Lucas et Nicholas, deux enfants malades, se sont enfuis de l'hôpital où ils risquaient de finir leurs jours pour suivre un jeune italien, Stefano. Celui-ci les conduit en Italie du nord, à la villa Ada. Dans le dédale de la grande maison, Lucas a des visions; ces fantasmagories ont valeur d'initiation...
Il revenait à Lucas d'entrer le premier dans un des salons. Il eut bien un pincement au cœur quand s'ouvrirent les lourdes portes mais il n'hésita pas. Il s'avança à pas menus dans une grande salle qui était aussi dépouillée que la précédente était chargée. Ici, nul rayonnage de livres, d’œuvres d'art et de fleurs. Une table basse de forme rectangulaire avec un dessus de marbre blanc et des pieds de bois doré en forme de têtes de griffon constituait l'unique mobilier. L'éclairage, provenant du plafond, était diffus. La pièce était flanquée de fenêtres circulaires closes et leur présence intrigua d'abord le jeune garçon, sans qu'il comprît pourquoi. C'était leur disposition qui était étrange. En effet, s'il était logique que cette pièce ait des ouvertures donnant sur le parc, il l'était moins qu'elle en eût qui s'ouvrait sur une autre pièce. Il était également bizarre que ces fenêtres soient bombées et évoquent des hublots...
Il faisait frais dans cette pièce à l’atmosphère étrange et il régnait un silence plus pesant encore plus intrigant que dans l'immense salon. Se souvenant des recommandations de Stefano, l'enfant s'appliqua à se concentrer. Il récita les mantras connus et désormais aimés encore et encore.
Paix. Paix. Force du guide intérieur.
Joie. Absence de crainte. Force.
Force orgueilleuse. Puissance. Souffle.
Vent. Force. Lumière de la vie. Force de vie.
Au fur et à mesure qu'il parlait, il lui semblait que son maintien était plus solide et que ses vêtements (blancs pour l'occasion) devenaient lumineux. C'était là une impression étrange qui n'était pas forcément rassurante. Il ne comprenait rien à ce qui se passait.
Mentalement, il visualisa la statuette de femme qu'il avait élue et fit le geste de la déposer sur la table. Elle se matérialisa alors et il la retrouva telle qu'elle était. Sa silhouette demeurée élancée et très fine et son visage effilé hiératique et dévastée. Il sembla cependant que sa matérialisation entraînait un changement dans la pièce car une des fenêtres-hublots s'ouvrit lentement. Le volet qui l'obstruait se releva silencieusement et peu à peu, Lucas découvrit qu'il s'agissait là non d'une ouverture sur l'extérieur mais d'une sorte de niche, de cavité dans laquelle était susceptible d'apparaître des formes qui, peu à peu, prenaient vie. Il vit d'abord une sorte de boule brune très brillante qui paraissait flotter dans la cavité sans qu'il pût discerner si elle le faisait dans l'eau ou dans l'air. Il s'agissait d'une sorte de magma qui peu à peu prit forme animale. Lucas vit se former des pattes avant, des pattes arrière, apparaître une queue à une extrémité et une tête canine de l'autre. Des oreilles y apparurent puis des yeux et une truffe. C'était un chiot que le jeune garçon identifia immédiatement comme étant Lucky à un âge si jeune qu'il n'avait pu le voir ainsi. Il devait encore téter sa mère. Stupéfait par cette heureuse surprise, Lucas montra sa joie :
-Tu es là, mon beau chien !
A grande vitesse maintenant, l'animal se transformait. Il devint tel que l'enfant l'avait vu quand il avait quitté la maison familiale. Toujours très heureux, Lucas attendit que se remette en place cette communication silencieuse qu'il avait avec son animal de compagnie et voyant son bon regard confiant, il fut sûr que ce serait le cas. Pourtant, ce que fit le golden à la bonne tête aimable et au beau pelage brun clair fut différent. S'immobilisant dans une pause rigide qu'il n'adoptait jamais dans la vie, étant trop débonnaire, il parla avec une voix humaine. Eut-elle été faible ou aiguë, Lucas en aurait ri mais elle était grave et docte. Il ne put que se raidir.
-Bonjour Lucas. As-tu des questions à me poser ?
-Oui, Lucky.
-Je t' écoute.
-Tu es vraiment Lucky ? Mon chien à moi ne parle pas comme un homme d'habitude.
-Je le sais mais c'est bien moi ! Attention : tu ne disposes que de peu de temps pour me parler. Je vais bientôt disparaître comme je suis apparu. Fais vite.
-Ils vont comment ? Mes parents, je veux dire.
-Ils ne comprennent pas et ils sont tristes mais tu sais comment ils sont ! Incapables de se résigner, ils pensent que tu t'en es sorti. Ils ne savent pas ce qui t'es arrivé mais ils ont confiance. On te retrouvera. Attention, hein, il leur arrive d'être accablés. Mais l'espoir est le plus fort !
-Et les recherches ?
-La police a une piste en France, dans la région de Bordeaux. Un type louche qui a déjà enlevé des enfants. Ils vont mettre la main dessus et il leur faudra du temps pour se rendre compte qu'ils ont fait fausse route. C'est bon pour toi, ça, ça te donne du temps pour remplir ta mission.
-Ma mission, je n'en sais pas grand chose.
-Oui mais ça, ça fait partie de ton devenir. Tout t'apparaîtra au fur et à mesure.
-Je n'ai plus le même nom, plus la même apparence. Est-ce qu'un jour je serais redevenu Lucas et vivrais de nouveau avec eux ?
-Tout dépend de la façon dont tu contourneras les obstacles. Et puis, il faudra aussi que tu restes constant. Si tu perds cette envie de les revoir, ils s'écarteront de toi et toi d'eux.
-Je pourrais donc choisir de ne plus les revoir pour rester comme ça ! C'est tentant, c'est vrai. Je vais mieux. Je ne suis pas malade comme avant ! Mais me séparer d'eux pour toujours...
-Qui dit ça ? Il faut que tu sois en meilleure santé pour aller vers Signorella et Honey. C'est ce qui est important pour le moment.
-Je ne sais toujours pas qui est Honey. On m'a dit ce nom, voilà tout. Et l'autre, personne ne m'en a jamais parlé.
-Je viens de le faire !
-Mais qu'est-ce qu'il y aura ?
-Tu changeras encore et là, tu verras s'ouvrir de nouveaux chemins. Il te faudra faire les bons choix.
-Combien de temps ça va durer ?
-Tu n'aimes pas cette période de ta vie ?
-Si, elle est bizarre et magique. Mais je ne voudrais pas qu'elle soit trop longue !
-Ce n'est pas à toi de décider de cela. Souviens-toi : fais les bons choix.
-Tu reviendras encore ?
-Lucas, je suis ton chien !
Cependant, les contours de l'animal devenaient moins fermes et sa voix humaine, jusque là très claire, se modifiait. C'était désormais un mélange de gémissements marquant le contentement et e jappements courts et joyeux. Pour finir, l'enfant se retrouva face à une boule informe qui décrut en taille jusqu'à devenir un minuscule point. Le liquide qui emplissait la cavité se mit à ressembler à une eau de mer limpide, telle qu'on la trouve sous les tropiques, mais il n'y vit aucune forme de vie. Lentement, un volet descendit et obtura le hublot laissant le jeune garçon dans cette même ambiance froide et bleutée qu'il avait rencontrée en entrant dans la pièce.
Revenant au centre de la pièce, il y retrouva la statue de femme. La silhouette restait longiligne, presque émaciée mais les paupières qui jusque là étaient restées closes, commençaient à se soulever, donnant au regard impersonnel de la femme cette expression d'intériorité un peu mystérieuse qu'on voit aux bouddhas fabriqués en série vendus dans les bazars. Mal à l'aise, l'enfant craignait que cette créature de bronze ne devînt vivante. Déjà, elle changeait, la tonalité du bronze devenant plus rose... Il pensa alors à une des longues phrases qu'avait déroulé pour lui Stefano et il la répéta.
-Lumière de la nuit, lumière du jour. Souffle léger. Cœur ardent. Vraie force. Pivot de la vie. Racine de mes jours. Origine de ton désir.
Les mots défilaient et il en inversait l'ordre, se laissant bercer tout en restant conscient de leur pouvoir défensif.
-Cœur ardent, Lumière du jour. Origine de ton désir. Racine de mes jours...
Il tenait en respect cette statue qui demandait à vivre et il sentait qu'il le fallait.
-Faiblesse des regards. Force de tes mots. Lumière de la nuit. Lumière du jour. Origine de ton désir. Bleu du ciel. Fontaine de vie. Racines de ta vitalité. Ouverture de tes mains...