Clive, le Vengeur. Partie 4. Erik retrouvé. Souvenirs et jeux.
La patience réussit à Clive Dorwell, qui retrouve parce qu'il l'aime, le danseur qu'il avait piégé...
J’ai essayé de ne pas trop réfléchir. Lui non plus et on a enchaîné :
-Carolyn, petite, voulait faire du football américain. Elle est danseuse classique maintenant !
-C’est mieux pour elle, je pense ! A moi ? Ma sœur aînée voulait que je sois attiré par la peinture. Il y a une école de peintres importantes au Danemark, à Skägen. Elle penserait que j’y mènerais une vie d’artiste solitaire…
-A moi. Kathleen est bien en chair. En général, elle choisit des vêtements à sa taille mais l’autre jour, elle n’a pas décoléré. Elle ne comprenait pas que sa robe taille 38 ne lui aille pas !
-C’est mon tour. J’ai travaillé à Hambourg pour John Neumeier et j’ai connu une sorte de résurrection avec lui. J’ai voulu bien sûr lui offrir un cadeau très personnel à la fin de notre collaboration et sachant qu’il collectionne tout ce qui concerne Nijinsky, j’ai cherché un objet quelconque, un dessin, une lettre pour compléter sa collection. Tu imagines, j’ai prospecté en Angleterre et aux Usa et même en France. Mais ce que je lui ai finalement offert, c’est un petit dessin exécuté par le danseur russe lui-même en marge d’une partition. Le collectionneur qui me l’a vendu était…à Hambourg !
-J’adore ce que tu viens de dire. C’est à moi ?
-Oui.
-Mon nouveau chef de cuisine est italien d’origine. Il adore les saucisses allemandes, les pommes de terre, le chou. Je dois le réprimer !
Erik a eu un rire frais.
-Une fois, à la fin d’une représentation, une petite fille m’a attendu à la sortie des artistes, avec sa mère. Elle ne devait pas bien avoir compris ce qu’elle devait me dire et la voilà qui me déclame : « Maman vous adore monsieur Igor Zelensky et moi-aussi. Vous dansez au Kirov et vous êtes en visite à Londres ! Nous sommes très heureuses mais nous devons vous le dire en anglais car nous ne parlons pas russe ! »
-Ce n’est pas possible, ça !
-Mais si…Elle se trompait de danseur et l’ignorait.
J’ai hurlé de rire.
-Julian me faisait faire des copies de costumes de danse portés par de grands danseurs quand il n’avait pas le temps de les créer lui-même ; il a décidé qu’il trouverait toujours le moyen de me les fabriquer quand il lui est arrivé un costume de ballerine qui m’était dédié. La belle robe de la Sylphide…Il ne décolérait pas …
J’ai souri de nouveau mais je préférais qu’on ne s’appesantisse pas sur lui. Il a eu l’intelligence de le comprendre et on a évoqué à tour de rôle, nos parents, nos cousins et cousines, ses sœurs, nos amis, ceux que nous continuions de voir et ceux que nous avions perdu de vue. On l’a fait avec légèreté en prenant le contrepoint de ce qu’ils étaient. Pour la première, il m’a parlé de camarades de lycée, de jeunes danseurs ou danseuses qui, comme lui, cherchaient à faire carrière, de commerçants danois qui avaient marqué ses jeunes années. Il parlait de sa première logeuse en Angleterre et des couleurs étranges de ses vêtements. J’ai évoqué mes années d’étude à Newark, fait de l’humour en lui présentant mes professeurs d’université aux temps lointains de mes études ratées et mimé mes premiers pas dans l’univers si conventionnel des agents d’assurance ! Il m’a bombardé de questions et je le sentais joyeux et tout d’un coup très jeune. J’ai fini par lui dire :
-C’est bien aussi si nos échanges sont gais !
-Tu as raison
On a continué ainsi en nous à tenant à un surprenant huis clos qui, au final, s’est avéré profitable jusqu’au milieu de la journée. Il avait tout de même été autorisé à se vêtir et je l’ai fait aussi mais le désir est revenu, nous fermant à des conversations plus délicates. Sur Kathleen, je ne tenais pas à en dire plus et lui sur ses deux canadiens, Liz et Simon, je le sentais très réticents. Bien sûr, il a vu quelques photos et il m’en a montrées aussi mais on touchait là à notre vie présente et à nos attachements. Il ne fallait pas tout galvauder. Et puis constater que Liz était brune et avait des yeux clairs, qu’elle était assez belle mais pas sophistiquée ne m’apprenait rien. Le visage très ouvert de Simon ne livrait aucun secret. Et de mon côté, il en allait de même. Erik, il m’observait, je le sentais. Il aimait que je sois fort et simple. Il appréciait aussi que je ne tourne pas le dos à mes origines. Mais sur le fond, il avait pas mal de réticence parce qu'il savait ce que j'avais fait. Il était en position de force mais il avait le sens du danger. comme on quoi...
Clive, le Vengeur. Partie 4. A l'hôtel, comme avant. Tendresse et conseils.
Après des mois d'errance à errer dans Manhattan, Clive Dorwell, reconverti dans le spectacle, retrouve Erik le danseur qu'il a un temps traqué pour répondre à un pari...
Je lui ai tout de même rappelé ce qu’il m’avait confié longtemps auparavant. Que des liaisons masculines, c’était bien mais que ça ne l’empêcherait pas de se rapprocher d’une femme. Pour moi, il pouvait en trouver une qui lui convienne.
-Si tu choisis une femme, sois clair avec toi-même. Mentir, tout mélanger, ce n’est pas bien. Si tu fais ce choix, sois rigoureux. Moi, j’avais une femme et une fille. Je les ai ménagées autant que j’ai pu. Elles ne méritaient pas d’être éreintées sous couvert que j’avais des aventures masculines. Après, je suis tombé sur toi. Ce que je ne voulais pas est arrivé. Je suis tombé amoureux. Mon mariage a valsé. Carolyn a été perturbée. Elle le reste au fond d’elle-même. Bien sûr, elle a un copain et parait heureuse. Kristin s’est remariée.
-Et donc ?
-Je suis plus stable avec Kathleen. Tu peux l’être avec Liz.
-Liz ? Elle m’épaule. Mais Clive, je ne suis pas comme toi.
-Ah? Alors, il reste Simon.
-Ne cherche pas à plaquer des explications sur des situations dont tu ignores tout. Le double jeu, tu aimes bien. Moi, beaucoup moins que toi et contrairement à ce que tu peux penser, être seul ne me dérange pas.
Je n’ai rien ajouté. Le soir est arrivé et on s’est étreint sans faire l’amour. On a dîné en évitant tout alcool et on s’est allongé. Je me suis endormi très vite. Un sommeil lourd et dense. Avant de sombrer, j’ai pensé à tout ce qui faisait mon quotidien. J’ai vu Kathleen qui rentrait chez elle, les bras chargés de sacs de nourriture. Mon appel disant que je passais en fin de compte deux nuits et non une à Manhattan l’avait un peu surprise mais je lui avais promis une belle robe pour me faire pardonner. A Newark Follies, le personnel mettait tout en place pour le dîner, sachant que ce soir-là, il n’y avait pas de spectacle. Demain, je retrouverai cet univers. J’ai pensé à Kirsten aussi et à cette peur que je ne commette une énorme erreur. Il faudrait que je passe la voir.
J’ai contemplé Erik endormi et moi- aussi, j’ai glissé dans le sommeil. Au milieu de la nuit, ça nous a repris. On s’est remis à faire l’amour et ça a duré jusqu’au matin. Quand on a refait surface, on est restés allongés l’un à côté de l’autre et je lui ai dit :
-Je ferme les yeux et je vois un cercle. Il est très beau : des traçages rouges sur fond doré.
Il a fait comme moi.
-Les lignes, ce sont les chemins qu’on devait prendre pour se retrouver de nouveau avant de s’écarter un peu pour prendre la mesure de toute chose…
-C’est ainsi que tu vois les choses, Erik ?
-Oui. Encore que…
-Encore que ?
-Les couleurs ne sont pas figées. Tu ne t’en rends pas compte ?
J’ai fermé très fort mes yeux et mes paupières closes m’ont renvoyé à un autre cercle, ou alors au même mais transformé…
-Ah oui, c’est le bleu qui domine maintenant !
-Non, c’est du vert. Clive, tu vois bien ? Tout est vert !
-Exact.
Je n’ai pas dit au beau jeune homme ce qui m’apparaissait. Tout était furtif mais tout était réel et en effet, je m’en suis rendu compte, le corps offert du danseur reposait sur un lit de verdure…Les branches des arbres bruissaient et dans un soleil un peu voilé les verts des herbes et des feuilles scintillaient. On entendait bruire un ruisseau. Tout était vert. Des hommes et des femmes d’âges divers tournaient autour de lui et, toujours plongé dans une douce somnolence, il les emplissait d’une telle quiétude qu’ils souriaient de bonheur. Mais lui finissait par se lever et il disparaissait derrière les arbres. On entendait alors des cris de désespoir, de ralliement et de jouissance. Ses admirateurs d’un moment devenaient ses prédateurs. Il ne pouvait leur échapper. Le temps avait fraichi et il faisait gris mais quand il réussissait à se dégager des buissons où on le traquait, tout était rouge. Puis, on le retrouvait sur son lit de verdure. Tout était vert et lumineux de nouveau ; mais lui, semblait sans vie. C’était désolant mais tout d’un coup, tout redevenait comme au départ et ses adorateurs arrivaient. De nouveau, sa beauté était rayonnante.
-Dis-moi ce que tu vois…
-Je le garde pour moi Erik.
-Comme tu veux mais pourquoi ?
-Je ne comprends pas de quoi ça parle.
Il est venu se blottir dans mes bras comme la veille. Une sensation inouïe de bonheur m’avait envahi et j’avais bien du mal à ne pas la trouver exquise. Puis, il est sorti du lit. Il a pris un café et il m’a dit que là, il fallait vraiment qu’il repasse à son hôtel avant de gagner l’aéroport. Il avait l’air hésitant comme si tout ce qui venait de se passer en deux jours était si incroyable que le cours de sa vie en était infléchi. Je l’ai fait un peu parler de ses horaires de vol et du programme chargé des jours à venir. J’ai évoqué son retour à Montréal, les amis qu’ils retrouverait.
Battles. Partie 4. Déambuler dans la prison Etoile. Les logements des instructeurs.
4. Prison Etoile. Déambulation.
Ils étaient en bon état et reflétaient le même souci de confort et de tranquillité.
-Seulement sept logements pour les instructeurs de première classe ?
-Oui mais on m'a dit qu'ils n'étaient pas toujours occupés. Leur attribution était très honorifique.
Contrairement à ce qu'il venait de voir, Paul constata qu'à l'exception de la literie et de la lingerie, tout y était encore en place. Il aurait suffi de garnir les lits de draps et de couvertures, de remplir le frigo, de remettre l'électricité en marche et de monter le chauffage...Winger avait eu droit à un de ces petits mais fonctionnels appartements. Après avoir questionné sans fin les détenus de choix qu'on lui confiait, c'était donc là qu'il venait après les coups de cravache, les gifles, les hurlements et les propos sournois. Il dînait avec les privilégiés, faisait du sport avec eux et, à ce qu'il avait compris, était très apprécié du directeur en place.
-Ils devaient regarder des films, lire des livres, écouter de la musique...
-Les instructeurs de première classe, oui, bien sûr. Ils participaient à de grands dîners aussi.
-Il y avait d'autres logements...Je me souviens...
-Ah oui, pour ceux qui, comme vous, étaient en phase de sortie. Très endommagés et inaccessibles mais en effet, ils existaient.
Paul avait eu l'illusion quand il s'y était trouvé d'être logé au même rang que son instructeur. Encore un leurre...Ils avançaient vers les installations sportives, l'école, le centre de soins et les pièces de stockage pour les denrées rares. Il y avait des chambres froides.A Étoile, les privilégiés pouvaient dîner au champagne en consommant les mets les plus fins...Hallucinant, quand on y pensait.
-Vous avez demandé à voir l'aile des politiques et les bureaux des instructeurs, n'est-ce pas ?
-Oui. Mais il y a les structures médicales aussi.
-Si ça ne vous ennuie pas, on y va d'abord. Il faudra marcher. C'est un peu loin.
-Dites-moi, avant que nous écartions de cette zone, n'y avait-il pas de quoi distraire sexuellement les administratifs de haut rang, les gradés et les instructeurs ?
Ersand eut l'air gêné.
-Monsieur Kavan, vous évoquez le bordel réservé aux cadres dans votre livre.
-Où était-il ?
-Il est endommagé mais sur un plan, il est localisable.
-Celui pour les femmes ?
-Oui, monsieur.
-Il y en avait un autre...
-On en des traces également. Dans les deux cas, aucune photo. Tout a brûlé.
Pas une lumière, cet Ersend, mais diligent...Ils le suivirent de nouveau. Depuis un moment, tout se faisait à pied et ils étaient sous terre. Quelle étrangeté ! Les prisonniers étaient à l'air libre, ce qui devait, au début, leur donner l'illusion que tout n'était pas perdu et ceux qui les surveillaient s'enterraient. Et puis, les yeux s'ouvraient...
Dans les salles de l'hôpital, tout donnait l'impression que des patients pouvaient arriver pour subir d'étranges traitements.
-Il y a encore tous les lits, les armoires...
-Les médicaments ne sont plus là. Et beaucoup de matériel aussi...
-J'ai compté une centaine une vingtaine de lits. Cela dépasse le nombre de candidats à la rééducation.
-Oui. Il y avait un équipement de pointe de sorte que certains membres du directoire pouvaient subir des interventions ici, comme les détenus de votre catégorie.
-Je l'ignorais.
-Mon successeur vous donnera des listings très à jour.
-Des médecins encore en exercice...
-Je l'ignore, monsieur Kavan. J'ai préparé votre visite mais uniquement avec les documents qu'on a bien voulus me transmettre.
Battles. Partie 4. Retrouver la prison Etoile.
-Et le bloc opératoire ?
-Venez.
Tout y était intact. Il régnait là un silence assourdissant. Paul frémit. Les implants. C'est là qu'on les lui avait mis. Combien de temps cela avait-il duré ? Ce devait être, à en croire les médecins suédois et anglais qu'il avait vus, des interventions délicates. Où était Winger à ces moments-là ? Quand tout était fini, jubilait-il ? En pensant au sourire de l'instructeur quand il avait appris que tout s'était bien passé, Paul serra les points.
-Il servait beaucoup ?
C'était une fausse question.
-Il était réservé aux membres du directoire et à leur famille et aux seuls politiques en phase de mutation positive. Pour les autres, il y avait une autre section, appelée salle de soins. On n'en ressortait pas vivant,monsieur Kavan, vous le saviez ?
-Oui.
-Quand tout a sombré, un certain nombre de dirigeants et de gardiens ont saccagé ce qu'ils ont pu. Cette « salle » a fait partie de la liste...
-En même temps, l'effet de surprise a été massif. Pas le temps de détruire toutes les traces ! L'armée est intervenue.
-Oui, vous avez raison, monsieur Kavan, il en reste beaucoup.
Esmed très pâle l'observait. Il souffrait beaucoup. Paul tenta de le rassurer.
-Tu vois, tout est vide maintenant.
-Oui...
De nouveau, ils déambulèrent longtemps pour gagner l'aile des prisonniers de choix.
-Dix cellules pour les Politiques...
-Oui, ça devait imposer une sacrée sélection...
-Oui, être choisi n'était pas aussi honorifique qu'on aurait pu le croire ! Vous venez de le signaler. Les vrais rééduqués étaient peu nombreux.
Ce devrait être trop brutal pour Esmed que rien n'avait préparé à cette visite. Paul demanda à Ersand s'il était possible de le faire se reposer ailleurs.
-Bien sûr, je téléphone.
Le jeune homme s'interposa.
-Je veux continuer.
-C'est concentrationnaire, tu vois bien. Tu es si loin de tout cela.
-Paul, ça me regarde. Je poursuis.
Le petit guide lâcha son téléphone.
-Allons-y.
Il fallut marcher encore. Paul retrouva la cellule qui l'avait abrité et il demanda à y être seul un moment. Il y avait près de de dix ans qu'il avait échappé à Étoile et trois qu'il n'y avait plus de politiques ni détenus normaux. En dernier lieu, il était resté des droits communs...Cela signifiait qu'après avoir reçu ses successeurs, sa cellule était restée vacante...Il en retrouvait bien la configuration. Le petit lit, la salle de bain glaçante, le bureau fixé au sol, les chaises et les pauvres rayonnages... Mais cette fois, il revoyait des visages : celui de Xest, l'immonde gardienne qui le lorgnait quand il était nu et celui de cet imbécile de Koba, qui le réveillait la nuit pour le battre. Il revivait les cris, les gifles, la fouille au corps et cet immonde accouplement que Winger lui avait reproché alors même que probablement il l'avait programmé...Plus d'un an de souffrance...Et l'Instructeur, bien sûr, omniprésent et cruel...
Esmed, muet et en souffrance, ne disait rien. Une nouvelle fois, Paul dut le rassurer.
-Ce ne sera plus jamais une prison, tu sais !
-Ce n'est pas le sujet, Paul, je ne peux pas comprendre.
-C'était une machine à broyer. Je l'ai écrit et ne suis pas le seul.
-C'est la fin de tout. Une désespérance …
Il dut lui serrer le bras pour lui dire de se reprendre. Pauvre Esmed qui réalisait soudain que le sort de ses parents n'était pas le pire !
-Allons voir les bureaux d'interrogatoire.
-Oui, monsieur Barne.
Ce n'était pas si loin, il s'en souvenait et c'était à dessein. Plus on avançait vers le bureau où on était attendu, plus on avait peur...Il se souvenait très bien du bureau de Winger et de nouveau, il demanda être seul. Son courage, encore présent, s'amenuisait et une sourde détresse le remplaçait. De nouveau, et bien que la prison eût cessé toute activité, il était au cœur du mal...
-C'est le bureau où j'ai été interrogé. Je veux y être seul.
-Bien, monsieur Kavan.
Esmed se débattait, comme si Paul lui échappait totalement.
-Non, Paul, écoute !
-Reste avec le guide. C'est le mieux que tu puisses faire.
-Je refuse.
-Pourriez-vous vous écarter ? Je vous appellerai quand j'aurais terminé.
-Bien sûr, monsieur Kavan. Nous quittons ce couloir.
Esmed lança à Paul un regard noir mais obéit.
Battles. Partie 4. Château d'Estralla. Rencontrer les artistes que protège madame Egorff.
-Merci. Vous ne voulez pas que j'entre...
-Ah si, bien sûr.
Paul s'effaça.
-Je sais pourquoi vous êtes venu. Quand Magda se met en quête de quelque chose ou de quelqu'un, on sait que ça va être du solide. Vous nous aiderez.
-Oui. Vous êtes tous dignes de faire carrière.
Le jeune pianiste tournait dans la pièce, regardant les tableaux accrochés aux murs.
-Merci. Vous ne lui avez rien dit ! Vous auriez pu. Ça peut vous choquer. Je regrette qu'il ne soit pas montré. Je voulais faire l'amour avec lui.
-J'avais compris.
-C'est frustrant ici, on est jeunes et ce n'est pas facile.
-Vous faites ce genre de confidences à un vieux satire inconséquent ?
Esmed eut un rire frais.
-Vous vous voyez comme ça ?
-Je suis un homme marié qui a toujours eu beaucoup de faiblesses pour les femmes et plus j'ai avancé en âge, plus j'ai aimé qu'elles soient adroites...
-Je ne vous connais pas mais quand je vous regarde, je ne vois pas la personne que vous décrivez. Il faut ne pas avoir de scrupules pour séduire ainsi, vous, vous en avez.
Paul qui s'était assis, ne dit rien, laissant le jeune homme poursuivre.
-Vous avez réussi à revenir en Ambrany...Vous devez en être heureux. Vous avez un destin qui a pris forme. Moi, le mien est en germe et la seule chose qui m'intéresse pour le moment c'est de savoir comment je vais m'y prendre pour qu'Archad cède.
C'était une plaisanterie. Amusé, Paul poursuivit :
-Cet Archad là ou un autre ?
-Oui, ça risque. Du moment qu'il est jeune...
-Oh moi, ma jeunesse est partie...
-Mais pas l'envie de faire l'amour ?
-Mais enfin, c'est une question très personnelle !
-Quoi ? Cette envie vous habite toujours, n'est-ce pas ? Vous devez beaucoup plaire ici. Toutes ces femmes...L'embarras du choix.
Paul ne répondit pas et montra un visage grave. Esmed l'observa puis reprit :
-Trop de choix ?
-Je n'ai pas vraiment le temps et pas non plus envie. Je reprends mes marques ici.
-Bien sûr, ça a dû être dur...
-Vous êtes si jeune...Rien à quoi je puisse vous mêler.
-Je pense le contraire.
-Esmed, pensez comme vous voulez. Vous serez au dîner ?
-Le dîner ? Les pensionnaires n'y vont pas, elle a dû vous le dire.
-Ah oui, c'est vrai.
Sentant Paul désireux d'être seul, il le quitta, lui offrant soudain un beau visage exalté.
-Au revoir monsieur Kavan. N'ayez pas peur pour moi.
C'était adroit.
-Je n'ai pas peur pour vous, Esmed.
-Alors, vous avez peur de moi.
-Non plus. Ne soyez pas inquiet. A demain.
-Qui sait ce que j'aurais inventé ?
Le ton était rieur mais le regard sagace. Quelque chose en lui déstabilisait cet homme solide mais il ne savait pas quoi.
Battles. Partie 3. Retrouver Dannick.
Dannick, dès qu'il la redécouvrit, lui parut en pleine mutation. Les drapeaux et les insignes de l'ancien pouvoir avaient bien sûr disparu mais un certain nombre de statues n'avaient pas encore été déboulonnées, ce qui rendait leur spectacle sinistre puisque, la plupart du temps, on les avait couvertes de graffiti. L'hôtel de la police secrète qui avait permis entre autres au bel instructeur d'obtenir une formation hors pair était fermé ainsi que bon nombre de clubs ou d'associations qui avaient dû être des bastions du pouvoir. Malgré cela, les signes d'un passé inquiétant n'étaient pas difficiles à voir. A son arrivée, Paul constata que beaucoup de gens marchaient le long des routes et ceci dès l'aéroport et qu'on se déplaçait souvent en vélo ou en transports en commun. Il est vrai que Dormann avait, les derniers temps, généré une énorme pénurie de carburant, souhaitant sans doute freiner les échanges. Il repéra aussi des immeubles à l'abandon, des jardins publics dévastés et un certain nombre de petits commerces en berne. Malgré tout, quand ils furent entrés en ville, il retrouva les promeneurs et les travailleurs qui marchaient, eux, d'un pas plus vif et constata avec plaisir qu'il y avait beaucoup de monde aux terrasses des cafés. Avenues et rues étaient en bon état et respiraient la propreté. Cinémas et théâtres n'affichaient plus les mêmes niaiseries patriotiques. Tout cela paraissait galvanisant. L'hôtel était confortable, il n'était pas si tard et avant de dîner, Paul, Lisbeth et Colin allèrent faire un tour dans le quartier de l'opéra. Il avait toujours aussi fière allure et comme on était en juillet, il ne tarderait pas à faire relâche car ses musiciens et ses chanteurs iraient, tout comme les danseurs se produire un peu partout dans des théâtres de plein air. Il en existait beaucoup quand Paul était jeune et il avait assisté en famille à Marembourg ou ailleurs à de nombreux spectacles.
-On joue Madame Butterfly, tu as vu ?
-Oui, père.
-Et il y a du beau monde ! Des gens en tenue de soirée ! J'espère que ce ne sont pas les mêmes qu'il y a quelques temps...
-Dormann n'était pas mélomane, Lisbeth !
Tout leur semblait de bon augure cependant et ils étaient heureux. Curieusement, aussi, parce que l'un vivait depuis des années en Amérique et l'autre avait dû passer par la Suède et l'Angleterre pour y retrouver sa femme en exil, ils étaient dépaysés .Cette ambiance très Europe centrale, ces palais, ces églises et ces salles de spectacle qui dataient souvent du dix-neuvième ou du vingtième siècle, cette architecture rococo ou néoclassique et l'omniprésence des teintes orangées dont la lumière de l'été soulignait l'intensité, tout concourait à faire du centre de Dannick une fête de tous les instants mais les années de dictature l'avaient fait disparaître. Voilà qu'elle revenait ! Tous trois s'installèrent à la terrasse d'un café qui faisait face à l'opéra et renouèrent avec la cuisine ambranienne : poisson en sauce aux herbes, boulettes de viande, soufflé aux fruits rouges...Le service était diligent et les convives détendus. Son pays avait donc vraiment changé...A l'hôtel, Colin qui était arrivé de New York trois jours avant que le départ de Londres soit définitif, fit part de son malaise. Devenu par la force des choses un jeune américain, c'était un vrai défi pour lui que d'accompagner ses parents dans leur périple de retour. Il craignait, pour l'avoir quitté à quinze ans, de ne voir son pays qu'avec les yeux d'un touriste. Il aurait mieux renseigné un voyageur sur les curiosités à ne pas manquer dans l'état de New York que sur la richesse des musées de Dannick ! Et il en souffrait. Mais comme toujours, son père que le sort n'avait pas épargné, semblait posséder le don extraordinaire de l'enthousiasme et de la régénérescence. Et sa mère avait le même dynamisme. Ils quadrillaient la ville et se l'appropriaient. Il les accompagna donc.
Battles. Partie 3. Paul Kavan et le premier ministre. Retour en Ambranie.
-Comme vous le savez, vous pourriez être notre ministre de la culture. Vous m'avez écrit que vous décliniez cette offre et je vous propose de prendre la direction de l'école de journalisme de Dannick. Le précédent gouvernement l'a totalement réorientée, je ne l'apprends pas puisque vous vous êtes dressé contre ce type de traitement de l'information. Il va de soi que ce sera un travail colossal mais une nouvelle fournée d'étudiants attendent d'être formés autrement...
-C'est une proposition très honorifique.
-Avec votre passé et votre panache, vous êtes le candidat idéal pour ce poste.
-Monsieur le président, je serais bien sûr enchanté de prendre les rênes d'un tel établissement mais j'aimerais savoir si une troisième proposition existe.
-Bien sûr, dit le premier ministre. Comme vous l'avez constaté quand vous étiez encore parmi nous, la culture, dans ce pays, a été méprisée. On a relégué au second rang tous ceux qui ne voulaient pas se plier assez vite aux exigences du régime et on a envoyé en résidence surveillée de prestigieux créateurs car ils ont dit non. Vous seriez à la tête d'un institut culturel qui aurait pour objectif la réhabilitation d'un certain nombre d'artistes qui soit sont morts soit ont reçu l'interdiction de s'exprimer. De ce fait, il vous faudrait organiser de nombreuses manifestations artistiques : expositions, représentations, projections...Et en dernier lieu, il faudrait donner leur chance à de jeunes talents que Dormann s'est amusé à ridiculiser. L'idée est de montrer aux Ambraniens qu'ils vivent dans un pays où la culture est vivante et non plus censurée. Il faut leur donner accès au présent de nombreuses créations et bien sûr, à leur patrimoine...
-C'est fascinant...
-Mais complexe, monsieur Kavan. Le ministère de la culture est une antenne de bureaucrates qui planifient de grandes orientations et planifient des budgets. Vous, vous serez sur le terrain ! Bien sûr, vous vous entourerez d'une équipe compétente.... N'oubliez pas que la vieille garde est là et plaît encore. Ce ne sera pas simple d'échanger les rôles et de mettre au premier rang ceux qui, hier encore, attiraient l’opprobre. Beaucoup de procès ont déjà eu lieu et les fascistes les plus influents ont été mis à l'écart mais il y a tous les autres, ceux qui ont fait avec et parmi eux, bon nombre de créateurs réticents à changer leur vision...Ceci dit et c'est là où cet institut aura la part belle, vous aurez le bonheur de remettre à l'honneur tel compositeur, tel dramaturge ou tel peintre qui n'avaient que le droit de se taire...
Bien sûr, Paul n'était pas supposé choisir d'emblée. Il devait consulter deux dossiers qui tous deux étaient très complets et savoir à quoi il s'engageait...
-Les Ombres de la Liberté est un très beau texte qui va bien au-delà des deux essais déjà brillants que vous avez publiés auparavant. J'ai dû le lire en allemand ! Les lenteurs dans notre pays ! Mais quel écrivain !
Des éloges de nouveau ! Paul les trouva à propos et sortit ragaillardi de ces deux entretiens. Battles reçu par le président de la république puis son premier ministre. Qui l'aurait cru...
Il avait été convenu que Colin, Lisbeth et lui parcourraient l'Ambranie deux semaines durant, à l'exception de la région la plus hostile que Paul avait de bonnes raisons de ne pas revoir. Ils se tinrent à leur programme et partirent en voiture. Toutefois, après les avoir accompagnés plusieurs jours de suite, Lisbeth rejoignit le monastère où jadis elle s'était cachée. Elle voulait faire silence, une manière bien à elle de reprendre contact avec son pays.
-Ensuite, tu seras avec nous ?
-Bien sûr, tant que Colin sera là.
-Et ensuite ?
-Les sœurs qui vivent ici ont été très courageuses. Elles ont aidé un nombre incalculable de personnes que le régime humiliait. Tu as bien vu que beaucoup d'églises avaient saccagées avant d'être fermées et qu'on avait tourné la religion en dérision. Gare à celui qui gardait ses convictions. En fait, je souhaite m'engager auprès d'elle.
-C'est ta décision.
-Oui, Paul.
Ils voyagèrent donc à deux.
Battles. Partie 3. Le dossier Kavan.
A Bath, alors qu'il séjourne dans la clinique du docteur ShIeffield, Paul trouve dans sa chambre un dossier qui ne devrait pas s'y trouver: c'est celui que l'instructeur Winger, qui l'a cruellement rééduqué en Ambranie, a reçu à la prison Etoile le concernant. Ce dossier a traversé l'espace et le temps...
Perplexe, Paul s'assit sur un fauteuil d'abord puis sur le lit et il fut surpris en le faisant d'y découvrir une grande enveloppe brune. Elle paraissait un peu ancienne et comportait les mentions Dossier secret et Confidentiel en ambranien. Le cœur battant, Paul la décacheta et sursauta. C'était le dossier qui avait été remis à l'instructeur Winger au moment de son transfert à Étoile. Il avait de l’être lu et relu et était annoté de sa main...
Kavan Paul
dit Battles
Section politique
Journaliste
A rééduquer
DS. Cinquante-huit trois. Deux cent sept neuf.
Instructeur: Markus Winger
Rééducateur de première classe
Durée du processus : neuf à douze mois.
Mention : cas difficile
Un dossier donc et non un corps sans vie car Paul devait bien se rendre à l'évidence : le cadavre de l'instructeur avait disparu. Il était impossible de le sortir sans se faire remarquer ou laisser des traces et quand bien même on y serait parvenu, restaient le couvre lit, les couvertures et les draps imbibés de sang. Il aurait manqué la couverture supplémentaire glissée dans l'armoire ou tout au moins un drap et de toute façon cette évacuation aurait laissé des traces : sang, meubles déplacés. Même avec un nettoyage appliqué, il aurait été difficile, vu le contexte, de tout remettre dans un ordre parfait. Toujours perplexe, Paul resta à l'hôtel jusqu'au terme de sa réservation. Il écrivit, lut en entier le rapport qui avait été écrit sur lui à laquelle était adjointe une fiche signalétique sur son instructeur. A aucun moment il ne fut inquiété et il finit par se dire qu'il perdait sans doute la raison...Pourtant, dans son revolver il manquait quatre balles et finit par trouver, collés à son veston, deux courts cheveux d'or qui ne pouvaient venir que de la chevelure de l'instructeur...Totalement perdu, il lut la fiche de son tortionnaire.
Winger Markus
Étoile.
Instructeur.
Né le 4 Juin 1985 à Dannik. Ambranie.
185 cm, 80 kilos
Blonds, yeux bleus
Pas de signe particulier
Lycée international de Dannik. Bac avec mention. 2003.
Unité militaire Forza. Engagement de cinq ans. 2003-2008.
Formation des cadres de la sécurité intérieure : deux ans. Major promotion 2010.
Affecté à la prison Rosa de Dannick. Enquêteur de seconde classe. 2010-2012
Enquêteur de première classe : 2012-2013
Affecté sur recommandation et excellence du dossier comme instructeur à la prison Étoile en janvier 2014
Instructeur de première classe.
Remarques :
Père et mère affiliés au Parti. Position prééminente pour le père.
Bilingue allemand-anglais.
Efficace, zélé, discipliné, respect des autres.
Bonnes connaissances en psychologie et méthodes d'intimidation.
Sportif accompli : courses à pied, haltères, natation, tennis.
Tireur d'élite.
A infiltré des réseaux de résistance sous les pseudonymes de Merskin Gruwa ou Wisam Krugern.
Remarques annexes :
Sexualité à ne pas sanctionner au vu de soutiens en haut lieu.
Des photos très protocolaires accompagnaient le bref dossier. Il y en avait quatre qui présentaient Markus Winger à divers stades de sa formation. Toutes étaient glaçantes. Notamment les deux qu'il n'avait jamais vues...C'était un nazi qui était là, un monstre.
Alors mort depuis longtemps ou depuis peu ?
Dangereux jusqu'au dernier moment ?
Disparu à jamais ?
Paul lut son dossier complet annoté puis relut la fiche de l'instructeur. Il ne se sentait plus aussi démuni. Quelques bizarres qu'aient pu être les événements, ils allaient dans un sens positif...
Il maintint sa présence à l'hôtel pendant quelques jours encore, travailla, lut et relut les documents et demeura stupéfait. Leur découverte modifiait la structure de son livre, qui prenait un tour bien plus incisif et personnel...
Battles. Partie 3. Parution de "Kalantica."
Enfin, le roman fut au point. C'était un gros roman épique qui avait vu le jour mais c'était aussi, bien que le héros fût loin d'être un jeune homme, un roman d'apprentissage. Il était trop simple pour Nader de considérer que la démocratie était idéale et le fascisme un poison mortel car c'étaient bien les faiblesses du régime démocratique qui, dans son pays, avait permis l’avènement d'un pouvoir totalitaire. Il devait, comme chacun de ceux qui avaient les mêmes rêves que lui, laisser croître en lui une vraie liberté qui le rendrait partie prenante d'un état mieux dirigé, avec un vrai partage des pouvoirs...Entre Lisbeth et son mari, il y eut bien des chamailleries sur la façon dont Nader avait vécu avant que son pays ne tombe dans la dictature et sur la façon dont Paul représentait un dictateur omnipotent et paranoïaque mais jamais Paul ne se sentit contraint à changer de direction. Il avait volontairement, fabriqué un personnage d'instructeur jeune et beau comme l'était Markus Winger mais bien plus monolithique que son modèle. La part de l’ambiguïté sexuelle qui était au centre de leurs relations avait été quasiment escamotée car, en écrivain qui réfléchit à l'impact de ce qu'il écrit, il voyait bien qu'il fausserait son propos. Voulait-il jouer sur l'épique et montrer que son pays retrouvait la liberté et lui donnait une place à lui qui avait tant œuvré pour la défendre ou parler d'une relation individuelle dans laquelle les valeurs du bien et du mal s'affrontaient avec violence ? Si c'était cette deuxième option qu'il privilégiait, il lui faudrait partiellement discréditer son héros pour ensuite montrer qu'il échappait malgré tout aux forces des ténèbres...Mais c'était là infléchir son propos qui devenait bien plus intime. Doublement conseillé par Lisbeth et son éditeur anglais qui, à tout prendre était moins pointu qu'elle, il fit le choix inverse. En simplifiant la figure de l'instructeur, il renforça la combativité de Nader Stanzy et son triomphe sur sa vulnérabilité...
Faire ce choix crédibilisait la lutte de celui qui était entré en résistance et permettait de dresser de nombreux portraits de ceux qui avaient aidé le fugitif ou l'avaient écouté. De la même façon, il pouvait, en évoquant le séjour de son héros à la prison Étoile, parler de ceux qui y étaient internés avec tendresse et émotion, ce qui, il le savait, crédibiliserait son propos. Enfin, s'il prenait cette option, il rendait logique l'insertion de Stanzy dans un pays qui retrouvait la démocratie. Plein d'ombres, ce même personnage aurait généré le doute. Paul voulait l'adhésion...
Paul avait le sentiment d'être allé au bout d'une tâche redoutable...Restait l'impression et la publication de son livre et surtout, sa réception.