qui s'est approché de toi. Tu en es le prisonnier...
Un ricanement lui répondit. Il n'en tint pas compte.
-Tu ne dois pas attendre la mort ainsi, Nicolas. Rien n'est écrit.
Nouveau ricanement. L'entretien tournait cours.
Lucas continua d'étudier mais Nicolas se mit à l'éviter. En classe, sans faire l'objet de remarques déplaisantes, il était un peu à part. Ses réussites scolaires étonnaient sans doute car bon nombre d'élèves oscillaient entre bons et mauvais résultats à cause de leur état de santé. En outre, on se posait des questions sur son état. Il était certes maigre et pâle mais on lui faisait faire peu d'examen. Sa médication était stable. Il ne semblait jamais aller plus mal. D'où cela venait-il ? Les enfants n'obtenaient aucune réponse des adultes quand ils osaient poser des questions. Décidément, ce Lucas était à part. Si on l'avait mis là, c'est qu'il était inguérissable. Mais de quoi était-il malade ? A priori , si on s'appuyait sur les rumeurs qui couraient, de rien...
Tout cela venait de Ha Thor, il le savait.
L'été de ses quatre ans, il avait fait très chaud. Les journées torrides étaient suivies de nuits où la température restait élevée. On ne fermait pas les volets la nuit et la chambre de Lucas n'échappait pas à cette règle. Vivant dans un hameau, près de la Ferté Bernard, l'enfant aimait voir de son lit le ciel étoilé qui surplombait la campagne environnante. Il s'endormait paisiblement.
Une nuit, un bruit le réveilla. On aurait qu'une chaise tomber alors qu'il n'y avait aucun souffle de vent dans la chambre. Lucas se redressa dans son lit et il lui sembla que l'espace de la fenêtre était entièrement occupée par une forme noire, pattue et griffue. Paralysé par la peur, il vit s'avancer vers lui une ombre menaçante. Elle avait des bras et des jambes et un visage informe dans lequel brillaient deux yeux jaunes semblables à ceux des chats. Quand elle fut prêt de son lit, l'ombre se pencha et ouvrit une bouche immense et dépourvue de dents. Il en sortit un souffle dense, semblable à un brouillard. Celui-ci devint aussi fin qu'une cordelette et comme l'enfant ouvrait malgré lui la bouche, elle s'y introduit et se glissa dans le tube digestif. Lucas eut le sentiment que cette « chose » n'en finirait jamais de s'installer en lui et quand enfin, il put fermer la bouche, il constata qu'il avait désormais un ventre très bombé. Il souffrait de la gorge mais ne parvenait pas à parler.
L'ombre parut diminuer de volume. Elle se glissa vers la fenêtre et disparut sans obturer la vue. Le ciel étoilé parut partiellement d'abord puis totalement. Le petit garçon, terrorisé, ne fit aucun mouvement jusqu'à l'aube et quand celle-ci parut, il constata que tout était en désordre dans sa chambre. Il dut non seulement redresser la chaise tombée mais remettre toutes ses affaires sur les étagères et dans les tiroirs. Il plaça ses jouets dans l'ordre où sa mère les avait placés et ses livres d'enfants dans un coffre auprès de son lit. Tout était comme avant mais il craignit des allusions aux bruits qui s'étaient produits dans sa chambre. A l'arrivée de ses parents, qui aimaient venir l'embrasser à son réveil, il comprit qu'aucun des deux n'avait entendu quoi que ce soit. Il fut rassuré.
LUCAS ET KIRYLL. Ronde des maladies, talismans et chien magique.
Ah Thor, c'est la maladie et elle veut étouffer Lucas qui est encore un effet. Mais celui-ci, mû par d'étranges forces intérieures, lutte encore et encore...Et de toute façon, Lucky, le chien magique, est de son côté !
La ronde des maladies se déclencha peu après et les rendez-vous médicaux commenèrent. Les hommes et les femmes ne comprenaient à son état mais cherchaient un diagnostic. Ils ne le trouveraient pas. Personne n'accepterait de Lucas qu'il héberge un intrus en lui-même. C'était pourtant le cas. Bizarrement, les animaux percevaient ce que l'humain ne voyait pas. Chats, chiens, poules, tous autour de sa maison, observaient Lucas avec sollicitude. Maboule, Malika et Roast-beef comprenaient sa souffrance. Elle devait avoir quelque chose d'animal. Il leur était cependant impossible d'aller avec eux au-delà de la sollicitude. La solution était ailleurs.
Les années passants, l'enfant chercha. Il était à l'âge des contes. Peut-être l'un d'entre eux parlerait-il d'un monstre nommé Ha Thor ? Il en lut donc beaucoup. Des hommes pouvaient être avalés par un loup, un tigre ou une baleine et en sortir vivants ! Un enfant pouvait ingurgiter un fruit ou une boisson magique et changer d'apparence ou de forme ! Qu'à cela ne tienne, Lucas utilisait tout. Il lut en secret d'étranges histoires pour que la créature monstrueuse qui se tapissait en lui sortit par la force. Ce fut en vain. Il inventa des histoires mais si elles plurent à son maléfique locataire, elles ne l'expulsèrent pas de lui.
Il lut des grimoires, fabriqua des sirops, mélangea des médicaments. Quand ils étaient efficaces, la fièvre s'en allait mais elle revenait ensuite.
Des talismans peut-être ? Il s'en procura et les cacha. Rien à faire. Ses parents les trouvaient mais n'en décryptaient pas le sens. Isolé, fragile, Lucas avait droit à un monde intérieur où vivaient des guerriers sauvages. Cordelettes, plantes séchées, dents d'animaux, canif tranchant, tout cela pouvait former des amulettes...Ils n'y voyaient rien de mal.
Le chien Lucky, celui à qui pour la première fois il avait parlé de Ah Thor, avait compris quel mal le rongeait. Lucas était certain que s'il était resté un peu plus chez lui, il aurait trouvé le moyen de l'aider mais on lui avait fait quitter sa famille très vite et des milliers de kilomètres le séparaient désormais du golden retriever. Souvent seul, souvent en silence, Lucas avait du temps pour lui. Il avait de longs conciliabules avec ce chien. Dans les livres qu'ils lisaient, trappeurs et ours communiquaient entre eux, chasseurs et cerfs aussi. Les loups avaient entre eux un langage secret, les lions aussi. Il s'agissait de simples messages ou de prémisses d'affrontement. Dans son cas, c'était différent. Le chien avait le moyen de l'aider, à condition qu'il trouve la bonne méthode. Pour l'instant, l'instinctif animal tâtonnait.
Cette libération du mal, Lucas la savait pourtant possible. C'est pourquoi il ne pouvait accepter que Nicolas et les autres fussent prêts à mourir. Les médecins les conditionnaient à le faire car leurs pratiques étaient inopérantes mais, Lucas, savait qu'on pouvait survivre à tout cela. Ah Thor l'avait maintes fois acculé mais jusqu'à maintenant, il résistait.
LUCAS ET KIRYLL. Croire qu'on peut guérir.
Le jeune Lucas, enfermé dans un hôpital pour enfants, pense que rien n'est inéluctable et tente de secouer l'inertie des petits malades...Quant à lui, un chien magique lui parle et l'incite à partir...
A plusieurs reprises, en retrouvant ses camarades de cours, il tenta de les aborder. Il fut frappé d'abord par le fait que plusieurs de ceux qu'il connaissait ne venaient plus. Nicolas était encore là mais il se montra railleur et grossier. Les nouveaux-venus le regardèrent avec incrédulité quand il parla et les autres se plaignirent à leurs enseignants. L'un d'eux s'en prit à lui.
-Tu leur dis qu'ils ne sont pas malades !
-Ils sont malades mais rien n'est définitif.
-Pour toi, peut-être...
-Pour eux aussi !
-Peut-être es-tu trop jeune pour comprendre...
-On n'est jamais trop jeune pour traverser la mort ! Je la traverse, moi, depuis des années...
-Tu es fou !
-Non.
-C'est un discours exalté et intolérable. Tu leur fais beaucoup de tort en leur parlant ainsi !
Lucas vit un médecin puis un autre. Ils lui tinrent le même discours. L'année scolaire allait s'achever. Aux vacances, l'enfant avait pu rejoindre les siens pour Noël et à Pâques, ils étaient venus. Il était prévu que pendant les congés d'été, il ferait moitié-moitié, Jérémie et Noémie pouvant loger dans une des ailes du centre, réservée aux visiteurs. Toutefois, son attitude présente rendait ce projet peu réalisable. L'état physique de l'enfant ne s'était ni aggravé ni amélioré mais son état psychique, lui, avait évolué. Il en était à dire à des enfants gravement malades et sans espoir de guérison, qu'ils en sortiraient. Il risquait un passage dans une unité psychiatrique et recevait de ses parents des lettres affolées.
Lucas n'arrivait pas, malgré tout cela, à se dire qu'il avait tort. Dans ce service hospitalier, il existait certes de petits malades que la mort allait happer mais d'autres pouvaient devenir aussi fous que lui et vivre.
Ne voyant plus Nicolas en cours, il décida de le voir en cachette et y réussit.
-C'est fini, mon vieux, lui dit le jeune garçon que la maladie avait décharné.
-Non, ce n'est pas fini !
Lucas parla encore et encore et une lueur de bienveillance parut dans les yeux du jeune malade.
Les messages que mentalement lui délivrait Lucky étaient désormais nombreux. Dès qu'il les aurait décryptés, il conviendrait d'agir.
Agir, c'était partir.
LUCAS ET KIRYLL. Rivello Stefano. Le chien magique qui dit un nom...
Lucas, un enfant incurable est tranféré dans un hôpital de montagne d'où il veut s'enfuir, aidé par un chien magique...
A la face du monde, il s'enfuirait et si Nicolas le voulait, il le suivrait...L'été arrivait. Ce serait plus simple. En pensant cela, Lucas semblait naïf. De la montagne, il n'avait quasiment rien vu. Ses soucis de santé ayant motivé son installation dans cette aile de l’hôpital avaient très vite exclu toute randonnée. Des Alpes, il n'aurait en fin de compte, vu que les imposantes découpures à travers les grandes baies vitrées des couloirs où des salles de repos. Tout juste avait-il pu marcher dans la neige avec ses parents et se laisser prendre en photo lors d'une timide excursion à « quelques encablures » du centre médical...Mais cette naïveté, l'enfant la réfutait. Il partirait.
Bientôt, tout prit forme. Lucas vit son chien en rêve. Il était dressé sur ses pattes de devant et, la langue pendante, semblait le regarder. Au sol, se trouvait un grand carton sur lequel était écrit un mot : Rivello.
Lucas ne savait ni s'il s'agissait d'un lieu ni si c'était le nom de quelqu'un. Au rêve suivant, le chien parut brièvement puis le panneau de carton occupa tout l'espace, si tant est que le rêve soit une suite de grandes images. Le même nom mystérieux y était inscrit mais cette fois des commentaires apparaissaient.
Rivello Stefano. Ami de Honey. Hameau de Recholles. Café La Bella storia. 23 juillet. 8H du matin. Petite cour derrière le café. Prendre sac de voyage léger. Utiliser la sortie de secours P1 dans le bâtiment où tu te trouves. Marche de quarante minutes. Ne pas avoir peur.
C'était laconique. Des précisions s'imposaient.
-Je resterai là ?
-A la Bella storia ? Non.
-Je voyagerai ?
-Oui.
-Avec Stefano ?
-Oui.
-On ira voir Honey ?
-Pas encore.
-Alors, qui verra t'on ?
-Tu verras. Ce sera une longue route.
-Tu es bien sûr de tout cela, Lucky ?
-Certain.
Le chien changeait de forme, devenait énorme translucide, vaste découpure sur fond de ciel d'été puis comme le rêve s'achevait il retrouvait sa benoîte apparence, celle qu'il conservait dans le maison de famille. Des paroles qui s'étaient échappées de lui, l'enfant restait imprégnée. Il se sentait fort. De tels mots le guérissaient !
Ainsi, il partirait. La peur, Lucas n'en éprouvait aucune même si le projet était fou. Il passa dix jours avec ses parents dans un gîte sans leur parler de rien. Il était calme. Les médecins le disaient assagi mais le tenaient à l’œil. Le 22, Vincent et Noémie rentrèrent chez eux, dans la maison où il avait grandi. Ils câlineraient Lucky dès leur retour, lui parlant de la nostalgie que leur fils avait de lui. Le chien parut les écouter avec intérêt et leur lécha les mains.
Le 23 au matin, Lucas et Nicolas, qu'il avait convaincu, se dirigèrent vers le café...