Battles. Partie 2. Reconstituer l'itinéraire d'un tortionnaire. Paul et Markus Winger.
Paul trouva celui qui était consacré à Markus Wingler et il était émaillé de photos.
- «Tiens, se dit-il, il est né à Dannick dans une famille bourgeoise plutôt ouverte aux idées socialistes. C'était un élève moyen dans les matières scientifiques et littéraires mais en sport, il était excellent. Fabuleux en course de fond, bon en lutte, bon en natation, bon en gymnastique au sol. Il a intégré l'armée très jeune mais à priori il a suivi un cursus plutôt réservé à des gens bien moins doués que lui. Il s'est fait repérer pour son autorité naturelle, son sens de la discipline et ses talents d'athlète et on l'a changé de cursus. Qui donc ? Un gradé...Tiens...Une unité d'élite pour cadrer les mauvaises têtes, on dirait bien...Il en sort major. Le gradé approche de la cinquantaine, pourtant. Un visage à faire peur. Quelles relations ont-ils ? Il est formé comme instructeur. Méthodes musclées. Pratique des arts martiaux. Bon tireur. Solide, entraîné à briser...Qu'est-ce que c'est que cette photo ? Il n'est plus à côté du même...Il était secrétaire d'état celui-là...A la défense...Comment l'a t'il connu ? Et là, il est invité à une réception avec le ministre de l'intérieur...Il a vingt-quatre ans... »
Paul ne pouvait s'empêcher de lire à mi-voix et de commenter et Monica, fascinée, le regardait.
«Instructeur à la prison d'état de Dannick après une formation intensive. Veut travailler avec les Politiques qui, selon lui, sont un fléau. S'est fait au préalable remarquer pour son efficacité. Tue à bout portant deux fuyards lors d'une manifestation interdite. Des Rouges...Ah oui, je me souviens de ça...Mais c'était Lui ! Cette photo ? Un autre instructeur, de son âge enfin, aussi brun qu'il est blond. Ils sont l'auteur d'un manifeste sur la suppression de toutes formes d'opposition au régime de Dormann. Ils justifient le fait de tirer à vue, d'éradiquer toute forme de désobéissance. Une balle dans la tête à une femme de soixante ans qui ne respectait pas le couvre-feu pour une raison pathétique : un petit fils malade ! C'est le brun qui se vante de ça. Une femme enceinte bousculée et qui a accouché en prison d'un enfant mort-né...Plein de tracts chez elle. Il l’a tuée, lui, Markus Winger et on l'a félicité. Félicité ! J'ai su ce meurtre horrible et j'en ai parlé dans une émission, oui, je me souviens. Lui, c'était lui ! Il a brigué un poste à la prison Étoile et on le lui a donné. Vingt-cinq ans. Très bien vu, très bien noté. Silence absolu sur ces liaisons bien ciblées avec quelques hommes puissants qui ont fait avancer son dossier. Bénéficie d'une étrange indulgence en un temps où les pratiques sexuelles sont normalisées et contrôlées. Obtient en deux ans des résultats exceptionnels avec les prisonniers qu'on lui confie et à qui il applique des méthodes redoutables. A l'arrivée de Paul Kavan, il demande, car il a suivi chaque étape de son procès, à s'occuper de détruire Battles pour faire naître Vision, celui qui sait se renier pour devenir un être neuf et embraser les foules. Il s'enthousiasme pour ce projet et plaide sa cause. On lui livre un homme de quarante-neuf ans sur lequel il a tout pouvoir. Tout est rondement mené. Winger prévoit déjà le futur de celui qui fut Battles. Continuer un dressage déjà bien maîtrisé et contrôler l'ex-détenu dans tous les aspects de sa vie. Et il a ces trois implants. Avec cela, il est conditionné et prêt à devenir Vision. »
Paul reposa les feuillets, sidéré. Il tomba ensuite sur un manifeste rédigé par Winger, une sorte de profession de foi qui contenait des poèmes à la mort. Ils n'étaient pas très bons mais avec tout ce qu'il avait en main, Paul tenait son personnage...Il sut alors que tout ce qu'on lui avait dit sur son évasion, le rôle des partisans et la mort violente de son instructeur, était vrai et cette fois, il le crut.
Vision ? Jamais il ne m'a appelé ainsi. Il l'aurait fait à Dannick, peut-être ? De toute façon, ça ne clôt rien...
Il rédigea sur la prison Étoile un court mémoire où il raconta la façon dont on l'avait traité, en détaillant les étapes de sa rééducation. Ses souvenirs étaient encore frais et sa vulnérabilité quasi intacte, ce qui donnerait à son texte, s'il était publié, des accents de vérité peu soutenables mais convaincants.
Il le fit suivre d'un court article sur Markus Winger et le mélange de répulsion et d'attraction qui l'avait relié à lui, en restant théorique. Il était trop intelligent, cependant, pour ne pas saisir quel effet pourrait avoir sur les lecteurs du magazine dans lequel il paraîtrait, un tel brûlot. S'exprimer en termes mesurés ne masquerait pas l’ambiguïté fondamentale de son propos. Il garda donc ce texte pour lui...
Il prépara pour la presse, une lettre d'excuses et de regrets pour des aveux qu'on l'avait contraints à faire et pour ceux qu'il avait dénoncés.
Rien de tout cela ne serait dévoilé avant son départ pour l'Angleterre mais il avait la conviction qu'il était temps pour lui de s'exprimer ainsi...
Il se promit de dédommager, comme il pouvait, les familles de ceux qu'il avait contribué à faire chuter, si elles existaient encore. Et il demanda à écrire à sa femme et à ses enfants.
Puis, demeuré seul, il pleura brièvement avant de se reprendre. Il ne serait jamais Vision, quoi que sa tête fût mise à prix dans son pays et qu'on offrît une prime à quiconque pouvait le tuer. Il redeviendrait Battles ou tout au moins un être lui ressemblant...