ISEE ET LES DEUX VISAGES. Partie 1. Carolyn. Ils en ont fait de la voltige...
Isée, jeune enseignante fascinée par un Américain qui veut perfectionner son français, crée pour lui des portraits de femmes américaines confrontées à des cataclysmes/ Ici, Carolyn et le 11 septembre.
Et puis, les parents de son mari étaient venus lui parler. Il y avait cette assurance-vie. Il avait pensé à elle…Elle pourrait rester dans le même appartement, garder son travail, être proche de ses deux petits. Elle s’était mise en colère, pas contre elle non, pas contre ses parents et beaux- parents, mais contre Brad ! Il n’allait pas être mort quand même ! Il n’allait pas tirer sa révérence de façon si mesquine ! « Chérie, chérie, écoute ! J’ai fait ce que j’ai pu mais on y est tous passés ou presque…Oui, bien sûr, dans mon équipe, il y a six survivants, je sais ; Mais le trente autres ! Non, ne crie pas ! J’ai…J’ai paniqué, voilà…J’ai hésité à sauter…Mais c’était infernal ! Carolyn, je t’en prie, personne ne savait que faire, personne ! Mon portable m’a échappé ! Je pensais qu’on nous réceptionnerait…Hein ? Un atterrissage au son tout en souplesse …Oui, je sais… Je suis un imbécile ? Un idiot ? Oui, ma chérie, oui… ! »
Il lui répondait cela mais la fois d’après, il ne parlait plus de la même façon. Pourquoi n’était-il pas constant ? Il l’avait été durant leur vie ! Elle était en colère, tellement en colère ! Il avait un instinct vital si fort, Qu’avait-il pu se passer…
Elle en était arrivée au marchandage avec la mort. Maintenant qu’elle en voyait des représentations sur internet, elle en avait peur. Une Dame distinguée mais glaciale…L’avis de la mort de Brad ne lui était pas encore parvenu mais tout le monde dans son entourage avait compris. Elle résistait encore. Si elle restait bien stoïque, cette Dame si glaçante lui rendrait peut-être son tendre et beau mari ? Intérieurement, elles avaient de bonnes conversations toutes les deux. L’ennui avec la Camarde, la Gueuse, La Folle, la Torturante c’est que ne faisait pas des conversations bien gaies. Elle avait l’air de faire des calculs sans fin, celle-là…Ce mois-ci, j’en ai tant ! Quelle bonne période ! Et puis cette jeune femme qui larmoie avant d’éclater de rire…Franchement. C’était qui son mari déjà ? Ah oui ! Encore un trapéziste sans trapèze. Ah, ils en ont fait de la voltige ces cadres qui se croyaient invincibles ! Elle est gentille mais moi non. Et marchander, ça lui sert à quoi. Il est mort son Brad, elle est bête ou quoi ? M.O.R.T. Bon, c’était clair là…
Alors, elle avait craqué. Elle en était encore là, dans cet appartement qui avait respiré le bonheur. Elle était partie chez ses parents avec les deux enfants mais Olivia se rebellait sans cesse, la trouvant défaitiste. Elle avait demandé à rejoindre la sœur aînée de Carolyn qui récemment mariée ventait de s’installer à San Diego. Avec fermeté, le clan familial avait insisté pour que ce voyage se fasse. Dès le départ, il s’était avéré bénéfique….
Plus tard, bien plus tard viendrait l’acceptation de cette mort ; Elle pourrait alors penser à Brad avec simplicité et reconnaissance. Elle avait réellement été aimée de lui des années durant et de cela, elle pourrait se souvenir avec autant d’émotion que de fierté. Elle cesserait de ressembler à ces grands blessés du deuil qui s’assoient en pleurant sur le lit conjugal, serre contre eux un vêtement du mort avec l’espoir compulsif que cette étreinte le ressuscite ou continue de garder espoir quand retentit la sonnerie de la ligne fixe. Elle aurait retrouvé une intégrité qu’elle n’avait plus…
Voilà où j’en étais quand je revis Phillip Hammer. Je lui avais envoyé mon texte en plusieurs jets et il y avait des corrections ou des additifs de sorte qu’il ne restait plus qu’à lui restituer de vive voix le bilan d’un travail commun. Je le fis, confortablement installée chez lui comme la semaine précédente et il fut très attentif. Mon petit laïus terminé, je m’attendis à une pluie de critiques mais ce ne fut pas le cas. Je craignais que ma peinture de Carolyn fût trop caricaturale mais il m’assura que, pour avoir lu, bon nombre de témoignages de ceux qui avaient perdu qui un parent, qui un en enfant qui un ami lors de cette incroyable catastrophe, ce que j’avais écrit sonnait juste. Il avait étoffé la psychologie de la fille de onze ans et celle du petit garçon parce que l’intensité de leur souffrance, vécue très différemment, crédibilisait celle de leur mère. Ils lui renverraient de son couple et de sa fonction de mère qui ne lui plairaient pas toujours mais la ferait avancer. Même le fait qu’Olivia parte momentanément en Californie, lui serait bénéfique malgré le ressentiment qu’elle en aurait.
Et puis, il était bon que trois ans, temps qu’il lui faudrait pour faire véritablement son deuil, des hommes passent dans la vie de Carolyn, figures apaisantes mais vouées à être fugaces puisque l’attachement qu’elle avait eu pour Brad s’en allait lentement. Après tout, elle était une femme dans la tourmente et elle avait besoin d’affection…
Vraiment, de ce que j’avais fait, il était fier, donnant peu de poids aux descriptions qu’il avait faites des tours qui s’effondraient, des réactions des passants qui s’enfuyaient en hurlant ou restaient là, médusés. Il minimisait aussi le fin portrait qu’il avait fait du petit Tom qui, bien trop jeune, pour exprimer d’une manière articulée son chagrin l’avait exprimé en dégradant sa chambre et détruisant ses jouets préférés…La liste était longue de ses habiles corrections qui rendaient mon histoire bien plus poignante mais faisant le modeste, il m’attribuait tous les mérites.