Les hommes et leur mère : Louis Desruelle.
LOUIS DESRUELLE :
CELUI DONT LA MERE EST MORTE BRUTALEMENT...
Homme brillant, Louis a "mal à sa mère, et évite de pense à elle pour ne pas être envahi par la mélancolie.
Mais voila qu'il se retourne...
Je n’avais jamais rêvé d’elle, jamais. Ou du moins c’était il y a si longtemps. On dit toujours que ce qu’on ne veut pas voir dans sa propre vie vous saute aux yeux un jour lors d’un voyage, d’une dispute, d’une réunion familiale ou encore d’un deuil difficile à faire. Mais je n’ai que du bonheur quand je suis à l’étranger, ce qui arrive souvent vu que mon travail m’y astreint. Je me dispute quelquefois avec Anna et Alexandre son fils parce qu’il n’est pas évident de vivre à Boston tandis qu’elle est à Paris avec son fils. Elle aime ainsi mais ce n’est pas simple. Nous formons un foyer uni, quoi qu’il en soit et les disputes ne durent pas. J’adore cela avec Anna : elle déteste le mélodrame. On n’est pas content, on se le dit. Il faut un peu de temps pour que l’amour propre de l’un et de l’autre soit satisfait et en fin de compte, tout le monde se réconcilie. Elle est souriante Anna et positive, ce qui, eu vu de son parcours, m’inspire beaucoup d’admiration.
J’ai quelques litiges professionnels mais ils sont sans relation avec mon passé. Je travaille dans une université prestigieuse et avant cela, je n’ai connu que l’Angleterre après l’université en France. Je travaillais déjà : j’étais assistant. Mais j’ai préféré les U.S.A. A Harvard, il y a un rang à tenir et des jalousies. Le rang, je le tiens. J’étais doué pour l’anglais dès le départ. Je suis dans un autre pays. Les cloisons sont étanches. Et puis, j’ai la nationalité américaine.
Alors, Cora…
Il reste les réunions familiales qui sont, de mon côté, limitées aux visites de mon père. Il est âgé tel qu’il est était jeune garçon, jeune homme, jeune époux et homme mûr : un être taciturne. En un sens, cela arrange tout le monde. Il est, à l’évidence, plongé dans de grands dilemmes intérieurs. Il se retourne sur le passé et cela le ronge ; mais en société, rien ne transparaît de sa vie intérieure tourmentée. Il n’est pas disert et ne cherche pas à prendre la parole mais quand on le sollicite, alors, il est bavard. Il a toutes sortes d’idées sur la vie politique, les transformations de la société, le monde de la Santé et les derniers films policiers à l’affiche. Aux Etats-Unis, c’est parfait. Ce monsieur mince aux cheveux gris, c’est la France, bien sûr. Il parle assez bien anglais et cela plaît. On lui parle français par délicatesse et snobisme, surtout par snobisme d’ailleurs. Il adore. On boit du champagne. C’est parfait. Il reste huit à dix jours, bavarde avec moi, fréquente les musées de Boston et achète ne New York Times.
Et puis, il s’en va.
A Paris, quand il nous rejoint chez Anna, il est d’accord pour jouer au scrabble, faire une ballade dans une ville automnale qu’il adore ou faire des quizz de français et de mathématiques avec Alexandre. Il parle de Julie et de Célia avec tendresse, sans jamais évoquer les difficultés relationnelles que j’aie pu avoir et aie encore avec elles. Bref, il est sans défaut.
Anna l’aime beaucoup.
Le tour est fait ?
Non, il y a les deuils. Il y en a eu de mon côté bien sûr mais c’étaient des parents éloignés pour lesquels il s’agissait juste d’exprimer de basiques condoléances. Lise a été plus touchée par la disparition précoce de son père. Un cancer foudroyant. Je dois être égoïste puisque cela m’a peu atteint. Enfin, surtout pour Lise ma première femme mais il est vrai que la séparation était imminente sinon faite. Pour Anna, j’ai été plus sensible. La douleur d’une femme qu’on aime touche davantage. Elle a perdu un grand frère atteint d’une maladie orpheline. Toujours pudique, elle ne l’évoque jamais sans que les larmes lui montent aux yeux. Je la console toujours. Elle se remet à sourire.
Alors quoi ?
Cora ?
Je ne vois dans ma vie quotidienne rien qui ait pu donner prise à son retour.
Il reste le monde du sommeil, qui reste un retrait sur soi et un retrait de soi. Mais là, encore, des années durant, elle n’est jamais venue. Dans l’étrange mosaïque des rêves, je ne l’ai jamais vue traverser une réunion de famille, entrer dans mon bureau ou m’attendre l’aéroport, parler avec Lise à la maternité ou s’étonner que j’aie une nouvelle compagne.
Dans mon appartement de Boston, elle n’a jamais surgi la nuit, me laissant exaspérer. Aucun signe d’elle.
Rien.
Elle était donc bien balayée, rejetée, interdite. Quant à l’enfance…
Les rêves concernant cette période de ma vie n’existent pas.
je n’ai pas d’enfance ou, si j’en ai une, trois images suffisent : une photo de baptême, une autre où j’entre en sixième dans un collège privée, à une époque où l’enseignement était exigeant une dernière où je suis en vacances en Irlande dans une famille d’accueil où l’on m’apprend à adorer les chevaux puisque tous, ici, sont éleveurs ou vont l’être. Elle n’est jamais là. Et c’est très bien, c’est parfait, ça suffit.
Absente du réel, qu’aurait-elle pu faire d’une enfance barrée ? Rien. Alors ? Tout était bien comme ça.
Les hommes et leur mère : Louis Desruelle.
Mais j’ai fini par rêver d’elle. A Boston.
Elle était jeune évidemment et très jolie évidemment. Elle portait une robe rouge très couture et elle était bien maquillée. Elle me regardait par-delà les années et elle faisait un signe de la main. Ça aurait dû être un au revoir nostalgique mais non, malheureusement, c’était un salut cordial, un bonjour, une reprise de contact. Elle était dans un très beau salon. Je me souviens, oui. Un canapé en cuir blanc, une table basse, des statuettes précieuses et des fleurs, de grands lys, des arums et ces fleurs tropicales rouge et jaune dont le nom m’échappe… ah oui, des anthurium. Je ne sais pas ce qu’elle faisait là.
Dans le rêve qui était entrecoupé – car je la voyais par intermittence- mais non sans logique car la scène n’avait aucun caractère symbolique, elle avait trente-sept ans. Oui, c’était comme dans un film muet. Des personnages qui s’agitent et soudain un encart où un message en blanc s’inscrivait sur fond noir. Un message clair qui disait : « tu as trente-sept-ans. » Et il y avait son prénom. Son prénom à elle. Cora. Le prénom de ma mère.
Je ne me suis pas réveillé tout de suite peut-être à cause de la nature de mon sommeil qui est lourd ou à cause de cette emprise que le rêve peut avoir sur vous, emprise qui fait que même s’il vous déstabilise, l’univers onirique dans lequel vous êtes entré à des charmes si puissants que les quittez à regret. Mais le fait est que j’ai repris conscience. Il devait être trois heures du matin. Anna me tournait le dos et, en chien de fusil, dormait avec insouciance. Elle a dû sentir que je m’éveillais car à l’instant où la crainte me prenait, elle s’est tournée vers moi et a continué de dormir, dans une pose plus douce et abandonnée. J’ai regardé son visage dans la pénombre : il était tranquille et comme à l’habitude plus enfantin que son visage du jour. Les paupières closes, la ligne mal définie de ses sourcils épais, son petit nez et le relâchement émouvant de ses belles lèvres rosées, tout m’a ému. Je n’ai pas voulu l’inquiéter. Son corps était tiède près du mien, palpable et attirant sous son vêtement de lui. J’ai préféré avoir peur seul jusqu’au petit matin. Pendant tout ce temps-là, j’ai gardé les yeux ouverts. Quand je les fermais, au début, la femme en rouge était là et l’encart noir indiquait en lettres blanches son âge. J’ai cru vaincre mais finalement, que mes yeux soient ouverts ou fermés, je l’ai vue tout le temps.
Cora.
J’aurais voulu lui répondre, lui dire :
-Personne ne t’a dit de revenir.
-Tu n’existes plus depuis si longtemps.
-Tu as bien fait de mourir dans un accident.
-On a trop souffert.
-Au revoir définitif.
Mais ça c’est idiot ; dans la vraie vie, on manque de courage alors dans les rêves…Je n’ai rien dit. Je me suis levé et ai parlé normalement à Anna et Alexandre.
J’ai travaillé. Un jour, deux jours, une semaine, trois semaines. Il n’y a plus rien eu. J’ai commencé à me relâcher. Elle avait eu la mauvaise idée de revenir cette salope digne de ce nom puis elle avait pigé. Rien à faire là quelle que soit la couleur de la robe et le luxe du canapé, sans parler des fleurs tropicales.
Je suis reparti à Boston et comme à chaque retour, j’ai été ébloui. J’adore cette ville que Lise déclarait « faite pour les snobs » et Anna décrit comme « merveilleuse pour les gens de savoir ». J’ai retrouvé mon appartement américain et j’ai bien dormi les premiers temps. Le jour, je déambulais dans Harvard et faisais mon travail ; la nuit, j’étais là. Anna et Alexandre étaient à Paris. Ils viendraient. Ils viennent toujours.
Un mercredi soir, je me suis senti anormalement fatigué. Je suis tout de même resté longtemps avec Peter, un universitaire et ami, à discuter de E.M Forster, qu’il n’aime pas et que j’adore et ceci dans un de ces merveilleux bars de cette ville élégante. Quand, je suis rentré chez moi, j’étais sans état d’âme. C’est l’état que je préfère car l’âme est de côté ! Il reste « l’état » ce qui, en tant qu’agnostique, me convient fort bien. Quel confort, en effet que de se contenter de faim réelle et intellectuelle, de journées laborieuses, de lectures multiples, et de soirées écourtés au vu de la fatigue. Le lit devient un ami privilégié. Il offre la douceur de la veillée télévisée et du sommeil…
Ce mercredi-là, j’allais de chaîne en chaîne, ce qui, aux Etats-Unis, prend un certain temps et j’ai fini, lassé, par regarder un DVD avec Humphrey Bogart. Il faut sourire là. Le film, c’était « Le Port de l’angoisse ». Je me délectais. Oui, j’étais sans souci.
Mais la nuit, elle est revenue, elle. Cora. Cora, c’est ma mère. Elle est morte à trente-sept ans. Brulée vive. Cora. L’accident de voiture, c’était sa faute. Elle conduisait mal et puis elle s’était enfuie. Elle roulait vite. C’était près de Fontainebleau. Cela, on l’a su. Le rêve a commencé.
Elle portait un pantalon corsaire noir et un pull moutarde. J’étais petit. Elle me tenait par la main et riait. Elle était tellement jolie. Elle avait relevé ses cheveux blonds en chignon et sur sa nuque, on voyait de petites mèches folles qui s’étaient échappées. Il n’y avait de film muet et plus d’encart. Je l’entendais me parler et je m’entendais lui répondre :
- Tu as cinq ans maintenant, tu es grand !
- Oui, maman
-Oh, appelle- moi par mon prénom. Dis-le !
-Cora
-Voilà
-Je ne peux pas dire « maman »
-Cora, c’est très bien
-D’accord.
-Moi, je dis « Louis »
-C’est pas mon vrai nom.
-Mais si, troisième au rang de baptême.
-François, Dominique, Louis !
-Tu vois !
-Je vois quoi ?
-« Louis », c’est le mieux.
Je ne sais si à cinq ans, on parle ainsi. Je sais juste que j’étais ce jeune garçon tout vêtu de bleu-marine qui marchait à petits pas auprès de sa mère dans une maison cette fois connue. C’était celle du Cap d’Antibes. Elle avait bien existé. Elle était de belle tenue. Une grande demeure aux murs orangés et aux volets lavande dont les pièces du rez de chaussée étaient carrelées de tomettes et les murs ornées d’aquarelles. Des vues de Manosque et d’Aix en Provence.
Sinon, il ne l’aurait pas choisie. « Il ». Mon père. Il était architecte. Concepteur de maisons et amateur de belles résidences ; de part sa filiation et son métier, il avait pu acquérir cette villa-là. Il la regardait toujours avec soupçon comme si quelque chose était à améliorer. On pouvait y être heureux et en plénitude si des changements étaient faits. Des changements qu’il orchestrait.
De cette période, je n’ai rien de lui, à croire que j’ai tout détruit ; c’est d’ailleurs vrai et la perte des vraies images endommagent certainement le recours aux vrais souvenirs. Il a fait ceci ou cela mais quelles preuves ?
Par contre, le rêve aidant, j’ai cela d’elle : elle marchait à mes côtés et elle accompagnait mon corps si jeune de sa plénitude. Cora. Son pas allant au mien. Sa respiration se réglant sur la mienne. Son application était touchante. Elle m’appelait par mon nom ; elle m’expliquait qu’elle faisait de la sculpture, que cela lui plaisait et qu’elle avait des amis qui faisaient des tableaux. Je devais bien regarder et apprendre. Un tel avait dessiné un sphinx, un autre une femme nue alanguie, un troisième un grand clown blanc. Il fallait bien regarder comme tout est beau car l’Art est important et sans lui, on dépérit.
-Il faut savoir qu’on est tous artistes si on le veut bien. On peut sculpter, dessiner, composer, écrire. On peut filmer.
Sa voix dans mon rêve était perceptible cette fois et comme dans le réel. Un peu aigüe mais ravissante avec ce phrasé un peu lent qu’elle avait. Cette façon de détacher les mots et d’en accentuer certains.
-Toi, tu aimerais quoi ?
Donnant :
-Toi, tu aimerais.... quoi ?
A cinq ans, on aime sa mère. Le reste est à venir. On comprend qu’elle veut insister sur certaines choses en parlant.
En tout cas, c’est ce que j’ai compris dans ce rêve-là. J’ai erré longtemps dans la maison du Cap d’Antibes avec elle. Il y avait des œuvres d’Art partout. Elle parlait fort.
Je me suis réveillé brutalement. Je l’ai laissée en arrêt devant une sculpture de Bourdelle ou plutôt son moulage. Je ne savais ce qu’elle disait.
J’étais soulagé. Cora, elle n’est pas vraie. A Boston, tout l’est. La rigueur aime à vivre. De toute façon.
J’ai donné des cours encore et encore et accompagné des étudiants. J’ai dit à Anna de venir elle a encore refusé à cause de la scolarité d’Alexandre, ce qui est peu rusé sachant que dans une école internationale, il apprendrait l’anglais en un rien de temps ici ou ailleurs et qu’ici, quoi qu’il en soit il aurait tout ce qu’il faut pour être bilingue ; mais j’ai accepté. Après tout, Lise et les filles étaient en Amérique avec moi et c’était assez pesant. Autre rêve. Ma mère était avec moi dans le jardin de la belle villa. . Nous nous mettions en maillot de bain. Et puis, nous nagions dans la piscine de la propriété. Son corps à elle, mince et musclée semblait posé sur la surface des eaux mouvantes où il traçait un invincible sillon. Elle passait d’abord et derrière elle se formait une nuée d’écume, un grand frémissement blanc et mousseux. Moi, je nageais lentement et de manière appliquée ; la surface de l’eau n’en était pas tant affectée. Juste de petites rainures sans conséquence qui ne troublaient en rien l’équilibre. Elle nageait vite. Moi, pas. Quand nous sommes sorties de l’eau, elle a ri beaucoup. Elle était très encourageante car même si je ne nageais pas encore très bien, je faisais mon possible. Elle m’aimait pour cela. Elle l’a dit:
-Tu es mon petit garçon et je t’aime. Tu as beaucoup de dons !
-Oui, maman. Je nage bien ?
-Bien sûr mais ce n’est pas essentiel. Tu devrais créer car seuls les créateurs grandissent bien !
-Oui, maman.
-Sois peintre ou compositeur ! Hein com...positeur !
-Oui, maman.
Ce phrasé…
Elle et moi étions au bord de l’eau. J’avais froid. Elle m’a enroulé dans une grande serviette éponge blanche.
Je me suis dressé sur la pointe des pieds pour lui embrasser la joue.
Elle, Cora. Elle souriait. Le rêve s’est coupé brutalement. Plus de belle villa, de pinède, de ciel bleu cobalt et de piscine. Plus de serviette rassurante, de transat et d’orangeade. Plus de cigales omniprésentes dans l’été méditerranéen. Que je nage bien ou non n’avait plus d’importance ; que je l’ai aimé ou non à cette époque là, non plus.
J’ai ressenti en moi un grand froid et les jours se succédant, j’ai redouté les nuits où elle risquait de venir. Ce qu’elle a fait, pendant deux ans. Le temps a pris des formes diverses. Quand je travaillais, il était linéaire. La nuit, il était discontinu comme si les moments où elle apparaissait délimitaient des espaces plus longs et étirés, contraire à la chronologie normale. Dans ces espaces-là, elle donnait sa pleine mesure.
Je me souviens d’un rêve en particulier. Je la voyais à Paris et elle pleurait ; elle était encore toute jeune et lui n’était pas si âgé. Tout était décalé. Il y avait la musique du rêve. Avant ou après la maison ? Avant ou après la piscine ? Tout était flou. Son mari la questionnait sur la profession qu’elle voulait avoir : elle était sans réponse. Elle avait fait des études d’histoire de l’Art et avait brièvement travaillé dans deux galeries. Rien de plus. Tantôt, le mari s’en foutait, tantôt il criait.
Elle se fâchait : elle voudrait reprendre des études ! Il rétorquait qu’elle se disait heureuse d’être mariée et d’avoir un enfant. Alors, il ne taquinait plus. Il suffisait de dire « bonheur » ou « joie » et ces mots-là venaient. Il n’était pas beau et elle, belle : joie. Il avait une profession et elle non : joie. Il lui avait donné un petit garçon : bonheur. Il l’avait libérée d’une famille pesante : bonheur. A la fin du rêve, qui se terminait bizarrement puisque je me réveillais, elle disait :
-Pas de bonheur, ni de joie. Tout est faux.
Mais en même temps, elle riait.
Les hommes et leur mère : Louis Desruelle.
Et il y avait d’autres songes. J’aimais ceux qui étaient pleins d’intermittences : au milieu de scènes presque cinématographiques, venaient des images incongrues de peluches, de cadres dorés avec photos d’enfant, de jeunes filles en maillot de bain, de vieux chasseurs et de satyres. Tout s’emmêlait. Le fil incohérent était splendide et, au réveil, ignoré. Je ne décodais pas bien ce qu’elle faisait là-dedans mais elle apparaissait toujours. Tantôt gaie, tantôt triste. Toujours, pleine de vie.
Ces rêves-là ont été déterminants, je crois. Et, j’ai compris. Deux années avaient passé ou presque car les comptes ne sont pas les mêmes. Deux années de vie et deux de rêve sont-elles identiques ? En ce cas, où est le rêve ?
Toujours est-il que j’ai consulté un psy, ce à quoi je m’étais toujours refusé. Je lui ai dit, progressivement qu’elle était vraiment revenue dans ma vie, et ceci, sans drame. Je savais d’avance ce qu’il allait me dire parce que le langage des psys est formaté. Ils disaient bien tous que la mort d’un père ou d’une mère impliquaient des épreuves multiples et qu’au bout du compte, le deuil pouvait avoir lieu. Allez donc !
Moi, ma mère, j’avais bien encaissé qu’elle nous laisse mon père et moi quand j’avais sept ans. Avant, elle était allée en venue, toujours si jolie dans ses pulls trop grands et ses amples jupes, ses pantalons de chasse et ses petites vestes cintrées. Et elle avait dit souvent :
-Je t’aime, oh, je t’aime.
Avec son drôle de phrasé. Elle appuyait sur le "t"...
J’avais décidé que ça irait comme ça, car il faut l’encaisser et lui aussi, à ce qu’il me semble, s’en était bien sorti. En gros, sans référence à aucun magazine de psychologie. Le psy a hoché la tête. Je ne savais rien de ce qu’il pensait. Je lui ai dit que la souffrance avait été vive, petit, mais pas tant que cela après car mon père avait plutôt bien les choses. De beaux internats privés, de petits châteaux, des week-ends avec lui en Sologne puisqu’il avait changé de région. Et là, des restaurants, des hôtels : un peu comme on voulait. Mon père ne parlait pas tant que cela, c’est sûr, mais il était là, ne me laissant pas. Il m’a encouragé pour mes études. L’Irlande, l’Angleterre, il a abondé dans mon sens et cela, sans parler de l’Amérique.
Je n’y étais pas encore quand j’ai rencontré Lise et eu deux enfants d’elle alors que je n’avais que vingt-cinq ans. Mais j’étais séparé d’elle et en couple avec Anna quand les rêves ont commencé. Le psy m’a demandé ce que finalement, elle avait fait. J’ai dit :
-Elle a rencontré un directeur de galerie d’art. Elle sculptait et de l’avis de mon père, avec qui elle vivait encore, elle avait du talent.
Que sculptait-elle ? De petites statues de déesse mère. Des bustes de jeunes filles, aussi. Elle travaillait la terre. C’était un début. Le marbre, le bronze, c’est dur.
Elle a exposé et on l’a encouragée. Ça lui a donné des idées, à ce qu’on a dit. Il a hoché la tête puis il a dit :
- C’était l’amant ?
- Non, elle avait changé de cap. L’amant était assistant réalisateur, je crois.
- Pour quel metteur en scène ?
- Ah, ça ! Je ne saurais pas dire.
- Et pour quel film ?
-Je ne peux répondre.
Il n’a rien dit.
Peut-être ni film, ni assistant. Ou un film appuyé…En somme, j’ai cessé de rêver. Plus de Cora la nuit. Plus de jeune femme mariée avec un jeune enfant. Plus de jeune femme nue avec un homme jeune, un peintre, un sculpteur ou un cinéaste. Plus de bonheur et de cris de jouissance. Juste, elle. Cora, maman. Maman. Avec le psy, j’admets que tout est parti en vrille non parce qu’elle est partie mais parce qu’elle est morte. Je ne sais pas sa mort.
Quand je l’imagine, je voudrais qu’il y ait une ambiance de film des années soixante : des zébrures dorées et des trompettes. Un film de Zorro ou presque. Enfin, je plaisante. Parce que sa mort, je la sais. Ou j’essaie. C’était affreux. Elle a hurlé. Une mort lente. Je la pardonne. Enfin ! Cora était amoureuse. Elle a voulu le rejoindre. Vivre avec lui. Elle avait une petite Audi. Un accident. Elle voulait le rejoindre. Il y avait beaucoup de trafic et il pleuvait. Elle devait être pressée. Une collision. Un Poids lourd. Voiture enflammée. Elle nous a laissés. Le psy : qui a aidé ? Mon père. C’est un homme de mansuétude. Moi. Je ne voulais pas qu’elle parte. Le psy : qui a guéri ? Lise. La première femme. Elle savait mesurer les dégâts.
Elle était si volontaire, disciplinée, peu découragée ! Tout devait avoir un sens ! Elle a eu raison. Quand je vois mes deux filles, je suis ravi. Façon de dire. Elles ne veulent guère me voir. Mais, ceci dit, elle a fait tout ce qu’elle a pu. Anna ? Je ne sais pas la perdre. Alors, je lui écris vraiment. La vie en Amérique, l’obligation qu’elle a de l’accepter car on s’aime et c’est bien. Elle me répond. Elle vient. Avec Alexandre. Boston les enchante. On est bien. Le psy a dit que je peux dire « maman » avec simplicité et me sentir ainsi libéré.
Bien. Les mois passant, j’ai accepté les images de la séparation. J’ai accepté l’amant et la mort.Pour moi, commu un holocauste. Je dis « maman ». Et ça suffit. Cora revient. Elle bruisse, elle est belle, elle sourit. Elle est si bien coiffée et sa robe dorée est si soyeuse. Elle a trente ans. Elle est vraiment belle. Personne n’a raison. Elle est Cora. Je l’aime ; elle est « maman » Je l’aime. Et je parle pour ne rien dire.
Récit de France
Les hommes et leur mère : Pierre Fieschi. (1)
PIERRE FIESCHI
CELUI DONT LA MERE EST MALADE
Elle va se faire opérer demain, c’était prévu bien sûr, mais ça me fait quelque chose. Elle a senti une petite grosseur dans le sein gauche, il y a quelques mois, en faisant sa toilette et elle a consulté. Le docteur Fontaine ; je dirai même plus l’éternel, l’immuable docteur Fontaine, celui non de mon enfance, car je ne suis pas si jeune, mais de mon adolescence ; celui à qui je confiais les lourdeurs familiales et les premières et délectables masturbations. Le donc immuable praticien a diagnostiqué un cancer du sein. A l’âge qu’à la patiente et du fait que la tumeur (on l’appelle déjà comme ça ?) a été diagnostiqué très tôt, il y a toutes les chances que l’opération se déroule sous les meilleures auspices. Cela me réjouit et cela la réjouit.
Anne-Marie, ma mère.
Christelle, elle, fait grise mine. Elle me voit aller et venir du bel appartement de ma mère au nôtre, qui n’est, évidemment, pas si vaste et bien meublé. Elle trouve que j’en fais trop. Elle a toujours trouvé cela. Ce doit être une histoire d’éducation. Chez les siens, les cloisons sont étanches. On demande aux enfants qui ont grandi de venir aux réunions familiales avec leur progéniture et d’y faire bonne figure. Pas tellement, en fait, de s’occuper des soucis de santé de leurs aïeuls. IL y a les frères et sœurs des parents pour cela, ou encore des professionnels de la santé. On va leur faire coucou en maison de retraite bien sûr ou encore à l’hôpital en cas de pépin, mais on ne gère pas ce type d’affaires. Que mes frères et sœurs et moi ayons géré la maladie et le décès de mon père, le maintien de ma mère dans leur grand appartement où la fratrie a grandi, la dépression qu’elle a eue et son placement en maison de soins, ça la dépasse. Pour elle, c’est beaucoup d’autant qu’elle trouve qu’en tant qu’homme et aîné du clan, je me donne bien trop de peine.
Je répondais au début à ses remarques puis, j’ai cessé. Je crois que Christelle en est peinée. Elle a un point de vue, qu’elle défend : elle aime bien ma mère et fait son possible. Pour elle, cela signifie être présente aux fêtes familiales, aller en sortie avec elle quelquefois, lui téléphoner pour prendre de ses nouvelles et en profiter pour lui parler d’un livre, d’un film ou d’une émission télévisée. Elle fait de même avec son père, ses parents étant divorcés.
Ceci n’implique rien de forcené. Si un problème survient, on le règle ; mais on garde son quant à soi.
Elle a sans doute raison mais je ne suis pas comme ça. Au début, j’ai défendu ma position mais maintenant, je suis mon quant à moi. C’est assez commode pour moi, je dois dire. Pour elle, évidement, non.
De fait, quand ma mère a parlé de sa maladie, j’ai tout de suite pris les choses en main, fait des allées et venues, passé des coups de fil d’ordre juridique et médical et bien sûr fait le lien avec les enfants, frères et sœurs et cousins d’Anne-Marie. Donc, nous et les autres, le tout centré sur notre famille. A Christelle, j’ai dit le début de cancer de ma mère et l’obligation que j’avais de le prendre en charge. Elle a froncé les sourcils et j’ai vu ses yeux s’embuer. Alors, je l’ai cajolée. Les choses passent ainsi…Enfin, pour un temps.
La veille de l’opération, je suis passé chez ma mère. On a parlé de Régis son époux et donc notre père, sans amertume quant à sa mort. La tourmente qui a accompagné cette période-là est loin maintenant. On a évoqué mes frères et sœurs et leurs petits-enfants. Christelle et moi lui avons donné Etienne qui a douze ans maintenant tandis que Laure, ma sœur préférée lui a donné : en ce sens, nous sommes les « parents pauvres » mais sommes contents. Mon frère de Nice lui a donné quatre gentils petits fils. Celui qui vit en Normandie, deux filles et mon sœur, une fille également. Cela me fait sourire : nous sommes prolifiques et inventifs car les prénoms de nos rejetons dessinent l’Europe.
Louis, Silvio, Andréa et Bastien pour mon frère Philippe, qui a épousé une italienne. Julia et Iris pour Julien, mon autre frère et Ingrid pour ma sœur. Des influences plutôt larges.
On a vraiment ri. J’ai toujours trouvé Anne-Marie drôle. Dans un film elle ira toujours du détail poétique au dialogue mal construit. Elle remarquera qu’une scène n’est pas raccord. Ou qu’un comédien est décalé ou au contraire très bien choisi. Elle dira si la bande son est impeccable ou non. Et c’est parler du théâtre où une mauvaise mise en scène la rendra saumâtre tandis qu’un coup de génie la mettra aux anges…
J’ai une mère qui a lu Claudel et San Antonio, n’a pas craché sur S.A.S et ne dédaigne ni Philippe Delerm ni Antoine Bodin. Une mère qui passe d’une citation du Misanthrope à une autre de Michel Houellebecq. Et c’est parler de Philippe Sollers, Derrida et les dessins animés qu’elle porte aux nues : Ratatouille et Schreck !
Bref.
Je reste admiratif.
Christelle a une vive intelligence. Il n’y a qu’elle pour réfléchir et analyser ; ses pensées sont aussi méthodiques et construites que son mode de vie. C’est cela qui, au début, m’a énormément plu et je dois dire que cela me plait encore beaucoup. Dans la maison, tout est en ordre. Tout est mesuré. Les couleurs ton sur ton, la bibliothèque soigneusement ordonnée et le piano pour Etienne. Mon bureau aussi, où je fais de la musique…
Elle travaille dans un laboratoire de biologie. Je l’ai toujours vue sérieuse, son joli visage pensif rêvant aux mystères que son microscope lui réserve. Mais c’est vrai, sa culture est scientifique. En ce sens, elle explique sa rigueur et son goût pour les choses clairement définies. Elle a une mère qui enseigne encore les sciences physiques et un père, les mathématiques en lycée. La fantaisie, ce n’est pas son rayon. Elle aime les cellules, leur assemblage et leur séparation. Elle a un côté froid qui m’a plu. Oui, ça a du me rassurer. La silhouette droite, la blouse blanche, les petites lunettes et ce goût pour la déduction.
Pas pour la séduction.
Moi, j’ai un père qui enseignait la philo et une mère qui ne travaillait pas mais lisait, jouait du piano, écrivait des articles pour un magazine d’Histoire des Arts. Ça s’appelait comment déjà ? Le cercle d’Euterpe ? Pas sûr. Une des Muses en tout cas. C’était difficile de se moquer d’elle et du reste, on ne le faisait pas. Comment combattre un tel brio, une telle fougue, un tel appétit de vie et, une telle foi en nous ! On est devenu dans le désordre, professeur d’anglais, professeur d’italien, psychologue et violoncelliste. Le musicien, c’est moi. Ça m’a pris très tôt. Cet instrument, la musique : une évidence.
Ce qui est incroyable, c’est qu’ils n’avaient pas tellement les moyens, mes parents. Mais, ils ont cru à leur bonne étoile et se sont démenés aussi. Lui, a mis l’accent sur la culture et la débrouillardise. Elle, sur la culture, le hasard et le culot. Et ça a marché !
Les hommes et leur mère : Pierre Fieschi. (2)
Pierre Fieschi : celui qui a perdu sa mère. Suite.
Philippe qui a épousé Luisa a travaillé à l’Institut français de Naples et il est professeur d’université maintenant. A Nice, ville qui, pour nous qui sommes de Caen est pour ce Candide, un inépuisable El Dorado. Avant d’en arriver là, la somme des petits boulots qu’il a accumulés inspire sinon le respect, du moins, le vertige.
Laura a fait de la psychologie. Elle est restée longtemps à faire des vacations sans que cela semble la déranger. Enfin il faut dire qu’elle vivait avec un psychologue qui lui avait donné des cours un temps et l’a aidée. Pour un temps du moins, car ses études faites, elle a compris comme moi, que nos parents étaient davantage des idéalistes que des financiers, elle a fait un emprunt et monté son cabinet. Elle est à Rennes maintenant et ça va bien.
Julien a passé pas mal de temps en Angleterre où il a dû commencer par faire la plonge avant de se mettre d’arrache-pied à l’anglais. Il avait notre fantaisie : à savoir que de passer du baby sitting où il avait un certain succès, son apparence de joli jeune homme tranquille lui donnant une apparence louable, à un stage d’anglais intensif à Cambridge, ne le dérangeait pas le moins du monde. Il a passé du temps en Angleterre puis en Australie puis aux Etats-Unis puis en Nouvelle-Zélande. Il est dans un bon lycée Caen. Une classe préparatoire. Il adore cela et même si cela nous surprend, il semble très heureux. En effet, être nés à Caen nous a toujours fait l’effet d’une monumentale erreur tant la ville est refaite et le climat pluvieux et frais.
Mais, bon.
Il reste qui, à part moi ?
Moi.
Je suis musicien et je travaille pour l’Orchestre du Capitole à Toulouse.
Arriver là n’a pas été évident, l’optimisme de mes parents et leur débrouillardise ayant joué, comme pour les autres, son rôle. Je crois que ma mère a dû faire des tours de passe- passe pour que j’aie un vrai instrument de musique à la maison. En tout cas, cela a fonctionné. Dans cette ville de Normandie déjà citée et dont l’étrangeté m’a toujours sidérée, elle s’est démenée. L’école du musique, le solfège et ceci en plus du collège et du lycée ; Cette amie violoncelliste qu’elle avait soudain envie d’inviter tout le temps chez nous. Bref, tout un périple pour en arriver à la situation que j’ai aujourd’hui.
Voilà, c’est le jour dit. Je l’ai laissée sereine hier ou le paraissant et je la retrouve ; elle est fin prête et converse avec son aide à domicile. Je l’embrasse sur les joues et nous partons. Elle est gaie dans la voiture et je me souviens qu’elle a toujours réagi ainsi avec nous. Quand il y avait un coup dur et que cela pouvait la concerner, elle gardait la tête haute ; elle nous souriait, se montrait encourageante. Ça a été ainsi quand mon père a failli la quitter à un moment et que nous nous sommes affolés. Et elle a fait de même quand, la soixantaine venant, il a commencé à avoir des problèmes de santé. Elle a fait front. Evidemment, tout est parti à vau- l’eau avec l’annonce d’une maladie non seulement grave mais au bout du compte, incurable. Le départ d’André a choqué tout le monde ; trois ans de combat avec de belles rémissions et trois derniers mois catastrophiques où il a fallu admettre que cet homme au visage fermé et gris, engoncé dans son lit d’hôpital, était en train de mourir. On croit toujours cela impossible. Enfin, moi, je ne suis pas féru de psychologie comme ma sœur, donc la mort de mes parents c’était et c’est une chose impossible. Allons, imaginer que ce vieux monsieur qu’on ne soigne plus et qui bientôt sera dans un cercueil, est celui qui, des années avant, nous qui nous a donné la vie, tenu sur ses genoux, poussé à faire des études, engueulé puis réconforté, a eu la larme à l’œil quand on a eu nos diplômes, nous a dit sa fierté quand on s’est marié et eu des enfants, et a ponctué nos vies de ses états d’âme de philosophe est maintenant un cadavre, c’est de la folie. Il a fallu l’admettre, ce qu’on a tous détesté, nous les enfants tandis qu’elle, Anne-Marie, notre mère, s’engageait sur les chemins tortueux de la dépression.
Mais bref, pour l’heure, nous traversons Toulouse. Elle offre un profil pur et je constate qu’elle a soigné sa mise : un chemisier blanc et un beau tailleur et avec cela, un petit rang de perles et une veste d’hiver en lainage épais à dominante marron. Elle a légèrement fardé des lèvres.
A la clinique que nous avons choisie pour elle, elle se présente avec calme. La prise en charge se fait et nous nous séparons. Je n’aime pas cet instant. Elle a l’air très confiant mais j’ai peur et en reprenant ma voiture pour aller en répétition, je reste triste.
Le Capitole, j’adore, je ne m’en lasse pas et Toulouse, c’est ma ville. Anne-Marie y est venue après la disparition d’André, et cela, sur mes conseils. Philippe lui a vanté Nice, Laura Paris et Julien, Caen où nous étions nés mais j’ai emporté la donne et en tire orgueil. Je crois que j’ai rendu service à tout le monde, non qu’ils ne s’entendent avec elle, du tout même. Mais Philippe sort beaucoup et de son propre aveu, serait peu venu la voir. Ma sœur préfère nettement un système de vacances passées ensemble, plusieurs générations et plusieurs familles confondues. Je pense sans la trahir qu’elle n’aurait pas souhaité une Anne-Marie seule à Paris, se disant en pleine forme mais guettant ses passages quotidiens. Quant à Julien, c’est un original et un indépendant. Il est taquin et même critique avec elle, ce qu’il a toujours été. Ça n’aurait pas collé.
J’entre dans la salle de répétition et salue tout le monde. Il y a eu entre ce lieu, ces gens et moi, une adéquation immédiate, qu’elle a sentie, bien avant Christelle. Peut-être que ma compagne n’est pas très mélomane, ce dont je ne lui tiens pas rigueur, mais ma mère l’est. La première fois que, fraîchement installée à Toulouse, elle m’a vu en concert, c’était une symphonie de Beethoven. La troisième, je crois, enfin non, je suis sûr. Elle était avec Christelle, l’une en noir, l’autre en gris, toutes deux élégantes. Mon épouse m’a gaiement souri quand nous nous retrouvés mais ma mère a été magnifique.
- Il fallait vraiment que tu sois là, c’était le rêve de ma vie !
Le rêve de sa vie ? Bien sûr qu’elle avait dit pareil à Laura, à Julien et à Philippe mais dans ces moment-là, on est unique. Les comparaisons ou les similitudes ne servent de rien.
Je me souviens que notre fils n’était pas avec nous. On l’avait laissé avec une jeune fille qui veillait sur son profond sommeil.
J’ai senti Christelle agacée. Elle n’aime pas cette façon qu’à ma mère de me porter aux nues mais elle accepte celle-ci dans la mesure où ma mère adore Etienne et sait « ne pas encombrer ». En somme, elle supporte ces situations car Anne-Marie ne vit pas avec nous et que sa personnalité à elle lui permet d’échapper à toute emprise. Ces blouses, ces laboratoires, ces microscopes…
Nous avons bu un verre, après le concert. Ma mère commentait et la symphonie et le travail du chef d’orchestre ; Ce n’était pas encore Michel Plasson. La place du Capitole avait sa merveilleuse beauté, avec son ampleur, l’aristocratie de son architecture et cette ambiance particulière qui ne tient qu’à elle. Christelle a écouté ma mère sans mot dire avant d’évoquer le violoncelle pour Etienne.
Il y a eu un blanc puis ma mère s’est remise à parler. Au retour, après l’avoir déposée, j’ai parlé un peu avec Christelle. Oui, elle avait aimé le concert et de toute façon, elle adorait me voir en concert. Cela m’a surpris et touché.
Je ne pense pas, je répète. Le travail est précis. Ce chef d’orchestre humble et savant nous ravit le plus souvent et nous instruit. Il accomplit un travail solitaire en nous mobilisant tous face à un créateur immense. Cette fois, c’est Mahler. Une chose après l’autre. Une précision après une autre. Une mise en garde. Une marque d’humour pour un consentement. Des reprises nombreuses.
Le temps ne s’étire pas.
Il dure.
Je ne sais pas qu’elle est malade.
Quand on se dit au revoir, je le sais.
On lui aura enlevé sa tumeur : je le saurai en téléphonant à la clinique. Je me sentirai bien. Du reste, tout le monde vient dans la semaine ou celle qui suit.
Elle sera un peu pâle, certainement, un peu diminuée mais joyeuse. On pourra la gâter.
Elle se reprendra…
Je rentre chez moi.
Christelle a fait un joli dîner avec des pâtes aux lardons, de la salade verte et une tarte renversée, comme nous les adorons, Etienne et moi. Elle fait ça souvent et je n’y vois pas de malice ; du reste, la soirée est touchante car Etienne dit que ses professeurs l’encouragent et le motivent ! Ils le trouvent doués, donc et cela me plaît.
C’est le présent. On mange, on rit, on fait un peu de musique et Etienne joue Mozart. Ce n’est évidemment pas une grande pièce mais il a déjà compris bien des « choses ». Je souris de ce mot car il m’a déjà demandé : « chose », tu emploies beaucoup ce mot. Et c’est souvent avec la musique. Alors, pour Mozart, « chose », ça veut dire quoi ? »
Que répondre ?
Mozart aurait dit : « je cherche les notes qui s’aiment ». je lui dis cette phrase mais il se moque de moi. Il la connaît déjà. Alors, je me mets à lui dire ce que pour moi est Mozart. C’est un langage adulte. C’est compliqué, technique et cela dure. Christelle me lance un regard inquiet. Je poursuis. Cette vie, cette musique, cette difficulté à l’affronter. Il verra. Il verra bien.
Quand je m’arrête, n’ayant plus de mots, Etienne se précipite vers moi.
Papa ! Tu devrais me parler tout le temps comme ça. Là, tu n’es pas ennuyeux ! Tu n’es pas vide ! J’ai adoré.
-Vraiment ?
-Mais, tu me prends pour un bébé !
Nous rions.
Plus tard, c’est la nuit.
Je vois ma mère sur la table d’opération puis dans son lit à la clinique. Elle est bien portante mais fatiguée. L’anesthésie fait encore effet. Elle flotte entre deux mondes mais je sais qu’elle va revenir dans le monde des vivants. Je me mets à sourire pour la faire sourire elle-aussi au-delà de la distance et de son sommeil artificiel.
Je dis à Christelle que bientôt nous ferons tous la fête pour son retour dans l’appartement de Croix-Daurade.
Ma femme sourit doucement mais non sans réserve. Elle dit « oui ».
Ensuite, elle me parle de ce que j’ai dit sur Mozart. Elle a aimé.
Je suis surpris.
On s’embrasse brusquement et elle pleure avec douceur ; il n’y a plus que le présent.
Les hommes et leur mère : Guillaume Mercantour.
GUILLAUME MERCANTOUR
CELUI QUI AIME LA FETE DES MERES
Je vais certainement vous surprendre mais j’adore la Fête des mères. Et non seulement j’adore cette fête mais je proclame son importance, pour moi bien sûr mais pour tous. Vous allez me répondre, en lecteur avisé et indulgent, que c’est une célébration qui, même pas si ancienne, a une légitimité ; qu’elle n’est pas mercantile comme Noël où offrir des cadeaux à des enfants, qu’ils soient vos rejetons ou ceux de membres de votre famille, relève plus du diktat que de l’appréciation personnelle. Elle n’est pas si religieuse et lointaine (enfin pour moi, c’est synonyme…) que Pâques ; moins matérielle que le jour du Beaujolais nouveau (je plaisante…) et plus précieuse que les Fêtes et les anniversaires qui me plaisent bien quand ils me concernent, je ne peux pas dire le contraire, mais me cassent les pieds quand il s’agit des autres. Non, vraiment, j’aime la Fête des mères. Je suis élève infirmier et en colocation à Lyon. Vivre avec deux autres personnes ne me dérange pas car j’ai en face de moi deux bosseurs, gais lurons à leurs heures. Mais évidemment, ils me charrient dès que possible. Je m’habille mal, je n’ai pas les bonnes converse, j’ai une coupe de cheveux impossible et surtout, je suis traditionnel. Que je téléphone à Inter Flora pour commander des roses blanches et m’énerver parce que je crains que ma mère ne les reçoive pas à temps alors que les fleuristes affiliés à cet organisme ont obligation de livrer les commandes dans les temps, ça les dépasse. Ce n’est jamais méchant mais ça peut m’irriter.
Gaétan est originaire de Grenoble. Il a eu le concours à Lyon et ça ne l’arrange pas. Lui, il aime les Alpes. Aux vacances, il rentre là-bas. Ses parents tiennent un hôtel-restaurant là-haut sur les pistes. Lesquelles, je ne sais pas et je m’en fous. Moi, mon truc, c’est la mer : la voile, le surf, la nage et les photos. Où les lacs : planche à voile et encore les photos. J’ai eu de la chance. Lors des vacances scolaires, mes parents n’étaient pas disponibles, alors, dès que j’ai pu, je suis parti en stage. Comme j’ai vingt ans et que j’ai commencé à dix, ben j’en ai passé du temps avec des moniteurs, dans les embruns de l’Atlantique, quels qu’ils soient. Mais bref, revenons à Gaétan. Il dit qu’il a des parents encore jeunes, juste la quarantaine, très ensemble et très amoureux. Il « fête les fêtes », expression qui le ravit, mais même si ses parents se vexeraient qu’il ne respecte pas les traditions, il sait bien que ce prime d’abord, c’est la vitalité du couple que forment ceux-ci. Sa mère, qui veut rester jeune, tolère les fleurs mais préfère nettement des vêtements ou des sous vêtements. Le père se charge de cette partie. Il lui reste donc le choix d’un foulard, d’un bracelet ou d’une montre. IL dit en souriant, qu’en terme de montre, sa mère est exigeante et donc qu’il se rabat chaque année sur un foulard. Elle est toujours contente et ça se passe bien, même si elle porte rarement ces cadeaux qu’il lui fait, ce qui le laisse sans états d’âme. De toute manière, sa sœur Camille, qui est encore à la charge de la famille, arrange toujours tout. Si le foulard de l’année vient à ne pas plaire, elle se démène pour prouver qu’il est original et en général, elle a gain de cause.
Il y Lucas. Lui, est différent. Il est l’aîné d’une famille de six enfants. Ses parents sont nettement plus âgés, plus traditionnels aussi. Des catholiques fervents qui font des retraites plusieurs fois l’année et ont conduit leurs enfants d’été en été sur des lieux de rassemblements chrétiens. Lucas ne semble rien rejeter même si avec nous, quand on le charrie et ça arrive souvent, il fronce quelquefois les sourcils en disant qu’il fait partie d’un autre monde. Lui, il respecte la fête des mères. D’abord, il se déplace, ce que Gaétan et moi-même ne pouvons faire. Ensuite, il donne ce qu’il peut. En général, il achète des fleurs ou crée quelque chose de personnel : une statuette en terre glaise, une compilation de chants religieux ou encore un petit recueil de textes qu’il n’écrit pas mais trouve ça et là, chacun d’eux évoquant le rôle de la mère. Il envoie le tout à l’avance et le jour dit, il téléphone. Pour lui, c’est ainsi qu’il faut faire. Il y a encore plusieurs frères et sœurs à la maison. Il ne veut pas être infirmier lui, il est à l’école d’éducateurs. Les vacances, il travaille et depuis longtemps. Il a une bourse. On le charrie jusqu’à un certain point car nous, on a la vie plus facile.
Bon, alors, il reste moi.
Je les fais rire.
Une fête capitale.
Un oubli impossible.
Une vraie célébration.
Ils se marrent.
Pourtant, moi, je sais que j’ai raison.
Elle s’appelle Marina, ma mère et je suis fils unique. Oh, ce n’est pas qu’elle ait voulu ça, non. Elle aurait voulu un mari ou un compagnon, une petite sœur ou un petit frère pour moi, mais ça n’a pas tourné comme ça. Je sais qu’il s’appelle Pierre, qu’elle est tombée amoureuse et qu’à dix-neuf ans, elle était enceinte de lui, qui était marié et pas désireux de changer de statut. Le bébé, enfin moi, elle ne l’a jamais refusé. Elle a dû se bagarrer mais elle avait tout de même des parents indulgents qui, une fois la surprise passée, ont accepté que je vienne au monde. Elle avait juste son bac et elle voulait être infirmière. Bon, on est en 2016 et j’ai vingt ans donc ça remonte aux années quatre-vingt-dix. Elle est originaire de Clermont Ferrand, enfin les environs. C’est drôle comme elle décrit son enfance et son adolescence. Franchement, moi, j’ai l’impression que c’était cent cinquante ans en arrière. Tout semble si figé. Et même sur les photos où elle pose avant de m’avoir puis enceinte puis avec moi, tout petit, elle a l’air de sortir des années cinquante. Bien sûr, elle est jolie, fine et mince dans ses robes bleues ou noires. Elle regarde l’objectif et sourit. Mais, il n’y a rien à faire : c’est si province et si vieillot ces photos alors qu’elles ne sont pas si vieilles. On la sent toute douce, vraiment très, très jeune et mes grands-parents au contraire affichent une expression et un maintien au-dessus de leur âge.
Mais bref.
Les premières années, c’est eux qui m’élevaient car elle, elle a été un peu malade qu’il l’ait laissé tomber, l’autre, mon père, cet homme inconnu. Je ne crois pas que ça ait duré longtemps sa déprime car elle est volontaire ; mais il a fallu me laisser en garde. Elle voulait une profession. Infirmière, c’était compliqué. Ce n’est pas qu’elle n’avait pas le niveau, non, elle l’avait certainement. Mais ça coûtait pas mal car ce n’était pas sur place suivant le concours ou sur place mais avec plein de sacrifice, comme celui de me voir peu. Je crois que Léonie et Guy, mes grands-parents auraient plutôt aimé cela car un bébé dans leur maison, quoi qu’ils en disent, les ravissaient ; mais elle n’a pas voulu.
Elle a trouvé une place de fille de salle et elle l’a acceptée. En somme, elle n’est partie de rien. J’étais toujours chez eux, comme un coq en pâte. Elle dormait là aussi. Puis, elle a décroché une formation d’aide-soignante et quand elle a eu son diplôme, j’ai vécu avec elle. Je me souviens : on était prêt de Clermont. Comme elle était courageuse ! J’allais à la maternelle et elle se débrouillait avec une voisine pour les dépassements d’horaires. En retour, la voisine – une jolie rousse aux yeux gris théoriquement veuve- lui laissait ces deux enfants le dimanche. Quand on est petit, on ne voit rien ; donc, j’accueillais joyeusement ce petit garçon et cette petite fille plus âgés que moi et qui chahutaient beaucoup. Marina, ma mère, intervenait souvent pour les empêcher de se battre et les inciter soit à lire, soit à faire leurs leçons. Dans l’un et l’autre cas, ils regimbaient alors que moi, je voulais déjà apprendre. Cela des dimanches mouvementés, fatigant : eux se tapant dessus et se bagarrant et moi, tout paisible pleurant parfois de recevoir une gifle alors que je tentais juste d’apaiser les choses.
Ces deux gamins ! Ils s’appelaient comment déjà ? Ah oui : Linda et Matthieu. La tentation américaine, mais pas jusqu’au bout. La voisine se nommait Louise et son patron la faisait servir le dimanche dans un restaurant prisé d’une petite ville voisine.
Ça c’est terminé comment, cela ?
Une fois, j’ai entendu ma mère se disputer très fort avec cette « Louise ». Le fameux restaurant prisé était non seulement fermé le dimanche mais on ne la connaissait pas. Et d’ailleurs, dans l’établissement où elle était supposée faire le service en semaine, personne n’avait entendu parler d’elle. Alors, que faisait-elle donc ces jours-là.
Je me souviens d’être sorti sur le palier. J’avais six ans et j’étais fluet. Les deux femmes mécontentes se faisaient face et derrière leur mère, Linda et Matthieu se tenaient tout raide, avec un air à la fois poltron et sérieux que je ne leur connaissais pas, eux que je connaissais comme bagarreurs et plutôt menteurs. Alors là, plus de flagornerie !
Louise a crié quelque chose. Je dis ça car je n’ai compris. Elle a dit :
-Ce que je fais le dimanche ? Ah ben dis! Ce que tu devrais faire toi-même une fois par semaine et encore, dans ton cas, ça ne suffirait pas ! Non, mais franchement, tu t’es vue ? Et ton gamin là, une mère épanouie, ça pourrait ne pas lui déplaire ! Quant à mon emploi du temps de la semaine, si tu veux savoir, il y a des hommes gentils et ces hommes-là, tu vois, il ne me dérange pas. T’es pas la seule à être jeune et avec un môme et moi, en plus, j’en ai deux. Bon ? C’est vu ?
A ce moment-là, tout le monde s’est tu.
Ma mère a giflé l’autre femme. Un aller et retour rapide. L’autre s’est emportée. Elle a répondu. On a tous hurlé et d’autres voisins sont sortis de chez eux.
Le soir, ma mère sanglotait.
Dans la semaine, Louise est partie.
Ma mère est devenue rêveuse. Elle s’est mis du rouge à lèvres et est partie s’acheter des vêtements : il y avait un cache cœur rouge qu’elle portait avec un sous pull noir et une jupe dont j’ai oublié la couleur et une robe en laine et une autre en lainage. Ça a duré un temps ; elle était jolie, coquette mais toujours ponctuelle et sérieuse.
Pendant quelques temps, elle est revenue plus tard et le dimanche, elle s’est éclipsée. Moi, je n’ai pas eu d’inquiétude. Il y avait une fille qui venait, une « Magali » étudiante qui était très gentille avec moi. Ai départ, ma mère la sollicitait pas mal. Puis, elle s’est habillée comme avant, de manière sage et a changé ses horaires. Magali venait, me faisait étudier et rire, l’alternance m’allant bien. Ça a duré un moment puis ma mère a eu son diplôme. Elle a trouvé un travail fixe dans un hôpital près de Mâcon, et elle l’a pris. J’avais grandi et j’étais très responsable.
On a déménagé.
Mâcon, moi, j’ai aimé. J’y étais en primaire et au collège d’abord. Aux vacances, je partais à Clermont où je me faisais dorloter. Quand ma mère travaillait, j’allais à l’étude du soir et rentrait en compagnie. Elle veillait à cela.
Quand j’ai été au lycée, elle avait changé de travail mais c’était toujours à Mâcon. On a continué ainsi.
Je crois qu’elle a voulu être infirmière mais elle devait avoir trop de travail. Enfin, ça n’a pas marché.
Alors moi, j’ai décidé de préparer le concours.
Elle a été extraordinaire.
Elle m’a tellement aidé.
C’est pour ça que je suis fier ;
Quand enfant, je parlais avec les psychologues scolaires, on me faisait sentir l’absence du père. Oui, c’est sûr, ce n’était pas une chose facile à vivre puis que « pour les garçons », c’est compliqué.
En fait, moi, j’aurais bien aimé que les psychologues déjà nommés abordent le problème de la mère : car, pour elle, qui « avait un garçon », ce n’était pas non plus « facile », pour ne pas dire ingérable. Enfin, je ne pouvais leur dire les choses comme cela mais je le pensais confusément.
Elle est restée aide-soignante. Elle fait ça très bien. Elle s’occupe tellement bien des malades !
Moi, j’ai passé le bac et présenté le concours.
C’est la Fête des mères aujourd’hui. Je m’appelle Guillaume Mercantour.
J’ai vingt ans. J’ai le nom de ma mère car c’est beau et logique.
C’est le nom de mes grands-parents aussi.
J’ai envoyé hier un grand bouquet d’œillets, fleurs qu’elle adore et que je n’aime pas. Il y a des rouges et des blancs. C’est assez joli.
Je vais la voir aujourd’hui.
Je suis le seul des trois ; les deux autres téléphonent.
Ça ne fait rien.
Je déjeunerai avec ma mère.
Marina.
La « Maritime » : celle par qui je faisais de la voile enfant et adolescent, rencontrant les côtes bretonnes.
Marina, la tenace, celle par qui je réussis.
Marina, la solitaire, celle à qui je me confie.
Ma mère.
Elle.
Elle dira ce qu’elle pense des fleurs et elle sourira.
Quand elle boira son café tiède, je serai heureux.
Les hommes et leurs mères : Aurélien Bastide.
AURELIEN BASTIDE
LE FILS DE LA FEMME POUPEE
Elle est comédienne, enfin elle l’était car elle a pas mal d’argent maintenant et ne tourne plus guère. Naguère, elle avait des premiers rôles dans des films qui repassent à la télé, ce qui signifie donc qu’ils devaient être importants. Elle avait des choses à faire au théâtre et les faisait bien à ce que j’ai compris. Maintenant, elle apparaît quelquefois au cinéma dans des emplois nouveaux mais secondaires. Comme le « quelquefois » signifie rarement, il est clair qu’on ne lui propose plus grand-chose. Quant au théâtre, elle dit l’avoir abandonné. D’accord, il ne faut pas être mauvaise langue. On ne va pas transformer la phrase…
En bref, c’est une actrice sans rôle.
Elle rit toujours de cela car pour elle, c’est faux. Elle vit dans ses anciens rôles, ses anciens films. Elle retrace ses débuts au théâtre et ceux-ci étaient brillants. A seize ans, elle prenait déjà des cours et à dix-huit, elle jouait. Le jeu a occupé ses années de jeunesse. Elle a tenté le conservatoire de Paris et réussi le concours. Quand elle dit le nom de ses professeurs, tous sont éblouis. Quand elle dit ses premiers pas sur scène, tous le restent. Elle a joué Agnès dans l’Ecole des femmes et Ondine pour ce qui est de ses premiers grands rôles et elle y était saisissante. Des articles de journaux et les archives de l’I.N.A en témoignent.
Comme elle était jeune alors !
Et belle !
Je dois l’admirer.
Je l’admire.
La Comédie française. Rien que cela. Une entrée par la petite porte et un destin.
Elle est entrée. Elle a et eu un destin.
Maintenant comme avant.
Avant, elle avait une beauté orientale, à dire vrai. Un bel ovale de visage, de beaux sourcils arqués et, dans un évident métissage (puisque son père était algérien et sa mère française) une douceur des traits tout à fait touchante. Et avec cela, une jolie bouche aux lèvres pulpeuses et fraiches et un petit menton ; des joues veloutées et de grands cils. Il y avait en elle de la gazelle et de la biche car son corps comme son visage étaient faits de pleins et de déliés, de zones sombres et de lumière. L’orient venant surtout du regard et de la bouche en un éclat et des plis qui ne mentent pas.
Non, cela ne va pas. Cette description n’a pas lieu d’être.
Maintenant, il est difficile de ne pas être troublé en la voyant ; car elle a…
Ah, toujours le même problème !
Je ne sais écrire. Je ne sais pas décrire.
Bref, quand on la voit ma mère avec sa belle cinquantaine, on reste songeur. Elle est ronde c’est sûr mais ce curieux excitant mélange d’exotisme oriental et de solide Europe est resté en place. Avec « l’âge » comme on dit, l’association est plus parfaite encore. Elle est une belle dame distinguée et originale en même temps et…
Non, je ne sais pas dire.
Je suis caméraman. Je filme. Je ne décris pas. Les images qui forment la description se forment d’elles-mêmes. Pas besoin d’inventer, de créer, d’interpréter.
Mais quand même, ma mère, jeune, il faut en parler, même si ça me rebute. Alors, c’est comme j’ai dit.
Dans le film de Tallerman, dont on a tant parlé, elle avait épousé un jeune banquier avec lequel elle était heureuse, avant d’être mordue par un vampire. Ça se compliquait après, elle souffrait beaucoup et au final, elle mourrait. Elle avait pour ce film des cheveux longs coiffés en anglaise et un rouge à lèvres très vif. Ce devait être au dix-neuvième ou après, enfin je n’en sais rien. Manière film muet vous savez ces choses avec des sous titres.
Mais, c’était quoi, le titre ?
Avant, elle avait joué dans une adaptation de Victor Hugo et une autre d’Emily Brontë. Des jeunes filles malmenées, dans les deux cas. Elle ne disait presque rien : une beauté en dérive.
Mais ensuite, je dois le reconnaître, sa carrière a évolué de manière sidérante. Tallerman a récidivé et là, elle a eu un vrai rôle et un grand texte. Ça l’a lancée et je le comprends. Les photos d’elle à ce moment-là sont vertigineuses. Toute droite, en belle robe rouge, la peau blanche, le bras levé et le doigt vengeur.
Ah oui, une histoire de viol alors qu’elle petite et de vengeance, le tout dans l’élégant Paris du seizième.
Le scénario avait des manques mais les acteurs étaient, eux, magnifiques. C’est ce que j’ai lu.
Elle y était belle, terriblement. Ce devait être dans les mêmes articles.
Ma mère, belle. C’était vrai.
Sauf qu’elle ne l’était pas encore.
Avec Tallerman, elle a encore fait deux films. Elle y a été d’abord une tueuse folle qui reçoit un gros salaire pour tuer tout le monde et s’en sort bien et puis elle a joué une jeune femme qui a un don de vision : elle voit ce qui va mal dans le monde et le signale et ça va mieux et…
Le signale à ?
Je ne sais plus.
Enfin, elle est devenue célèbre grâce à cet homme avec qui elle avait vécu. Ce type apatride qui faisait, à l’époque, contre mauvaise fortune, bon cœur. Oh là ! Je m’emballe. Parler comme ça. Mais bon, il était bien plus vieux qu’elle et à ce que j’en sais, là, c’est mauvaise fortune. Il n’a plus de succès, il a changé de pays, bref.
Le mot « bref » m’arrange.
Elle a décidé de le quitter. Bref
Elle le dit, je la crois. Bref.
Ensuite, elle a rencontré mon père. Il était musicien lui ; le ciné, c’était le dimanche et encore. Elle ne devait pas comprendre ce que le mot désinvolture pouvait signifier et pourtant, à cette époque, du haut de ses vingt –sept ans, il l’était, désinvolte, lui, celui qui allait m’aimer plus qu’elle.
Ah mais non, je dérive.
On revient à elle, la « star ». Ayant quitté son mentor, elle a enchaîné les films où elle a été, tour à tour, étudiante mythomane, femme-flic, jeune femme abandonnée par sa famille trouvant sa rédemption dans l’amour, amante adulée par un homme plus jeune et religieuse éprise d’absolu.
Succès en salle plutôt concluant.
Succès critique la concernant : très positif.
Elle était célèbre.
Elle a choisi le pianiste, ce Bruno Bastide dont j’ai le nom. Il était brun et beau, plus gitan qu’elle. Bon, je ne sais pas dire.Ils étaient contents. Il a dit qu’ils ont vécu en plusieurs lieux et que dans un petit appartement du quinzième, ils ont vraiment eu envie d’un bébé.
Elle m’a conçu.
Ils étaient très contents. Elle avec dans le ventre cette petite chose qui était moi ; lui, car il allait être le créateur de ce petit garçon à venir. Aucun doute pour lui : un garçon. Elle, je ne sais pas.
Elle a tourné encore. Une femme de banquier qui défend son mari. Une architecte accusée de meurtre. Une avocate qui défend un homme accusé de nombreux meurtres d’enfants. Et ainsi de suite.
Enfin non, peu de suite.
Elle avait de l’argent et a espacé les rôles.
Elle s’est séparée de mon père.
Il m’a mis chez sa mère à lui. Une Danièle Bastide comme on ne peut rêver : elle m’a éduqué vraiment, aimé, chouchouté. J’étais son soleil et cela était merveilleux, merveilleux. Aucun des moments de mon enfance n’est à rejeter à cause de cette Dame car tout se transfigurait. J’aimais tout grâce à elle : ma petite chambre, la cuisine minuscule, le grenier et les trois grandes chattes qui passaient leur temps à dormir e s’étirer. Je me souviens de leurs noms : Blandine, Dulcinée et Anastasie. Comme si des bêtes pouvaient avoir de tels patronymes ! Mais ça ne fait rien : c’était marrant.
Mon père venait très souvent. Il avait bien essayé de me garder avec lui au début mais ça ne fonctionnait pas. Il était tout jeune, il lui fallait travailler. Il avait juste une « bonne volonté inefficace » ; quand je dis ça, je le cite. Je n’ai aucun souvenir des nuits avec lui, des tas de nounous et de son inquiétude. Mais, je le crois. Il a essayé. Comme ça a loupé, il m’a mis chez sa mère.
On avait des Noëls merveilleux.
On avait des anniversaires merveilleux.
On passait des étés merveilleux.
Non, je dis toujours pareil parce que moi je filme et ne parle pas. Mais c’est vrai ! C’était une belle enfance.
Sans elle.
Elle ne venait jamais ou presque chez nous ; enfin chez mamie Danièle, Bruno et moi.
Elle était au Danemark, en Suisse, en Angleterre, elle envoyait des lettres, elle téléphonait. Elle faxait.
Elle disait : « c'est-à-dire ».
C'est-à-dire, j’ai un tournage, c'est-à-dire j’ai un projet et il faut s’y tenir, c'est-à-dire, je vais tourner un film et je discute les conditions, c'est-à-dire j’ai un fiancé, c'est-à-dire je me marie, c'est-à-dire.
Quelquefois, elle venait. Elle sentait les produits de beauté. Je voulais lui plaire. Petit, j’étais beau. On me dit que maintenant, c’est pareil. Je ne sais pas.
Elle ne voyait rien, elle.
Mais elle était spectaculaire.
Maintenant, même si son visage a vieilli, la suavité reste même si quelques rides se sont ajoutées. Celles que le chirurgien plastique a épargnées. Elle a l’air d’une poupée alors qu’elle a cinquante-sept ans. Ça fait un peu bizarre et je comprends que les journaux s’amusent. Comment ne pas rire de quelqu’un qui a été célèbre un temps et cherche tardivement à l’être de nouveau ?
Elle doit être la seule à ne rien comprendre.
Bruno joue toujours du piano. Il est à la fois proche et lunaire mais il est là.
Mamie Danièle est en vie même si diminuée.
Je suis là.
Je filme.
Je suis dans le cinéma grâce à elle et sans elle. Evidemment, il fallait vouloir embrasser cette profession et pouvoir payer les études qui y sont liées. Ils ont fait ça. Elle aussi : si c’est vrai, c’est gentil.
Après, il fallait pouvoir travailler.
Je l’ai fait.
Sans elle.
Jamais je ne dirais que je suis son fils.
Je veux éclairer tout seul et surtout ne pas l’éclairer, elle.
Je vois des gens de cinéma qui sont vraiment là.
Ce n’est pas son cas.
Elle est finie.
Je prends des bières avec Bruno.
Ça arrive souvent et c’est bien.
Les hommes et leurs mères : Emmanuel Bastiani.
EMMANUEL BASTIANI
Celui qui défend les mères
Il y a vraiment une chose à laquelle je ne comprends rien. Je sais le mot « chose » est à éviter quand on écrit un texte ; il n’est pas très littéraire et c’est un fourre-tout malcommode qui peut vous jouer des tours. Mais, je n’en trouve pas d’autre. De toute façon, je ne suis pas un littéraire et les mots vagues ne me dérangent pas, dès que je suis sorti du cadre de ma profession. Alors, je reprends : Il y a une « chose » qui m’échappe : c’est tous ces types qui se plaignent de leur mère. On les voit partout ceux-là. Ça a commencé par les magazines de psychologie, ceux que je lis dans la salle d’attente du dentiste ou de l’ophtalmo et qui disent tout le temps pareil. Il y a toujours un acteur célèbre qui déclare qu’au bout de plusieurs années de thérapie, il en est venu à voir sa mère sous un jour « différent ». Il s’est apaisé, il n’est plus dans la rancune ou le déni de celle-ci. Non, il va bien. Il est même en paix avec la mort de sa mère, survenue avant qu’il n’ait été à même de lui parler. Finalement, il est positif…Quand ce n’est pas un chanteur, un médecin à la mode u encore un chef d’orchestre. A peu de choses près, le discours est le même. Il y a toujours un moment où la personne interrogée va aborder le sujet et là, on peut en être sûre, la mère évoquée aura été forcément « gênante », « embarrassante », « peu compréhensive » ou carrément « castratrice ». Rien que cela ! Si la mère est encore vivante, et c’est souvent le cas, il convient de dire que les « choses » vont mieux, ce que ces gens-là font avec beaucoup d’habilité et d’élégance. Si elle n’est plus de ce monde, on peut être un peu plus mordant et trouver à propos des références littéraires. Légion de Poil de Carotte …Cette image me fait rire.
Je me suis donc repu longtemps d’articles de ce genre, les imaginant cantonnés à ce type de magazines, avant de me rendre compte que la presse féminine s’est emparée du thème. J’ai lu dans « Elle » que telle ou telle personnalité avait mis des années à résoudre ses problèmes avec sa mère alors que d’autres les estimaient encore très brûlants. Quelquefois, il y avait une femme qui parlait et qui disait ne pas comprendre comment les mères pouvaient avoir sur leur fils un tel ascendant, le plus souvent négatif, et ne pas en avoir conscience. En effet, ça doit être compliqué…
Bref, la télévision et la radio ont fini par être gagnées par la frénésie ambiante. Sauf erreur de ma part, j’ai vu plusieurs téléfilms où un pauvre héros avait des démêlés avec une marâtre soit vieillissante et aigrie, soit voulant paraître jeune en écartant ses rejetons. J’en suis restée pantois. Et l’autre jour, tiens, il y avait une émission à la radio. C’était un forum qui avait pour thème « Vous et votre mère ». La présentatrice estimait avoir entendu beaucoup de témoignages de jeunes filles et de jeunes femmes, lesquels donnaient une image juste des relations mère-fille. Il s’en dégageait pas mal d’ambigüités, les relations se situant entre le respect et la méfiance, la confiance et l’adulation s’opposant à une certaine saturation ; au final, il y avait des tensions mais rien d’explosif. Il fallait maintenant que les messieurs s’expriment et ils l’ont fait. Un malheureux garçon de seize ans s’est manifesté pour dire que même s’il s’engueulait avec sa mère, il ne saurait se passer d’elle et qu’il l’aimait formidablement. Ça n’a pas été bien perçu. Il fallait dire que, oui on l’aimait mais que c’était vite compliqué. Les autres ont compris tout de suite. La présentatrice s’en est donné à cœur joie entre les célibataires se sentant obligée de s’occuper d’une mère dépressive, les hommes mariés qui subissaient les intrusions multiples de leur mère dans leur couple et ceux qui avouaient finalement que la faillite de leur union incombait à leur propre faiblesse devant leur mère. Le portait qui s’est dégagé était celui d’une quadragénaire ou quinquagénaire omniprésente et très intrusive. Méfiance donc !
Voilà.
J’ai bien lu ou entendu tout ça. J’ai regardé aussi. Mais rien n’a emporté mon adhésion.
Au risque de déplaire, moi, je n’ai aucun problème avec ma mère.
Et pourtant, au vu de mon histoire, on se serait attendu au contraire. Voyez plutôt.
Ma mère s’appelle Monica. Quand elle m’a conçu, elle était à Nice en vacances chez une cousine installée en France. Elle, elle venait de Gênes, en Italie du nord et elle avait juste vingt ans. Elle avait quatre frères et aucune sœur. Ses parents tenaient un commerce de gâteaux et de confiseries. C’était des gens travailleurs, très strict sur la morale et catholiques pratiquants. La cousine Adriana chez laquelle ils avaient envoyé leur fille était dotée d’une famille aussi rigide. En termes clairs, on y surveillait l’honneur des filles. Sachant que j’ai trente-sept ans, vous devez me prendre pour un fou. Allons, une famille italienne dans les années soixante-dix, avec tout le remue-ménage qu’il avait dans le pays à cette époque-là, ça ne pouvait pas ressembler à un couple sicilien lorgnant sur la moralité de leurs filles, au début du vingtième siècle ! Mais, je crois bien que si car ma mère, quand elle parle, je la crois.
La famille d’Adriana, ils ne l’avaient pas vue depuis longtemps, les parents de ma mère, mais elle avait très bien travaillé au lycée et ils lui promettaient l’université où elle ferait du français. Elle y avait droit puisque pendant deux ans, elle avait travaillé à la boutique pour avoir de quoi financer ses études.
Ses parents ont vu là l’opportunité d’un voyage linguistique qui, dans le même temps, resserrerait des liens un peu distendus entre les deux familles. Ça s’est fait comme ça. Ma mère est partie, toute radieuse et elle a découvert Nice. Tous les matins, elle allait prendre des cours de français dans une école pour étranger car il fallait absolument qu’elle ait un bon niveau à l’entrée en faculté et elle craignait d’avoir un peu perdu. L’après-midi, elle discutait avec Adriana et sortait. Sa cousine avait bien plus de libertés qu’elle. Il coulait de source qu’elle pouvait aller à la plage avec des amies, faire les magasins, boire un verre à la terrasse d’un café et sortir en bandes mixtes. Elle ne s’en privait pas. Elle avait un petit diplôme de dactylo et ceci ne lui donnait aucun complexe. Elle vivait encore chez ses parents, donnait le numéro de téléphone des amis chez lesquels elle passait des soirées et ne découchait jamais. Elle attendait de se marier, c’était aussi simple que cela ; d’ailleurs pour elle, la vie se devait d’être simple. On aimait le Bon Dieu, on suivait ses voies. Elle aurait gentil mari, Adriana, un homme droit et travailleur qui lui ferait des bébés et elle serait une bonne épouse. En attendant, elle profitait de la mer, de la plage, des cafés et des soirées dansantes ; elle ne négligeait jamais la messe et allait se confesser. D’aucun aurait dit qu’elle avait une foi superficielle, un peu opportuniste. C’est partiellement vrai car Adriana était sans malice. Qu’un garçon l’embrasse ou lui caresse les seins ne la choquaient pas si elle l’autorisait et de toute façon, elle n’aurait pas accepté plus. Au curé, elle ne racontait pas cela. Ce n’était pas pour lui. 9a ne le regardait pas. Elle adorait ses parents qui l’adoraient. « Et l’été était beau cette année-là. » Enfin, je préfère écrire ça, sinon, je vais réutiliser le mot « chose », qui est si laid, paraît-il…
Bref. Mon père, il donnait des cours à des étudiants étrangers, l’année où ma mère s’est inscrite à l’école. Je sais juste qu’il était grand et blonde et qu’elle aimait ses yeux bleu-vert. Il enseignait bien, il était drôle.
Je l’ai questionné un peu, quand j’ai pu le faire, car au début, je ne faisais que regarder les trois photos qu’elle avait de lui.
Sur la première, il était avec toute sa classe d’apprenants de français. C’était la fin du premier mois et il avait organisé une fête dans la classe. Il était au fond, au troisième rang et je voyais bien qu’il était assez beau. IL avait des traits fins, une expression souriante et détendus et ses yeux étaient clairs. Il devait vingt-six ans.
Sur la seconde, il était en excursion avec d’autres étudiants. C’était un village de Haute - Provence, un de ces villages qui n’avaient pas trop dû dépayser les autres mais beaucoup plu aux anglais, danois et allemands qui suivaient aussi ce cours d’été. Ma mère a dit que c’était un voyage proposé par un enseignant plus expérimenté, en fin de séjour pour ceux qui voulaient. Comme Monica avait bien travaillé, il était évident qu’elle pouvait partir plusieurs jours en bonne compagnie. Elle en a gardé un souvenir émerveillé à cause des grandes promenades, des baignades, des repas préparés ensemble et des soirées où on faisait des sketches avant de chanter et de danser. C’était vraiment, à l’entendre dire, une période bénie et un état de grâce. Tant d’amitiés nouées, tant d’échanges !
Enfin, sur la troisième photo, elle est seule avec le jeune blond. Il travaille à Lyon mais est venu la voir à la frontière italienne. Depuis la fin du stage, ils se sont écrits. Un sentiment fort est né. Très fort. C’est réciproque. Ils s’aiment. Le garçon est droit, honnête ; de plus il travaille. Le français, il l’enseigne en lycée, à Lyon. Tout est possible.
Cette photo, je l’ai regardée mille fois. Monica porte une robe fleurie. Elle est jolie. Elle l’a toujours été. Elle a cet ovale si doux qui lui donne un air de madone, un petit droit, une jolie bouche pulpeuse et surtout un regard noir très intense, très rayonnant. A côté d’elle, Jean-Bernard se tient droit. IL porte une chemise blanche et un pantalon sombre. Il est également souriant.
Dans la lumière de Roquebrune, ils sont beaux l’un et l’autre et tout semble resplendir.
La nuit même, je suis conçu.
Neuf mois après, je nais en Italie, dans la maison de mes grands-parents, Andréa et Luisa.
Trois mois après ma conception, Jean-Bernard a écrit une lettre terrible où il a dit revenir sur sa parole. Il a été fou. S’engager davantage serait mentir. Il n’est pas assez amoureux. Il regrette de le dire maintenant mais il ne s’est pas vraiment rendu compte.
Dans la maison, Monica a dit qu’elle avait été heureuse de m’attendre.
A ma naissance, elle a pleuré de joie.
Ma famille italienne a été adorable pendant toute ma petite enfance. Monica n’a pas renoncé à ses études. Elle est devenue enseignante de français. Longtemps, elle a travaillé à Gênes.
Elle a toujours dit que tout allait bien mais je sais que c’est faux. La nuit, souvent, au début surtout, quand j’étais tout petit, elle a pleuré beaucoup. Elle me montrait toujours son joli visage enfantin qu’elle ne maquillait presque jamais et me serrait contre elle. Elle cachait ses larmes, elle a fait ça longtemps.
J’ai été, je crois, un gentil petit garçon ; je n’étais pas coléreux mais turbulent. Je me laissais gâter par mes grands-parents mais n’exigeait pas. Je bougeais beaucoup et j’étais intrépide, ce qui les faisait rire mais je ne me souviens pas d’avoir été ingérable.
Quelquefois, je lui faisais de la peine à elle, ma mère, ma jeune mère : Monica. Je la voyais froncer les sourcils et son expression devenait grave ; Alors, cela suffisait.
Elle a été la jeune fille qui était là le matin, m’embrassant pour me réveiller.
Elle a été l’initiatrice, celle qui donne l’envie de lire, d’écrire et de compter.
Elle chantait joliment, je m’en souviens, en français et en italien.
Elle racontait très bien les histoires.
Ma presque-Vierge, ma jolie amazone, ma jeune fille rêveuse, ma mère aimante et adorée.
Je n’ai jamais vu mon père. Il y a eu quelques lettres, je crois.
Elle a trouvé un poste à Milan et je suis resté un temps chez les grands parents avant d’être interne. J’ai compris qu’elle avait quelqu’un mais qu’elle ne voulait pas d’interférence.
Le temps a passé.
Je suis devenu restaurateur ; j’ai maintenant un restaurant assez côté à Menton. J’ai du personnel et une clientèle exigeante et huppée. J’ai du talent, c’est certain et je travaille beaucoup mais je ne peux nier que mes grands-parents et ma mère m’ont aidé. Enfin, je ne suis pas un ingrat. Je les ai dédommagés.
J’ai une compagne maintenant. Elle s’appelle Julia.
Ma mère fait des séjours chez nous et dès le début, mon amie s’est montrée stupéfaite. Monica est vraiment une femme adorable. Toutes les deux s’entendent à merveille. Elles se promènent en ville et font des emplettes. Elles se font de confidences et se taquinent beaucoup. J’adore les voir ensemble.
Surtout maintenant car Julia est enceinte.
Ce sera bien dans plusieurs mois.
D’ailleurs, ma mère n’enseigne plus. Elle est avec nous. Et c’est très bien comme ça.
Vraiment bien.
Alors, par pitié, épargnez-moi les jérémiades des magazines de psychologies, les forums sur les mères et les émissions de télé aux visions plutôt courtes car elles ne font que transcrire une des vérités possibles en en excluant d’autres. A commencer par la mienne, qui est que j’aime ma mère.