DOUCEUR DES FEMMES ET AUTRES CHIMÈRES. ERRANTE.
Sofia. C’est un prénom qu’elle n’aime pas trop car il n’est pas assez français. Elle habite Marseille depuis longtemps et regrette Aubagne où, petite fille, elle a vécu. Sa mère était italienne, d’où ce prénom méditerranéen. Prénom glorieux évoquant une fastueuse actrice. Prénom trop lourd. Victor ne s’habitue ni à la perte de sa femme, trop vite morte, ni à l’irrésistible beauté de sa fille adolescente. Heureusement, il n’a qu’elle, sinon, comment ferait-il ?
Quand elle est toute jeune, Sofia tourne autour de Monica, la jeune mère solaire dont maintenant qu’elle a cessé d’être bébé, elle garde la nostalgie du lait et du sein. Au fond d’elle-même, elle sait l’amour de la mère dont tout en elle parle : le beau visage aux cheveux difficilement ramassés en arrière, les yeux bruns sérieux et doux, les belles lèvres naturellement rosées et l’encolure. Les seins, les seins doux de la mère : opulents, renflés, majestueux dans leurs formes comme dans leur appréhension...
DOUCEUR DES FEMMES ET AUTRES CHIMÈRES. ERRANTE.
Quand elle est petite, Sofia est espiègle. Elle s’échappe souvent, court dans l’appartement et, quand la porte est ouverte, s’enhardit sur le palier. En équilibre instable, elle se demande si elle osera. En général, elle n’a pas le temps car on crie après elle et ce mélange d’ordres et de supplications la touche. Alors, elle se laisse rattraper, se plaint puis devient douce pour mieux retrouver l’étreinte et l’abandon maternels. Il est bon, quand elle a été suffisamment grondée, de retrouver celle que rien ne définit vite car elle est tout. De la légère odeur citronnée qui s’échappe du corps de la mère, de sa voix au phrasé italien ou de l’intensité de son regard, quel est le meilleur ? Dans la quiétude où elle se trouve, Sofia n’arrive pas à répondre. Et quand l’inquiétude vient car Monica n’est plus avec eux, elle reste encore sans voix, mais là, c’est douloureux. Le temps et la mort effacent tout.
La confusion s’installe car la disparition de la mère, si vite morte après un accident de voiture, fait reculer l’amour au point qu’elle croit qu’il n’existe plus. Cela commence quand elle a dix ans, le jour où elle sait qu’elle est orpheline. Car, Victor, même s’il reste conscient de son rôle, s’écarte de son devoir de père. Il a des sœurs qui habitent Aubagne et l’une après l’autre viennent jouer à la maman. Élève assidue, Sofia fait son possible et tout le monde s’accorde à la trouver gentille et méritante.
DOUCEUR DES FEMMES ET AUTRES CHIMÈRES. ERRANTE.
Pourtant, ils déménagent et d’emblée, la petite fille déteste Marseille nord. Tout y est compliqué au point que l’envie de grandir vous passe. On voudrait d’ailleurs que le temps s’arrête mais non, il suit son cours. Alors, un jour, forcément, on apprend de la bouche de son géniteur, quadragénaire étonnamment seul ou bien menteur, qu’on a quinze ans et la beauté du diable !
Quinze ans, ça, elle le sait bien ; mais cette beauté-là ? Qu’est- ce qu’elle peut en savoir ?
Le Diable ?
Elle ne tient pas vraiment à savoir qui il est même si elle ne croit pas en Dieu. Non, le diable ne l’arrange pas. Monica croyait en Dieu, elle, et priait la Sainte Vierge. Elle aurait lui expliquer tant de choses ! Seulement, elle est morte.
Ici, tout est mal.
Tout. Le rejet que Victor semble avoir d’elle en dépit des services qu’elle lui rend : carrelage à nettoyer, lits à faire, fenêtres à ouvrir et courses à ne pas oublier… Appartement modeste dans un immeuble bondé. Lieu de vie simple qu’elle rend rutilant.
Tout. Le petit corps enfantin qui se transforme : le sang, les petits seins, la taille, l’harmonie d’une beauté adolescente.
DOUCEUR DES FEMMES ET AUTRES CHIMÈRES. ERRANTE.
Sofia grandit. Regards masculins.
Tout. Les regards masculins si insistants sur elle, qui a douze, quatorze puis quinze assume tout : la solitude du père et sa frustration, son insondable tristesse qui le rend imperméable à tout son environnement et donc, cet environnement même. Et son épanouissement à elle, si impérieux.
Dans les squares, les cages d’escalier, les galeries marchandes des grandes surfaces, Sofia assume tout : l’interrogation, l’affirmation du désir, la provocation et l’agression.
Une première fois, à treize ans, elle est interpellée dans le parking souterrain de leur immeuble où elle a dû redescendre, à la demande de Victor, chercher dans le coffre de la vieille Fiat, un paquet oublié. Un homme vient vers elle et sans prendre le temps de la laisser se méfier, la plaque contre la voiture et lui caresse les seins à travers son corsage. Sofia crie dans le vide plusieurs fois de suite sans que ces plaintes ne soient entendues. L’homme ricane. La jeune fille devient insultante en français et en italien. L’italien fait reculer l’homme qui, rougissant, promet qu’il fera bien pire quand ils seront de nouveau face à face. Face à face ? Sofia juge impossible une nouvelle rencontre puisqu’à son idée, Monica a chassé cet homme mauvais. Qui d’autre qu’elle aurait pu le faire ? Ces paroles insultantes en italien, c’est bien elle qui les lui a apprises, il y a longtemps déjà, à une époque ou tout danger était imprévisible et où la seule crainte à éprouver était d’être écartée du giron…Attaqué pour sa vulgarité dans ce qui est probablement sa langue maternelle, l’agresseur s’est enfui.
DOUCEUR DES FEMMES ET AUTRES CHIMÈRES. ERRANTE.
Meurtrie par la mort de sa mère, Sofia ne trouve, en son père Victor, qu'indifférence et perd dans de multiples et éphémères liaisons.
A Victor, perdu dans ses rêves, Sofia dit l’infamie de l’homme et ses mauvais desseins ; à la mention de la protection exercée par le fantôme de Monica, il part d’un doux rire désespéré et la jeune fille, confondue, se tait.
Plus tard, elle appelle l’une de ses tantes d’Aubagne, celle qui se préoccupe de son évolution de jeune fille, achète avec elle de la lingerie et lui a appris à faire la différence entre menstruation et ovulation…
Christine est bienveillante. Elle conseille des tenues sages et des horaires stricts. Sans parler de demandes à laisser telles quelles sans justification. Ne pas sortir à vingt-deux heures pour aller acheter des cigarettes et ne pas déambuler dans un parking souterrain désert : les désirs de Victor peuvent attendre.
Sofia promet mais rien ne marche.
Un homme la suit de jour au sortir du supermarché local et l’insulte en la provoquant. Elle lui bat froid mais le retrouve dans une cage d’escalier ou, alors qu’elle cherche à lui échapper et affirme aller voir une amie, il lui palpe les seins, lui remonte la jupe sur le ventre et, la main plongée dans sa culotte, la masturbe vigoureusement. Elle se débat. Il crie et assène qu’elle est une petite chienne et aime ça. Elle se dégage, part et pleure.
Victor, à qui elle parle, hoche la tête et lui conseille la prudence. Le reste de la soirée, il regarde la télévision et passe des coups de fil.
La fois suivante, dans un autre parking, un autre homme déchire son corsage et s’en prend aussi à son entrejambe. Il dit « branler » et non « caresser » ou « masturber ».
Elle a du plaisir et crie. Il dit : « c’est bien ».
Il y a d’autres épisodes et d’autres violences.
Elle parle à Victor qui sourie et hausse les épaules.
Une fois, elle a la bouche meurtrie, ensanglantée.
Une fois, elle a mal à l’entrejambe et ne sait que faire.
Une fois, elle a des meurtrissures sur les bras, comme des traces de cordes ; sa lingerie est déchirée ; elle a les yeux fous.
Elle ne rentre pas une nuit.
Victor, devant son café, lit un magazine.
DOUCEUR DES FEMMES ET AUTRES CHIMÈRES. ERRANTE.
Sofia dérive après la disparition de sa mère...
Elle n’a pas peur de faire l’amour mais elle a peur de mourir. Quand un garçon ou un homme est sur elle – il y a une différence tout de même- elle reste en relation avec l’image solide, belle et sensuelle de Monica et ce lien la soutient. Sa maman, elle le sait, n’aime rien de ce qu’elle fait maintenant avec ses « autres » qui se nourrissent d’elle mais elle continue de l’aimer et de lui communiquer sa force. Sofia ne sait pas ce qu’il y a après la mort mais, de peur de ne pas trouver ce Paradis plein de cyprès et de grands lys que sa mère lui a dépeint, elle reste sur terre. Que ferait-elle si, errant dans ce grand domaine où Sofia a le droit d’être, elle était longuement reléguée dans un Purgatoire où on la maintiendrait sans fin ?
Nettoyer la maison et s’occuper de son père, c’est aussi bien qu’étudier et d’avoir de bonnes notes.
Relever sa jupe et son corsage et coucher, c’est mal.
Mais il n’y a rien à faire.
Rien.
Sofia, quelquefois, regarde ses seins et sent les larmes perler à ses yeux. Elle pince et frappe à coups réguliers les beaux mamelons, jusqu’à ce qu’elle se sente lasse. Rougis et douloureux, ses jeunes seins immobiles la renvoient à sa honte. Quand la douleur décroît, elle ne les caresse pas.
Elle se punit encore, se griffant, se privant d’aliments, pleurant.
Elle s’interdit toute masturbation.
En quelques semaines, devenue insomniaque, elle affole son père, qui, d’indifférent passe à l’inquiétude et aux interrogations. Tandis qu’il questionne en vain, le fantôme de Monica veille sur le corps lourdement marqué de Sofia, et, se faisant bienveillant, l’apaise. La jeune fille reste muette mais l’alerte est enfin donnée. Christine vient et s’inquiète. Et Marie-Pierre et Sylvie, les autres sœurs.
Bientôt, on envisage un autre lycée et une autre vie.
Sofia part à Aubagne où elle était petite et fait les marchés, quand elle peut, avec Christine.
Les cages d’escalier, les parkings, les halls d’immeubles et les terrains vagues quittent son esprit, même si, pendant longtemps lui reste en mémoire de magnétiques images d’agenouillements ou d’allongements, de caresses et de pénétration.
DOUCEUR DES FEMMES ET AUTRES CHIMÈRES. ERRANTE.
Sofia, après quelques errances, se retrouve elle-même et s'apaise.
Volontairement emprisonnée, Sofia s’astreint à une vie d’où toute sensation corporelle est éludée. Elle ne peut ni avoir mal aux seins ni au ventre et son bas ventre n’existe pas. Un mal de tête est accepté ainsi qu’une grosse fatigue, liée à un gros travail de préparation pour des examens. Rien d’autre.
Vêtue de gris, de noir et de bleu marine, Sofia travaille son bac d’arrache-pied la semaine et vend le samedi matin, des nappes provençales.
Plus rien n’existe.
Victor vient et déjeune avec ses sœurs et elle.
Monica est distante.
Un jour, pourtant, Sofia sent un lien se défaire. Elle est maintenant en classe préparatoire et s’apprête à passer un gros concours pour une école de commerce. Toute sa vie est faite de labeur, son corps étant relégué depuis longtemps au rôle de simple exécutant. Un jeune homme étudie avec elle et il lui plaît. Au fil du temps, le corps se rend à lui-même ; les seins existent, pèsent et durcissent, frémissent et se dressent. Le sexe redevient sensible et offert.
Sofia estime avoir tout mal fait, par blessure et par sentiment d’abandon. Bien sûr, dans sa tête, les choses ne sont pas si claires et nettes…
Le jeune homme est là, blond, mince, presque arrogant.
Elle se sent belle, soudain.
Sa poitrine retrouve cette beauté du diable qu’un temps il avait été malséant d’avoir ; la jeune fille en est contente et s’enorgueillit de leur prestance.
Le concours arrive : tous deux réussissent.
Jusqu’ici, ils ne sont rien de plus que des paroles d’approche et d’encouragements.
Maintenant, ils sont vraiment face à face.
Quand l’amour est dit et va se faire, le corsage de Sofia tombe et deux beaux seins apparaissent, purs et dressés.
Le fantôme de Monica est présent jusqu’en ses délicates effluves. Le muguet règne.
Le lilas aussi.
La bouche de l’amant fait s’ériger, l’un après l’autre, les tétons rosés qui prolongent les seins de la jeune fille.
Le bonheur est tangible.
Sofia le sait.
DOUCEUR DES FEMMES ET AUTRES CHIMÈRES. SEREINE.
Pauline est enceinte. En elle, tout se transforme.
Pauline est très surprise. Rien de ce qui arrive ne lui est familier et rien surtout ne correspond aux idées reçues qu’elle a, des mois durant, emmagasinées ; au fond, tout est plus simple.
Elle n’avait, au fond, pas très envie d’être enceinte et découvrir qu’elle l’était l’a, sur le moment, déstabilisée. C’est vrai qu’après avoir tenté des années durant d’avoir un bébé avec un compagnon qui a fini par vous reprocher votre stérilité, sans se poser la question de la sienne, a été un long calvaire. Alors, Pauline, en rencontrant François a estimé que tout irait bien comme ça. Elle a atteint la quarantaine, lui est un plus jeune. Elle s’estime d’avance perdante et ne pense pas que faire l’amour à cet homme dont elle est fervente peut changer quoi que ce soit à son état. Elle s’est tant illusionnée, comptant ses jours de retard de règle et observant ses seins qui, soudainement renflés et tendus, devaient obligatoirement être signes du merveilleux événement. Mais toujours, les menstruations sont revenues et toujours sa poitrine a retrouvé son galbe naturel.
Sauf, là.
Et là, elle a su.
Un mois durant, elle n’a pas saigné et aux jours dits, rien n’est venu. Aucun signe habituel : les douleurs récurrentes qui vont s’amplifier, les premiers écoulements et la fatigue qui les accompagne, l’irrégularité des flux et l’irritabilité qui finit toujours par l’emporter. Son ventre est resté plat et, au lieu du sang dont les teintes, en ces moments, l’ont toujours laissée entre l’étonnement, l’aigreur, le contentement et la lassitude, il n’y a que ces intimes suintements qui marquent la vie d’une femme.
Quant à ses seins, ils ont gardé leurs beaux volumes sans que rien ne vienne modifier leur élasticité et leur densité.