Attentive.
Une femme quitte une île tropicale pur la métropole où elle escompte mener une vie plus sereine. La nostalgie s'empare d'elle et elle regrette tout ce qu'elle a pu vivre dans cet autre lieu. Puis tout se décante et Julia, fait la part du bonheur et de la souffrance. Une nouvelle rencontre s'offre à elle...
Réflexion sur le retour mais aussi sur la sexualité, les aspirations des uns et
des autres, la représentation de soi-même et l'amour...
Attentive.
Les violences qu’on nous fait nous font souvent moins de peine que celles que nous nous faisons à nous-mêmes.
La Rochefoucauld.
Maxime 363.
Attentive. Chapitre 1. Retour.
1
Retour
Paris rencontre l’aube quand elles arrivent. Le grand avion se pose sur la piste sèche qu’irradie l’été. Elles en descendent et guettent, sur le tapis roulant, la venue de leurs bagages. Le chariot rempli, elles prennent un taxi. Il fait très beau. On les accueille. La capitale embaume l’été.
Elle porte une jupe fluide et un corsage noir qui dégage une épaule. Sa fille est en robe rouge. Quand elles se promènent, elles sentent sur leur peau un soleil rayonnant. Le soleil, elles le connaissent bien. Celui-ci n’est pas le même. Est-ce parce qu’il ne brillera pas aussi longtemps et aussi fort ? L’été est court ici et là-bas, il ne cesse pas. Elles sentent la différence sans s’en offusquer. Elles sont entourées et bien reçues. On les promène, on leur sait gré d’être là. Elles vont de terrasses de café en expositions, de belles églises en musées. Le soir, elles boivent qui du vin blanc qui de la limonade, en devisant. La nuit est tardive alors qu’elles n’y sont plus habituées. Elles sont heureuses de la voir envahir le ciel. A une heure pour elles inhabituelles, elles dorment. L’aube les trouve, plusieurs jours durant, endormies.
Elle, la mère et elle, la fille, attendent d’aller là où elles devront vivre et, ce faisant, coulent, à Paris, des jours sereins.
Le long de la Seine, elles marchent avec leurs amis.
Puis vient le jour du départ vers un lieu inconnu. Tout y sera nouveau, du moins, s’efforcent-elles de le croire.
Alors, elles se glissent dans le long train rapide.
Attentive. Chapitre 2. France. (2)
2.
France
Des premières semaines « métropolitaines », il n’y a à retenir que le plein soleil, les soirées qui ne finissent pas, les rues étroites de la petite ville orangée, les dîners aux terrasses et les levers matinaux. Tout est différent de l’univers métissé qu’elle a connu et qu’elle quitte difficilement. L’océan indien vu ou entendu chaque jour dans ses bruissements et ses agacements lui manque. Des fenêtres du collège, elle le contemplait de loin et en admirait l’immédiate beauté. Des arbres tropicaux à la floraison imposante et brutale, elle retient la douceur du jacaranda et la violence du flamboyant. Sur le route de corniche qu’elle prenait matin et soir pour se rendre à son travail, elle aimait, en saison, que l’un se couvre de fleurs mauves vite fanées mais gracieuses et l’autre de fleurs rouge sang à l’étonnante délicatesse. Et même quand les premières pluies avaient raison des derniers fleurissements, elle aimait encore ces arbres privés de leur plus accessible beauté. Ils bruissaient pour elle qui en admirait les formes à la fois solides et raffinées. Elle contemplait les branches aux lignes incurvées, si harmonieusement décorées de taches violettes ou rouges et quelquefois, lors d’une promenade sur les hauteurs, elle recueillait des pétales fripés dans ses mains pour les froisser et en respirer l’odeur diffuse, un peu sucrée.
Et il y avait les fruits sur les marchés, les épices aussi et les fleurs, tout ce qui rendait compte de la spécificité de la terre tropicale dans ses excès et ses tourbillonnements. Elle aimait l’ile cosmopolite où poussent la vanille et le vétiver. Là, se croisent les habitants de l’Inde, de l’Afrique et de l’Europe ou leurs descendants. Pas de fureur inutile, quelquefois juste des frictions et des ressentiments et pour le reste une quiétude qui autorise les croisements. Souvent, elle s’est étonnée du peu d’anicroches et de l’harmonie régnante. Ce monde se portait bien malgré des conflits sous- jacents. Et, nonobstant son caractère cosmopolite, il était harmonieux et bienveillant.
Là, elle a été Julia, l’enseignante aux habitudes bien réglées dont la vie est devenue secrètement mouvementée. Sur cette terre volcanique aux reliefs accidentés, elle s’est révélée à elle-même : lisse et ambiguë, sage et sexuelle, retenue et donnée. Certainement différente de ce qu’elle imaginait être. Mais libérée et inventive. Intuitive souvent malgré ses maladresses. Mais déterminée à devenir une femme qu’elle n’avait pas été, libre et féminine, imaginative et curieuse. Respectueuse des hommes aussi. Une gourmande respectueuse à la peau gorgée de soleil, aux seins un peu lourds, aux cheveux très noirs et à l’avenant sourire. Là, elle a vécu deux vies en une. Celle, publique, d’une fonctionnaire policée et respectueuse des règles. Et l’autre, cachée, d’une licencieuse curieuse de rencontres multiples, d’étreintes excitantes et renouvelées, sans parler encore d’autres relations aux dominantes plus sombres sur lesquelles elle ne veut, pour l’instant, pas se pencher. Elle ne le peut. L’île parfumée est maintenant lointaine.
Attentive. Chapitre 2. France. (2)
Elle a retrouvé la métropole, cette terre où elle a longtemps vécu. Des années durant, elle a connu les couleurs fondues du centre de la France, la douceur des châteaux dans les vallées encaissées de petites rivières et l’orgueil de belles constructions sur les rives des fleuves. Les champs de blé, les bois et les bosquets où elle aimait marcher lentement et les villes aussi où les façades blanches se couronnaient du gris de l’ardoise. Plus tard, après l’exotisme d’années passées loin de son pays, elle a découvert le sud-ouest qu’elle aime pour ses couleurs et sa relative nonchalance. Son histoire riche aussi. Et après son séjour dans l’île, elle y revient.
Elle marche dans une ville orangée où elle retrouve les odeurs de l’été méditerranéen, poussière acre, olives noires odorantes posées dans une coupelle près d’un verre de vin blanc qu’elle déguste à une terrasse, thym planté dans le jardin d’une maison de location ou encore délicatesse des effluves du persil frais qu’elle dépose sur des tomates coupées en morceaux ou celle de l’huile d’olive à la fois simple et noble. Et puis, elle regarde. L’église de la petite ville est faite de pierres rugueuses auxquelles la lumière estivale confère des teintes brun-orangé et un aspect granuleux imposant. Elle en aime la beauté simple : petit clocher fin qui ne peut se targuer d’aucune prétention, nef longue et robuste, chevet à la lourdeur presque naïve, tympan frontal aux représentations attendues, les heureux, les damnés et le Christ en gloire, bénissant et attentif. De même, elle apprécie les hôtels particuliers qui ont une harmonie touchante. Ils sont nantis de hautes fenêtres au rez de chaussée et à l’étage noble et d’autres, plus modestes, au niveau des greniers. Ces dernières sont toujours fermées. Malgré la modestie des matériaux utilisés qui ne peuvent rivaliser avec la magnificence toulousaine ou l’apprêt du pays albigeois, ils ont belle allure sauf ceux que la main d’un homme désargenté ou sans goût a transformé en construction hybride et ils sont nombreux. Ainsi, des parties dissemblables coexistent : des ajouts disgracieux l’emportent sur des constructions anciennes, des fenêtres sont murées, du ciment ou des briques remplacent hideusement les matériaux de base. La cohérence disparaît ou recule. Elle s’étonne que des demeures aux proportions calculées, il ne reste que des maisons composites mais belles malgré tout. Elle se dit que la lumière d’août joue son rôle. La vie habite encore ces maisons de privilégiés dont on entre et on sort avec facilité. Nul besoin d’être forcément conscient d’un patrimoine transformé par l’ignorance ou les besoins matériels. Ces maisons là, elle les regarde donc librement car elles s’offrent à la rue. Tout en ne jugeant pas qui les habite, elle s’étonne de leur dégradation. Heureusement, pense- t’elle, il y a les autres : celles que de hauts murs protègent, qui ont une façade hautaine aux proportions parfaites, des fenêtres de belles dimensions ornées de rideaux blancs, des balcons, une porte principale où l’on accède par un escalier et un petit jardin ornementé où sur le gravier court un jeune chien. Elle le sait, le vrai jardin est à l’arrière, pourvoyeur de promenades et de déjeuners sur l’herbe. Elle continue de jour comme de nuit de marcher et parfois, s’arrête pour contempler les hauts murs de ces hôtels cachés. Elle rêve que, derrière les cloisons, règne un ordonnancement de pièces qui chacune ont leurs attributions. Toutes ont des rideaux précieux, des lambris, des parquets et un mobilier qui d’héritage en héritage, a constitué un décor solide quant à l’appartenance à une caste privilégiée et au raffinement. Table noble où l’on dine, guéridon où l’on abandonne une revue, secrétaire et paravent plein de chinoiseries. Et au-delà de l’au-delà, êtres élégants et souvent pervertis qui déambulent dans ces lieux en costumes gris-clair ou robes de soie multicolores. Trahisons ou alliances, elle ne sait, les deux s’entremêlant. Domaine des chimères. Elle ne saura rien. Pendant ces jours où elle découvre la petite ville, il lui arrive d’être déçue. Elle se rabat alors, son imagination n’étant pas consolée, sur des perspectives historiques. Cette construction là au dix septième siècle, au dix huitième, qu’en était-il ? Cette ville qu’elle trouve petite devait l’être plus encore sauf si sa connaissance de l’évolution des bastides lui joue des tours. En tout cas, il se trouvait des notables pour habiter ces maisons de maitres qu’aujourd’hui elle contemple. Que faisaient donc ceux-ci ? Ils devaient gérer leurs terres et surveiller leurs métayers. Quant au commerce, il était l’apanage de ceux qui s’installaient sous la belle halle à l’imposante charpente qui fait le charme de la Grand place. Elle a peine à se représenter leurs origines et leurs activités. Mais la Halle a gardé sa beauté et témoigne des échanges commerciaux qui ont marqué la ville. Elle l’aime autant que les beaux hôtels particuliers.
Elle marche encore et encore. Le ciel bleu et le soleil omniprésent qui magnifient les lieux lui suffisent. Elle monte et descend les rues étroites, photographie une façade ou un pan de murs envahi par le lierre et les fleurs, un chat tigré somnolent sur un bord de fenêtre ou encore la statue de l’homme illustre de la ville : un mathématicien au visage songeur et à l’habit strict du Grand siècle.
Puis, le soir venu, elle regagne un « chez elle » provisoire : la chambre d’hôtel en premier lieu et une location saisonnière, en second. De l’hôtel, elle aime la chambre aux murs clairs, les escaliers ombreux et la terrasse ouverte le soir. Anglais et français s’y côtoient. La nourriture copieuse est, pour elles, dépaysante alors même qu’elles sont dans leur pays. Mais, on mange souvent chinois ou indien dans l’île lointaine. On épice et on parfume. On aime le piment. Il n’en va pas de même ici où les traditions culinaires font la part belle aux volailles et aux légumes. Elles sont curieuses et apprécient. Tout est différent. Tout va le rester, pour un peu de temps car il faut réapprendre le pays natal. Mais cela se fera, sans nul doute. Elle, l’adulte, le croit fermement. Et de fait, sa fille aux grands yeux bruns s’aligne sur elle.
La ville est petite et jolie.
Oui.
Elles y seront bien.
Oui.
Elle y enseignera et sa fille y étudiera.
Oui.
Au loin, bruisse l’océan indien. La vanille exhale sur les marchés sa merveilleuse odeur tandis que des mains expertes vérifient avant l’achat la maturité des caramboles, la fraicheur des mangues ou des litchis en saison ou examinent les curieuses tubercules du gingembre.
Ce n’est pas grave. C’était avant, avant de rentrer que cette réalité était la leur. Maintenant, elles sont en « métropole », dans la « vraie » France. Le décor un peu désuet de l’hôtel le leur répète chaque jour de leur séjour et quand elles changent de lieu, pour vivre dans un logement temporaire tranquille, elles gardent les mêmes impressions. L’été est là, un été qui ne ressemble pas à ceux qu’elles vivaient. Elles dînent sur la terrasse. Tomates en salade, omelette, pain dans une petite corbeille. Les arbres frémissent. Un chat tigré passe. Un avion strie le ciel.
Elles sont rentrées.
C’est bien.
Oui.
Attentive. Chapitre 3. Exactitude de l'erreur. (1)
3.
Exactitude de l’erreur
Son lieu de travail, quand elle le découvre, la déconcerte. Elle ne s’avoue qu’elle le trouve laid. Pourtant, elle le voit d’emblée, mis à part un bâtiment récent aux salles propres, claires et insonorisées, le reste est triste : longs couloirs, vastes salles, hautes fenêtres inutiles et cour pleine de gravillons. Elle songe au collège blanc sur la montagne, à la mer omniprésente et aux arbres à l’ombre bienfaisante. Son cœur se serre. Elle tente de s’accrocher à la vision positive d’un bon retour mais quelques semaines ne se sont pas écoulées qu’elle sait de quoi il retourne : elle a fait un mauvais choix. Elle le sent car elle est intuitive tout comme elle devine qu’elle n’aura d’autre alternative que celui de l’adaptation. Les élèves sont bruyants et bavards, elle les cerne mal tant il lui semble différents. Ils apprennent peu, sont négligents, souvent moqueurs. Elle travaille cependant à refaire ses cours, à lire de nouveaux ouvrages pour adolescents, pensant sans doute qu’elle réussira à s’adapter et qu’ils seront au bout du compte sympathiques et attentifs. C’est un enjeu. Elle s’emploie autant qu’elle peut. C’est doublement difficile car il faut dans le temps où elle découvre un nouveau établissement scolaire, aménager un lieu de vie. Or de l’île parfumée, le bateau est bien arrivé à Marseille, porteurs de son mobilier, de ses livres et des objets qu’elle aime, mais il a pris son temps, et, sans qu’elle sache vraiment pourquoi, il a dépassé de plusieurs semaines sa date normale d’arrivée. Alors, en même temps qu’elle enseigne, elle installe sa maison. Des cartons, surgissent les marques de sa vie passée. Il faut tout agencer afin que tout signale un nouvel équilibre de vie. Ce cadre à cet endroit. Cette statuette à cet autre. Ce miroir, ce bureau, cette bibliothèque….France cherche les meilleurs emplacements, crayonne des plans sur des feuilles blanches, court acheter une petite table, des rideaux, des objets pour la salle de bain ou encore des ustensiles de cuisine. Courses longues, assez vaines mais nécessaires.
Un jour, la maison a l’air d’en être une. Les étagères sont pleines des livres d’art et des romans qu’elle aime. Ses livres de cours et ses dossiers de travail sont en bonne place. L’ordinateur fonctionne. Sa fille a une chambre fraîche et lumineuse qu’elle décore elle-même et elles déjeunent et dînent chez elles, en conquérantes, pensant encore que ce septembre si français, si différent de celui des tropiques, n’est qu’une période un peu difficile qui va prendre fin puisqu’elles ont, désormais, une maison, arche réconfortante qu’elles aiment rejoindre. Pour rendre le lieu plus familial, Julia adopte un chat noir aux yeux jaunes. Craintif d’abord, il la suit pas à pas, demandant à être apprivoisé et aimé lui qui a été abandonné. Bientôt, sentant sa bienveillance, il s’enhardit. La nuit, elle sent sa chaleur et son ronronnant contentement. C’est chose faite, ils sont liés. Quand leurs regards se croisent, elle constate qu’il en est aussi content qu’elle et chaque jour grandit un peu plus entre eux le lien de la satisfaction après l’abandon…
Le décor crée, théâtre à venir, elle l’espère de repas pris avec de nouvelles amitiés pour sa fille et elle, lui convient assez. Elle se propose, bien sûr, des modifications qui le rendront plus attrayants : là, un canapé, ici des fauteuils nouveaux et des cadres aussi, des bougies, d’autres miroirs. Des fleurs fraiches car il est important de les voir vivantes surtout des années durant, elle ne les a plus vues. Julia souhaite des tulipes car elle aime leurs couleurs presque suspectes tant elles sont franches et qu’elles s’agencent joliment dans un vase, le mimosa dont la fragilité est émouvante, les gerberas et solitaires altiers, les grands lys blancs dont le cœur, à cause du pistil, se tache vite de jaune. Chacune viendra en saison. Elle s’en réjouit, regrettant néanmoins les orchidées aux multiples sortes qui ont enchanté son séjour dans l’île aux épices. Elle revoit les fleurs somptueuses dont les couleurs l’ont toujours étonnée. Bien sûr, il y en a ici. Elle pourra en acheter. Mais elles n’auront pas la même insolence, car il leur manquera le ciel bleu et pur des soirs de décembre dans les hauts, là où une relative fraicheur les met à l’aise et où elles épanouissent leur beauté. Elle les garde en mémoire, soucieuse d’aimer les fleurs qui apparaissent dans ce pays qu’elle habite de nouveau, au fil des saisons.
Attentive. Chapitre 3. Exactitude de l'erreur. (2)
En attendant, elle est contente. Bien sûr, l’inquiétude pointe mais pleine d’espoir et de bon sens, elle, la femme cosmopolite, s’efforce de l’endiguer. Elle n’arrive pas vraiment à enseigner comme on le souhaite dans ce collège. Elle est trop différente, issu d’un monde lointain. Il lui semble que ses efforts, pourtant, ne peuvent être vains. Forcément, elle se fera à ce nouvel univers. Forcément, on verra à quel point elle veut intégrer de nouveaux codes et s’intégrer. Forcément.
L’illusion se heurte au réel et se dissout.
Dans les collèges d’un établissement scolaire à l’étonnante laideur, France prend peu à peu la mesure d’une incompréhensible disgrâce. On la regarde, on la jauge, on la juge. Des élèves qui vivent dans des univers étriqués, des enseignants peut-être et une administration hautaine dont elle ne comprend pas les prérogatives.
Bientôt, on dit du mal d’elle.
Julia, se regarde le soir, dans le miroir de la salle de bain, où elle éponge son corps nu. Tandis que la grande serviette noire aux ornementations bariolées (petit chien errant comme il y avait tant sir les routes, là-bas, case traditionnelle, bière locale dans sa petite bouteille à l’étiquette blanc et rouge, grand soleil inquisiteur et palmier épanoui) glisse sur ses bras, ses jambes, son torse, elle se demande ce qui ne va pas et reste sans réponse. Ses cours sont faits et refaits. Les recherches qu’elle fait pour les consolider lui prennent un temps qu’elle ne regrette pas de leur consacrer. Elle se pense modérée, juste, attentive. Elle essaie d’être humble. D’ailleurs, ce visage que maintenant elle démaquille montre une simplicité et une application sincère. Elle vient d’un autre monde c’est sûr mais elle y arrivera, elle y arrivera. Un coton imbibé de lait démaquillant, France nettoie l’une après l’autre ses paupières qu’ornait un fard gris et ses joues qu’elle avait rehaussées de rose pâle. Puis, elle contemple avec amusement les traces laissées sur le coton : petites marbrures colorées encore tenaces. Elle se rassure et sourit. Elle a des ennuis, c’est évident. Mais elle est rentrée. Alors c’est sûr et il faudra faire avec.
Quand comprend-elle qu’elle a tort et que, quoi qu’elle fasse, elle continuera d’être en faute ? Une administrative en tailleur lui écrit des lettres. On parle d’elles dans son dos, par téléphone. On s’étonne de paroles qu’elle aurait eues, d’une hygiène qu’elle n’a pas. Julia frémit. Rien dans ce qu’elle contemple d’elle dans le miroir chaque soir n’a démontré une quelconque saleté extérieure et quant à l’intérieure, elle a beau chercher, elle ne trouve traces dans sa mémoire de paroles offensives, vulgaires et désobligeantes qu’elle aurait pu proférer. Elle a réagi devant l’indiscipline et l’irrespect, certes, car il lui a semblé légitime de le faire mais elle voit mal en quoi elle a pu être irrespectueuse face à des adolescents qu’elle découvre et dont elle ne connaît pas le milieu de vie, les aléas de l’enfance, les désirs abandonnés et les aspirations persistantes.
Elle, ne voit pas, mais ils voient, eux, les autres.
Ils pointent ce qu’elle a mal fait et fait mal.
Elle ne sait pas bien faire.
Le jour, en robe colorée, comme elle en portait dans l’île aux orchidées, elle se défend car il faut faire face. Elle fait cours, parle, arbitre, temporise mais maintient le cap. Le soir, elle se lave consciencieusement, soigneusement car chaque journée dans cet étrange endroit l’empoussière. Or, la saleté extérieure engendre l’intérieure. Si l’on vous dit que en dehors vous n’êtes pas propre, il faut vite protéger sa peau, son corps, son visage. Peut-être alors, le soir, au creux du lit, dans une pénombre incomplète, le grand chat noir se lovant contre elle, se dira t’elle qu’au moins « dedans » elle est propre. Et elle l’est, il est vrai. Elle le sait d’instinct. Plusieurs jours durant, elle est intacte. A l’aube, quand elle s’éveille, elle palpe ses formes tièdes, caresse son visage et pose sa main à l’endroit de son cœur. Propre a des synonymes, non ? Limpide, diaphane, lisse, intacte, pure. N’est-elle pas limpide ? Si. On peut être mal à l’aise et maladroite et l’être. Elle le sait. Et s’il en est ainsi, alors, ils seront convaincus. Heureuse, France se rendort un peu et somnole. Puis, rassemblant ses affaires, elle va en cours et avant d’atteindre les salles qu’on lui a assignées, traverse de longs couloirs. Elle ouvre la porte, ils entrent. Chaque jour est différent mais chacun lui apporte une oppressante certitude : ils ne se calment pas.
Alors, l’inquiétude passe dans le corps et le cœur de France. Son corps se rétracte moins. Son âme accepte.
Ils ont raison. Pourquoi s’en prendraient-ils à elle ainsi sinon ?
Et puis, elle a été malade avant.
Et puis, des mois durant, elle n’a pas travaillé à cause de l’incertitude, de l’angoisse et de la peur. Peut-être que c’était cela être sale déjà ? Ne pas pouvoir. Sale d’être malade, seule, l’enfant cherchant pourtant des repères. Et en trouvant certains sans elle tandis que d’autres lui manquent.
Là, dans cette petite, si petite ville du sud-ouest, sur cette terre française qu’elle tente de réinvestir, France sent se refermer sur elle un piège inéluctables. Ils ont raison. Elle a tort. Les petits hurleurs peuvent parader dans les couloirs grisâtres, investir en dominants des salles trop ensoleillées et parler dans son dos. De leurs paroles, elle commence à tout comprendre, à croire qu’elle lit sur les lèvres. Différente, impolie, incompréhensible.
Se cabrant encore, elle cherche à parler. Les visages aux traits grossiers se tournent vers elle. Une accalmie se crée, qu’elle pense pouvoir durer. L’administration en tailleur ne la laisse pas dans l’illusion. On la convoque. Elle parle. Elle essaie.
Le soir, elle se lave. Près d’elle, la nuit, le grand chat noir ronronne, heureux et comblé qu’une main s’assure de sa présence et le rassure.
Au fond, en dépit de lui, en dépit d’elle, sa fille moins rieuse mais avenante et soucieuse d’elle, elle est entrée dans les territoires aux limites si bien circonscrites de l’humiliation.
Voilà.
Elle peut se laver soigneusement le corps. C’est inutile. On ne lave pas le cœur.
On le regarde. Il bat, s’arrête, se rétracte, se reprend. Il est atteint.
Il ne reste alors, dans l’intimité, qu’à ouvrir cette porte dérobée que déjà, l’année précédente, elle avait forcée. Une fois qu’on l’a franchie, on est nue dans une pièce et on dépend de celui qui s’y trouvera aussi. Mais, France, dans son île lointaine n’a pas vu que cela était mal. Au contraire…
Alors, de temps en temps d’abord puis fréquemment, elle ouvre son ordinateur. Les souvenirs jaillissent.
Attentive. Chapitre 4. Corps. (1)
4.
Corps
Elle a eu, là-bas, par intermittence d’abord puis de façon constante, une liberté de pensées et de mouvement qu’elle ne retrouve pas ici. Des images variées l’attestent. Elle y sourit, seule ou en compagnie ou elle avance parfois nue dans une chambre ou sur un chemin que la nuit enveloppe. Oui, elle est libre sur ces photos.
Sans doute oublie –t’elle que rien n’a été simple et que cette longue traversée vers les terres du libertinage - terres en fait méconnues d’elle jusqu’alors – a comporté bien des écueils. A commencer par cet homme buté qu’elle a rencontré un jour de septembre, les septembres de là-bas qui ne sentent ni le ternissement de l’été ni la reprise du travail mais le passage vers l’été austral. Avec l’ancien militaire habitué aux voyages et aux pays dangereux, elle a d’abord été contente. Il l’a fait sortir de son repliement en lui parlant, en racontant, en marchant sur la plage auprès d’elle. Habituée à la solitude, elle n’en avait plus vu la monotonie et voilà qu’il la rendait tangible en l’aidant à y échapper. Mais cette liaison radieuse est vite devenue un tourment car, s’il est agréable de dormir auprès d’un homme et de guetter son endormissement, il est difficile d’accepter que celui-ci refuse de vous toucher sous couvert qu’on a un corps trop en demande et qu’une féminité aussi manifestée est pour lui encombrante. Patiente, elle a attendu que l’homme la désire physiquement pensant que l’affection qu’elle lui portait établirait entre eux compréhension et attirance physique. Trois mois ont eu raison de ses illusions. L’homme têtu, l’ancien soldat n’avait que faire de ses seins renflés, de son ventre accueillant, de ses lèvres fardées. Quand il la regardait nue, elle sentait une grande indifférence. Sa féminité d’abord provocante devenait banale. Il la voyait sans la regarder. Un objet dans un décor.
Elle l’a quitté retrouvant une solitude plus difficile à assumer. Un corps jamais caressé pendant des années oublie qu’il peut l’être mais il demande à être contenté si on lui a clairement fait sentir qu’on le frustrait. Cela, elle l’a compris. Inconsciemment d’abord puis de manière délibérée, elle a voulu gagner des territoires où les corps se rencontrent facilement, dans un silence bruissant et tenace et où de rencontres multiples qui laissent épanouis sexuellement.
Elle choisi un moyen simple : passer une annonce. Dans l’île, c’est facile. Parmi les messages lus –et ils étaient nombreux- elle a choisi une belle lettre mettant en scène un rendez-vous sentimental dans un joli lieu : une plage, un hôtel avec varangue.
De quoi, en fait, la venger de l’homme qui n’aime pas les femmes. Cependant, ce n’est pas vers dix-huit heures, quand le soleil décline qu’elle a rejoint l’homme des rendez-vous romantiques. Il n’y avait ni sable fin, ni le bruissement méthodique des vagues de l’océan indien. Non, au terme de quelques courriels, il avait montré son vrai visage. Il voulait qu’elle se rende chez lui, se dénude à l’entrée de sa chambre et l’y rejoigne.
Pourquoi non ?
Julia a accepté, non sans appréhension. De ce qui s’est passé avec lui, elle a retenu une réalité sexuelle inquisitrice. L’homme lui avait menti au départ sur ses intentions, mais aucun reproche ne pouvait lui être fait car il la rendait à son corps, un corps féminin, doux et prêt à l’amour.
Images qu’elle garde. Très érotiques. Peu importe qu’elles soient un peu brouillées puisque uniquement mentales. Une rencontre puis une autre lui ont appris qu’il est bon d’être offerte puis ouverte, sexuellement disponible, odorante, prête quand dans une chambre pleine d’ombre où une salle de séjour un homme excité s’avance. Il est encore meilleur de savoir qu’ils peuvent être plusieurs et, à fortiori, de l’accepter. De cette approche de la rencontre du désir et des corps, elle garde un souvenir heureux où elle s’est sentie lisse et propre, tendue car désireuse de satisfaire, abandonnée car sûre de jouir. Et il n’y avait là qu’un bien-être qui s’étirait et un grand contentement. Leurs cris de plaisir n’en étaient-ils pas le signe ? Bien sûr que oui.
Pourtant, ça ne lui a suffit. Oui, elle s’en souvient : c’est après ces mois de libertinage qu’elle a eu cette curiosité d’autres types de relations. Plus dures et ironiques. Elle ne manquait pas de clairvoyance et savait ce qu’elle avait vécu avec des hommes d’âges divers. Elle avait été heureuse qu’ils ne lui aient jamais manqué de respect. Nulle parole grossière, nul geste malvenu n’avaient terni l’intensité des après-midi où on ne la malmenait pas. Ils étaient à leur plaisir autant qu’au sien. Des ambiances légères en somme puisque la satisfaction sexuelle l’est. Mais le désir tenace de rencontrer des hommes moins faciles était bel et bien là et il fallait bien se demander d’où il pouvait venir. La facilité pouvait en être la cause ? Que son corps ait été manipulé, tourné, retourné, mis en scène pour être un lieu de satisfaction, qu’on lui ait ouvert les cuisses ou qu’on l’ait mise en levrette pour mieux profiter de son abandon, l’avait préparée, sans qu’elle en ait conscience à des relations plus dures. Et même si, elle n’avait vu là qu’une ponctuelle façon de la rendre plus délicieuse à prendre, elle avait rencontré une volonté d’être guidée et subjuguée avant d’être contentée. L’homme vieillissant en était responsable et à lui, elle s’était complètement assujettie. Au fond ses désirs profonds, longtemps refoulés, y trouvaient leurs comptes.
L’homme de la chambre fraîche…
Ce devait être lui…
Tout est resté beau des mois durant, c’est du moins ce que sa mémoire veut retenir, écartant les dernières rencontres où l’harmonie s’est délitée. En effet, l’ardent prestidigitateur a manqué de délicatesse en faisant la part belle à ses propres fantasmes. Qu’il en ait de variés et d’impérieux, elle l’a toujours admis. Après tout, elle les a trouvés à son goût. Mais qu’il les ait fait prévaloir, c’est autre chose car en les lui imposant, il a fait reculer les siens. Des deux derniers rendez-vous, France n’a retenu que des demandes et des halètements pesants. Elle n’était plus là pour rayonner mais pour satisfaire avant qu’on ne la raccompagne à la porte et lui souhaitant avec négligence un bon retour. De fait, elle a commencé à douter de l’homme qui l’avait si généreusement accueillie au départ. Etait-il assez naïf pour penser qu’elle reviendrait encore et encore, quand il aurait l’envie et accepterait puisqu’il le voulait de coucher avec une femme qui serait prise ensuite par les hommes présents ou de regarder en compagnie de cette même femme deux hommes s’accoupler ? A le lire, elle le pensait. Naïf ou égoïste ? Ou encore effrayé par son âge et désireux de tout vivre encore avant que le libertinage ne lui échappe avec le fléchissement de sa virilité ? Cela faisait trop de questions. Au fond, France ne savait qu’une chose : qu’elle ne voulait pas venir le voir uniquement pour le satisfaire.
Elle a dit non.
Il a insisté variant les tons sans la faire fléchir. Elle préférait le souvenir de ses attentes et de ses contentements et l’image de sa sensualité démultipliée au terme des enlacements.
Mais elle ne s’est pas repliée sur elle-même car le désir la hantait de revivre cette exaltation. Alors, quelques semaines après qu’elle a cessé de rejoindre les jeunes amants de la chambre ombreuse, elle est devenue audacieuse. Des annonces pour rencontrer, elle en a mis en évidence dans les journaux ou sur internet. Rencontrer qui ? Mais un autre guide puisque le premier, s’étant étrangement comporté, ne lui convenait plus.
Attentive. Chapitre 4. Corps. (2)
L’île, pleine se soleil, regorge de jeunes femmes offertes et d’hommes désirants. Pas besoin d’elle ! Qu’il les trouve ! Elle, elle veut un autre homme, une autre chambre, un autre abandon. Un torse à caresser, une bouche à embrasser, un sexe à rendre ferme. Et le tout, à multiplier.
Elle a attendu très peu de temps car les réponses sont arrivées : une, deux, dix. Trente bientôt. Il y avait de quoi être stupéfaite. Tant d’hommes pour elle. Tous libertins. Tous bienveillants. Elle pouvait les rejoindre, au sud, à l’est, au nord, à l’ouest, au sud de l’île et, dès que possible…Amusée, intriguée, elle a sondé les messages, contemplé des photos où des corps, des visages, des sourires plus ou moins beaux, plus ou moins avenants étaient déterminés à trouver ce plaisir qu’elle-même cherchait et donc à le lui offrir. Elle a comparé les prénoms, soupesé le poids des non dits, a fini par sélectionner quelques courriers qui répondaient bien à sa demande : trouver un mentor expérimenté pour la guider vers des plaisirs variés. Oui, elle avait écrit cela. Et dans cette île où les distances sont courtes, le plaisir n’attend pas.
Pourtant et bien qu’elle se soit sentie ardente et exaltée par quelques phrases et de beaux visages prometteurs, elle a peu répondu. Au fil des semaines, de nouveaux messages lui parvenant, elle a senti une gêne bizarre comme tout était lisible avant d’être arrivé, comme si, à l’entrée d’une villa où à la terrasse d’un café, il n’arriverait rien qu’elle ne sache déjà. Alors, il n’y aurait pas cette atmosphère sensuelle née de la peur et de l’excitation qu’elle avait tant aimée dans la chambre ombreuse.
Alors, au lieu d’abonder dans les sens de ces guides de plaisir lui promettant des sensations inégalées et de belles jouissances, elle s’est tournée vers d’autres invites qu’elle avait reçues et dont elle n’avait rien su que penser, les trouvant bizarres. Qui pouvait être ce Maitre J. qui voulait faire sa connaissance ? De qui était- le Maitre ? De quel savoir disposait-il ? Et était-il à même de la guider ? Julia a répondu, se présentant brièvement. Par écrans interposés, elle a parlé J. qui l’interrogeait avec sécheresse dans une langue précise et coupante, ne révélait rien de lui-même mais s’acharnait à se poser comme le mentor qu’elle avait sollicité et qui ferait son éducation. Extraire de vous les plaisirs enfouis…C’était son projet. Un beau projet ! Faisant-fi des difficultés qu’elle éprouvait à comprendre l’étonnante sévérité de son interlocuteur, elle a accepté de se livrer à lui l’estimant découvreur habile de ce qu’elle ignorait d’elle. Alors, elle a mal accepté de se taire puis de se mettre à genoux et de rester prosternée après avoir, au préalable, enlevé ses vêtements. L’homme de la chambre ombreuse n’en demandait pas tant ! Nue, elle l’enlaçait et ils commençaient leurs caresses amoureuses.
Humiliant et rageur, J. a insisté sur le silence, les postures et l’obéissance. Car c’est de cela qu’elle avait besoin. Elle avait demandé un mentor, il en était un. Elle se connaissait donc assez pour savoir qu’elle avait été libertine sans cadre, que cela n’était jamais bon et qu’une solide prise en main lui était nécessaire. Alors, nue et à genoux, elle a laissé l’homme la soumettre ou tenté de le faire car, à le lire, elle était une candidate particulièrement mal douée, ignorante de la politesse, lente dans son acceptation, disgracieuse alors qu’une soumise doit être tout le contraire…
« Soumise » ? Jusqu’alors, elle n’avait pas donné grand sens à ce mot, en tout cas, pas celui-ci…Une « soumise » se devait d’attendre, d’obéir servilement et de contenter son Maître si celui-ci estimait qu’il était temps de le faire. Quant à sa propre satisfaction sexuelle et émotionnelle, il ne pouvait en être question sans évoquer l’animalité et la chiennerie avec lesquelles elle était bien entendu partie prenante. Si toutefois, elle progressait, devenait attentive à réprimer ses pulsions charnelles qui l’avaient gouvernée, il se pourrait bien, s’il le jugeait bon et seulement en ce cas, qu’il poursuive son instruction et daigne de déplacer. Encore qu’elle devait se le tenir pour dit : il ne la toucherait pas sauf pour la punir, c’était bien d’elle de rêver à des caresses et à des pénétrations ; elle avait un imaginaire dépravée qui lui faisait confondre. Non, rien à faire avec lui. Si, par chance, elle se montrait suffisamment docile et gentille, il autoriserait des caresses buccales, sa queue devenant l’ultime récompense au terme d’un dressage non encore abouti mais au moins poursuivi avec sévérité. Pour avoir droit à lécher et à caresser, elle devrait accepter des exercices journaliers où elle se priverait sexuellement, des humiliations, des coups qu’elle se porterait elle-même avant qu’il ne lui fasse l’honneur de la corriger lui-même, car une soumise, ça se corrige, sachant que les remerciements pour la souffrance infligée ne souffre aucun retard…