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LE VISIBLE ET L'INVISIBLE. FRANCE ELLE.
19 mars 2024

Battles. Partie 4. Portrait de Magda Egorff.

 

 

 

A la quarantaine, elle eut l'intuition qu'elle n'avait pas fait ce qu'il fallait pour être en paix avec elle-même ou plutôt pas encore. Sur ce, Jorge Dormann prit les rênes du pouvoir. Magda qui continuait de mener grand train et de recevoir des artistes dont elle était à même de mesurer la valeur, prit lentement mais sûrement la mesure du changement. On interdisait à ceux qu'elle estimait et admirait de se produire, de créer et on leur rendait la vie impossible. Elle tenta d'abord de leur passer commande et connaissant sa richesse, on la laissa faire. Elle en hébergea certains, ce qui fit hausser les sourcils sans lui attirer d'ennui puis elle tenta d'aller plaider leur cause au ministère de la culture où elle pensait avoir quelques appuis. Elle n'en avait pas et on lui montra les dents. Passer commande à des dégénérés ennemis du pouvoir ? Ce n'était pas sérieux. En guise d'honneurs, ils auraient droit à la prison pour les plus récalcitrants et à la résidence surveillée pour les moins belliqueux. Et encore ne fallait-il pas qu'on ait témoigné contre eux...Déviance politique et sexuelle n'allait-il pas de pair ? Cette Magda comprit. Elle plia bagage et alla, à Estralla, réanimer de sa présence un petit château de dix-huitième siècle que son père avait un temps adoré. Et là, elle trouva quoi faire, créant une sorte de communauté d'artistes qui étaient tous là non pour composer, peindre, chanter ou sculpter mais pour jardiner, aménager, cultiver, récolter...Ne valait-il pas mieux se transformer en artisan ou ouvrier agricole quitte à créer dans le secret ? Persuasive sans être autoritaire, terre à terre et clairvoyante, Magda se révéla une châtelaine avisée suffisamment rouée pour protéger une trentaine de personnes qui dépendaient d'elle et suffisamment ferme pour que chacun travaillât. Ce fut elle et elle seule qui réussit à faire traverser à tout ce monde-là les années Dormann alors que partout ailleurs, les artistes étaient malmenés...Maintenant que le calme était revenu, elle refusait de quitter le château d'Estralla où elle avait institué des résidences d'artistes. Elle n'imaginait pas vivre ailleurs.

Paul, puisque on l'y invitait avec insistance, la rencontra. Elle vint au centre culturel et il fut impressionné par son allure. En tailleur bordeaux, très couture, elle portait un manteau sombre et un chapeau cloche qui embellissait son visage de patricienne.

-J'ai eu connaissance de votre initiative, madame. Vous avez été très courageuse...

-Que voulez-vous, monsieur Kavan, vous battiez la campagne, échappant sans cesse à vos poursuivants et nous livrant ses magnifiques appels au courage ! On traitait certains artistes très mal ! Il fallait bien réagir. On ne s'est pas méfié de moi : une femme, pensez-donc !

Paul sourit. Elle utilisait une langue soignée et elle était belle. Avant de la recevoir, il avait lu une communication d'un de ses collaborateurs. Ils savaient qui elle avait aidé et quelle couverture elle leur avait fourni...

-Et vous en avez fait des électriciens, des peintres, des carreleurs, des cuisiniers...

-Il fallait qu'ils aient un travail de ce type. J'ai créé une sorte de coopérative, de ...phalanstère...On mettait tout en commun. Il y a des fermes sur le domaine. Nous sommes arrivés à une forme d'autarcie...

-Oui, c'est très étonnant !

Elle était d'une absolue humilité et ne tirait aucun orgueil de sa bravoure.

-Vous savez, ce n'est pas pour eux que je viens. Ceux qui sont restés longtemps là-bas avec moi cherchent à se réinsérer dans une vie artistique qui leur est profitable. Et là, c'est votre rayon...Ce qui m'occupe c'est l'institut de jeunes talents que je mets en place.

-De quoi s'agit-il ?

-De jeunes artistes dont les parents ont été persécutés ou ont disparu...

-Mais s'ils se produisent déjà, nous avons déjà dû les aider...

-Non ! Oh pardonnez-moi, je ne sais pas m'expliquer. Ils ont été très malmenés, ils sont jeunes...Ils n'entrent pas dans les cadres que vous avez définis et je...

-Poursuivez.

 

 

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19 mars 2024

Battles. Partie 4. Paul en visite au château d'Estralla.

-Il faut venir les voir.

-Au château d'Estrella ?

-Oui, je vous y accueillerai avec bonheur ! Il vous suffirait d'y arriver un vendredi après-midi et d'en repartir le dimanche assez tard...

Paul ne put s'empêcher de rire.

-Madame Egorff, dans les six mois à venir, mon agenda est plein. Je continue même de travailler chez moi le samedi et le dimanche !

-Ils méritent que vous veniez ! C'est important.

Elle argumenta encore et au sortir de leur entretien, il n'était plus si catégorique. Que se passait-il donc là-bas qui méritait qu'il y aille ? Car il n'en doutait plus, il irait...

C'était encore l'hiver quand il l'appela pour fixer une date. Il monta dans une voiture avec chauffeur, accompagné d'un garde du corps. Un premier rendez-vous était fixé sur une zone de chantier où Magda faisait ériger une nouvelle demeure. Personne ne s'y trouvait. Celle qu'il devait rencontrer étant injoignable, Paul, après avoir attendu, reprit sa route. Bientôt, la voiture noire roula dans un froid minéral traversé par un soleil qui annonçait le printemps. On sortait de l'hiver ambranien, saison où tout semble se paralyser. Rien de semblable en Angleterre où il n'arrive jamais qu'on soit à ce point contraints de déblayer la neige...A l'entrée du château, de hautes grilles s'ouvrirent et Paul pensa à ces contes pleins de sortilèges qu'avait écrits Magda des années auparavant. Il fut charmé par la façade du château. Une folie dix-huitième si gracieuse avec ses pierres bicolores ! Il s'attendait à être accueillie par la maîtresse des lieux mais une femme de chambre prit son sac de voyage et l'installa à l'étage dans une chambre somptueuse, tendue de bleu pâle. Quel roi était-il ?

Surprise, la gouvernante des lieux regarda tour à tour le garde du corps, le chauffeur et cet homme important qui arrivait là et s'écria :

-Madame est sortie. Elle ne devrait pas en avoir pour longtemps...

-Mais...

-Elle va vite revenir.

-En ce cas, je préfère attendre en bas.

On guida chauffeur et garde du corps vers les cuisines. Paul demanda du thé qu'on lui apporta très chaud avec des pâtisseries qui lui rappelèrent celles que sa mère lui offrait quand il était tout jeune, à Marembourg. Comme personne ne venait, il regagna sa chambre. Elle était chaude et confortable. Ragaillardi, il voulut redescendre au ré de chaussée car il lui semblait y entendre la voix de son hôtesse mais une fois sorti de sa chambre, il trouva le couloir ombreux plein de mystères et eut envie de le parcourir. Les portes avaient beau être fermées, on vivait là bien qu'il n'entendît aucun bruit. Parvenu au bout du corridor, Paul constata qu'à l'encontre des autres, un appartement était visible. La porte en était ouverte et il découvrit un grand salon tendu de jaune. Derrière un canapé, une porte s'ouvrait sur une pièce tendue de blanc et nantie d'un piano à queue. Des partitions étaient posées çà et là sur des commodes et des consoles en bois précieux, de grande valeur. Il y avait une chambre aussi, précieusement meublée et dans un ordre relatif. Un lit à baldaquin en occupait une partie et un lustre en cristal pendant au plafond. Tout y était exquis des miroirs ciselés aux tableaux de maîtres...N'entendant personne, Paul s'y attarda, curieux de savoir qui pouvait y vivre puis il entendit du bruit dans la salle de bain. Il aurait pu faire machine arrière mais sa curiosité fut la plus forte.

 

19 mars 2024

Battles. Partie 4. Un étonnant accueil au château d'Estralla.

 

-Il y a quelqu'un ?

-Oui !

-Je ne vois personne.

-Tu t'es décidé ! Tu es venu ! Je me lave. Viens.

C'était une jeune voix masculine, pleine d'enthousiasme. Paul profita de ce que la porte de la salle de bain était ouverte pour s'avancer. Il resta suffoqué devant ce qu'il vit. Un jeune homme nu, qui sortait de son bain, lui tournait le dos et s'essuyait les cheveux avec un beau drap de bain blanc et or.

-Tu m'as fait attendre mais tu as vaincu ta peur, c'est bien !

A qui croyait-il parler ? Pas à Paul en tout cas, qui se retint de répondre.

-Alors ? Tu ne dis rien.

Paul resta silencieux. Comme attendu, le jeune homme se retourna et resta stupéfait, ce qui le fit se couvrir maladroitement.

-Vous n'êtes pas Archad !

Paul ne put s'empêcher de sourire.

-Non, en effet.

Il ne put en dire plus car il était saisi. Le jeune homme était aussi blond que l'Instructeur et il avait les yeux du même bleu mais il était sa contrepartie humaine et triste.

-Vous êtes qui ? Pourquoi êtes-vous entré ?

-Paul. Paul Kavan.

-Quoi ! Paul Kavan ! Ah non, ce n'est pas vrai ! Elle va me tuer.

De nouveau, Paul sourit. Le jeune homme s'était de nouveau retranché dans la salle de bain d'où il ressortit en trombe, habillé à la va-vite.

-Donc vous êtes...Mais...

-Je ne devrais pas être là, c'est ce que vous sous-entendez ? En effet, oui. Je ne sais pas où est madame Egorff car je ne l'ai pas trouvée au point de rendez-vous. On m'a installé à l'étage et je voulais redescendre pour l'attendre mais j'ai vu la porte de cet appartement ouverte. Je voulais obtenir un peu d'aide !

Le jeune homme parut encore plus confus et gêné.

-Oh là la ! Oh là la non !

Il s'assit et enfila des chaussettes et des chaussures. Puis, il lissa ses cheveux en arrière.

-Vous deviez arriver plus tard. Un quiproquo : vous êtes là et elle est à la gare ! Ça n'arrange pas mes affaires.

-J'ai compromis une rencontre...Une jolie employée ?

Le jeune homme, qui paraissait ennuyé, redevint espiègle.

-Il y a beaucoup de travaux dans le parc. Archad est maçon !

Cette fois, Paul se mit à rire.

-Ah !

-Je pensais vraiment qu'il viendrait ! Il a dû hésiter. Il est peut-être intimidé ou alors, ça n'est pas sérieux pour lui.

-Je ne sais pas.

-Non, c'est clair, ça ne l'intéresse pas. Alors, c'est vous Paul Kazan !

-Oui.

-Ah ! Elle vous a présenté comme Jupiter ! Vous êtes moins imposant, et moins beau qu'un dieu de l'Olympe mais quand même. Vous n'êtes pas mal, pas mal du tout même !

L'inconnu était étonnamment touchant. Paul sourit puis se sentit oppressé. Ce corps fin mais musclé et ferme, cette blondeur, cette allure presque aristocratique et cette tristesse secrète...

-Dites, ça va ?

-Oui...

-Non, vous êtes très pâle ! Je parle trop. Ce que j'ai dit sur votre physique...

-Non, il n'y a pas de mal.

Mais Paul vacillait et le jeune homme dut se précipiter pour l'aider à s’asseoir.

-Eh, dites, vous avez un malaise, là...

Paul se reprit aussi vite qu'il put et tenta de se reprendre.

-Je travaille énormément et ce voyage...

Le jeune homme s'écarta et revint avec un verre d'eau. Comme il se penchait exagérément vers lui, Paul eut un haut le corps.

-Écartez -vous un peu.

-Pardon. Je retire l'allusion que j'ai faite à votre physique. Je suis navré, vraiment.

Il s'était accroupi et regardait Paul. Il n'y avait rien de dur chez ce jeune homme qui le regardait avec sollicitude. Les similitudes physiques avec l'instructeur ne pesaient pas quand on s'apercevait qu'il s'agissait d'un enfant au ton mutin et au regard mélancolique.

-Merci pour le verre d'eau. Alors, vous attendiez ...

-Un beau maçon. Ça correspond à mes goûts.

-Ça ne pourrait correspondre aux miens. Je suis plutôt un homme à femmes.

19 mars 2024

Battles. Partie 4. Un jeune homme fantasque dans un château.

 

 

L'inconnu s'était relevé. Assis sur un fauteuil, il observait Paul et lui sourit.

-Et maintenant, comment vous sentez-vous ?

-Je me suis repris.

-Je vois cela. Votre visage paraît plus serein.

Sa façon de faire était charmante. Paul sourit à son tour.

-Au fait, qui êtes-vous ?

-Je m'appelle Esmed Keretz. Je suis un des pensionnaires de madame Egorff. J'ai fait le conservatoire. Je suis pianiste.

-Bien, c'est bien...

-En réalité, vous auriez dû faire ma connaissance dans l'après-midi. Je ne devrais pas me trouver là mais il y avait cette tentation...

Paul sourit.

-Vous aurez une autre opportunité.

-Ce n'est pas le sujet.

-Quel est-il, alors ?

-Magda, je veux dire madame Ergoff ne plaisante pas. Les présentations ne sont pas pour maintenant. Alors, je vais remettre de l'ordre et filer par l'escalier de service.

-Vraiment ?

-Vous ne m'avez pas rencontré. Hein, vous vous souviendrez ?

Ils s'étaient approchés l'un de l'autre.

Il n'a pas les mêmes traits, pas exactement, pensa Paul. Mais le front est haut, les yeux sont bleus et la chevelure a la même implantation. Par contre la bouche est différente, la carnation aussi. Ce n'est pas lui. Ce ne sera plus jamais lui.

-Oui, c'est entendu. Je suis monté me reposer et c'était tranquille.

-Vous pouvez descendre l'attendre. C'est plus simple pour moi ?

-Bien sûr, j'y vais.

Cette fois, le jeune homme riait.

-Important : je n'étais pas là.

-Bien sûr que non.

Paul adressa au jeune homme un sourire amusé mais celui-ci devint grave.

-Donc, à plus tard, monsieur Kavan.

-En effet, monsieur Keretz.

Paul regagna le ré de chaussée où il attendit en lisant. Dix minutes après, Magda Egorff arriva, agacée.

-Ce n'est pas possible, pas possible !

Soudain, en entrant dans le salon, elle vit Paul.

-Je suis incroyablement navrée !

-Ne le soyez pas.

-Quand je suis à Estralla, je ne sais où donner de la tête. J'ai donné des consignes contradictoires ! Je vous ai fait attendre, suis arrivée en retard sur les lieux de notre rendez-vous, mon téléphone ne fonctionnait pas ! Vraiment !

-Rien de grave ! Je suis arrivée à bon port.

Il était charmé par elle, si altière, si grande dame. Elle venait de quitter un très beau manteau de demi saison, brun avec des parements violets et elle portait une robe prune et des bijoux en or.

-On vous a servi du thé au moins ?

-Bien sûr.

-Et vous n'avez rencontré personne mis à part la personne qui vous a accueilli ?

-Non.

-Parfait.

Ils devisaient quand elle s'avisa d'aller chercher la servante qui ne répondait pas à son appel. Malheureusement pour lui, le jeune homme n'avait pu emprunter l'escalier de service dont la porte d’accès était fermée à clé. Pensant qu'il pourrait se faufiler tandis que Paul et elle discutaient, il tentait sa chance dans l'escalier principal. Mais elle le surprit en quittant le salon plus vite que prévu. Paul était sur ses talons et il la vit s'emporter.

-Non mais quel est ce prodige ! Esmed, que faites-vous là ?

-Madame, j'avais oublié une partition...

-Une partition ! Tout ce que vous devez interpréter tout à l'heure est déjà en votre possession. C’est une fable, une de plus !

-Debussy. Je voulais faire un échange. Regardez...

Il avait une partition en main.

-Vous mentez mieux d'habitude. Vous étiez dans l'appartement du haut, celui où vous logez quand je le décide ?

-Je...Oui.

-Vous n'aviez rien à y faire ?

-Non, madame.

-Vraiment rien, j'espère. Vous me suivez ?

-Parfaitement, madame.

Magda soupira et Esmed se mordit les lèvres. Il y aurait un règlement de compte.

-Avez-vous rencontré monsieur Kavan ?

-Non.

-Esmed, je vous le présente.

Le jeune homme salua poliment et garda les yeux baissés. Paul s'amusait beaucoup.

-Il y a bien des contes en Ambrany et cet Esmed pourrait figurer dans l'un d'eux. Je suis là, je ne suis pas là. J'apparais, je disparais. Et surtout, je ne suis pas là où je devrais être... Mais bref, vous montrerez tout à l'heure un autre aspect de vous-même à monsieur Kavan.

-C'est certain, madame.

-Filez !

Il partit sans se retourner et Paul, pourtant, aurait voulu qu'il le fasse, ne serait-ce que pour revoir ce sourire tantôt espiègle, tantôt triste.

 

19 mars 2024

Battles. Partie 4. Paul et l'œuvre de Magda.

 

 

 

2. Au château d'Estralla.

Loin de la capitale, Magda Egorff a su, alors que la dictature battait son plein, créer un lieu de refuge et de formation pour de jeunes artistes. Chargé de la rencontrer, Paul, qui a désormais de hautes fonctions dans le nouveau régime qui s'est mis en place, s'étonne.

Elle lui fit visiter le château sans qu'ils y rencontrent quiconque. On y logeait modérément mais on y travaillait beaucoup.

-Nous serons quinze à table ce soir. Il est de rigueur de bien se vêtir.

-J'ai ce qu'il faut.

Elle le laissa un moment et passa donner des ordres en cuisine. Paul pensa qu'il se retrouverait nez à nez avec ce surprenant jeune homme qui l'avait renvoyé à la blondeur de l'instructeur mais au dîner, il n'était pas là. Magda lui présenta non les pensionnaires, qui logeaient dans des bâtiments annexes mais ceux qui les encadraient dans le domaine artistique et sur d'autres plans aussi. A priori, il y avait là des blessés de la vie qu'il fallait encadrer. Leur sens artistique et leur talent étaient vifs.

Au soir, il s'allongea en sachant que le sommeil le prendrait vite. En fait, il n'en fut rien. Il pensa à cet Esmed jeune et blessé et il pensa à ceux et celles que Magda avait recueillis.

 

 

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13 mars 2024

Battles. Partie 4. Madga et les jeunes artistes qu'elle protège.

  Elisabeth Dujarric autoportrait

Le lendemain, il vit ce que Magda voulait lui montrer. Il y avait là une quinzaine d'artistes tous très jeunes et perturbés par ce qu'on avait fait à leurs parents. Certains avaient perdus les leurs car on les avait arrêtés ou exécutés. D'autres étaient restés à la charge d'un membre de leur famille car leurs géniteurs avaient dû s'enfuir à l'étranger où leur vie n'avait pas été simple. Enfin, il y avait un petit nombre qui avait du vivre avec des parents à qui on avait interdit d'exercer leur art et qui s'y étaient peu à peu résignés. Leurs enfants qui eux-mêmes avaient une fibre artistique se sentaient en déphasage avec eux. En ce sens, la fondation les aidait... Esmed, que Paul trouva métamorphosé, appartenait à cette troisième catégorie. Élégamment vêtu de noir, il ressemblait à un enfant sage. Son père était chef d'orchestre et sa mère cantatrice mais ils n'avaient pas donné au dictateur des preuves assez solides de leur dévotion à son égard. La malfaisance de concurrents sans scrupule avait achevé de les discréditer. A cette époque-là, le jeune Esmed étudiait déjà le piano où ses dons inouïs lassaient déjà rêveur. Intelligent, sensible, il avait assisté à la déchéance lente mais sûre d'artistes qu'il respectait. Son père, tombé malade, menait désormais une vie végétative et sa mère se contentait d'une petite pension que l'état lui versait. Ils vivaient en exil, dans une région inhospitalière que Paul connaissait pour y avoir été emprisonné.

Magda, quand elle avait trouvé ce jeune homme, l'avait placé dans un cadre qui ferait de lui un virtuose. Encadré par de bons formateurs, il travaillait d'arrache-pied. Quand Paul se retrouva face à lui, Esmed avait toute l'apparence d'une personne éduquée et stylée. Il adressa à ce visiteur un élégant signe de tête.

 Magda ne fut précise.

-C'est un moment important. Vous devez nous faire honneur ; c'est clair, Esmed ?

-Oui, madame.

L'instant d'après, le jeune homme s'installa au piano et joua pour lui sans partition une partie des Préludes de Chopin. Paul ne put que se montrer appréciateur tout en se maudissant d'être un aussi piètre mélomane. Magda conduisit ensuite Paul de salle en salle et il découvrit des merveilles. Celui-là jouait la comédie, celle-là aussi mais celui-ci sculptait et cet autre peignait...Elle avait réuni là tes talents prometteurs, de ce point de vue, elle ne mentait pas. Chacun recevait une formation hors pair. Paul finit par synthétiser :

-Au bout du compte, madame Egorff, qu'attendez-vous de moi ?

-Quatre d'entre eux peuvent être programmés. Un pianiste, une cantatrice, un sculpteur et une artiste-peintre. Je peux essayer de leur trouver des engagements par moi-même et comme j'ai quelques appuis, j'y parviendrai sans doute mais le retentissement sera moindre. Tandis que si c'est vous...

-Oui, je comprends.

-Est-ce faisable ?

-Je pense que oui. Il me faut des dossiers sur eux...

-Il y a tout ce qu'il faut. Des enregistrements, des vidéos, la preuve qu'ils reçoivent ici une formation de qualité...

-Pourquoi quatre ?

-Car ils sont prêts à faire carrière. Les autres sont plus jeunes et gagneraient à intégrer des conservatoires. Quoi qu'il en soit, il faut encore consolider l'équilibre psychique de chacun d'entre eux...

-Comment cela ?

-Ici, ils sont très entourés mais ils ont connu des temps difficiles.

-Oui, je comprends.

Il en avait tant vu qu'il devait prendre un peu de recul. Il demanda donc à être seul avant le dîner. Cependant quand on frappa à la porte de ses appartements, il ne put s'empêcher d'aller ouvrir. C'était Esmed. Il s'était changé, passant une tenue moins formelle. Un pull vert informe et un pantalon bleu.

-Vous êtes ici ?

-Mais oui. Elle aime me surveiller alors elle change d'avis. Vous êtes fatigué ? Elle a voulu que vous voyiez autant de monde que possible. C'est que vous restez peu.

-Vous êtes tous très doués.

Dans la lumière indirecte, il était une enluminure. Paul fut frappé par sa beauté limpide.

 

13 mars 2024

Battles. Partie 4. Château d'Estralla. Rencontrer les artistes que protège madame Egorff.

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-Merci. Vous ne voulez pas que j'entre...

-Ah si, bien sûr.

Paul s'effaça.

-Je sais pourquoi vous êtes venu. Quand Magda se met en quête de quelque chose ou de quelqu'un, on sait que ça va être du solide. Vous nous aiderez.

-Oui. Vous êtes tous dignes de faire carrière.

Le jeune pianiste tournait dans la pièce, regardant les tableaux accrochés aux murs.

-Merci. Vous ne lui avez rien dit ! Vous auriez pu. Ça peut vous choquer. Je regrette qu'il ne soit pas montré. Je voulais faire l'amour avec lui.

-J'avais compris.

-C'est frustrant ici, on est jeunes et ce n'est pas facile.

-Vous faites ce genre de confidences à un vieux satire inconséquent ?

Esmed eut un rire frais.

-Vous vous voyez comme ça ?

-Je suis un homme marié qui a toujours eu beaucoup de faiblesses pour les femmes et plus j'ai avancé en âge, plus j'ai aimé qu'elles soient adroites...

-Je ne vous connais pas mais quand je vous regarde, je ne vois pas la personne que vous décrivez. Il faut ne pas avoir de scrupules pour séduire ainsi, vous, vous en avez.

Paul qui s'était assis, ne dit rien, laissant le jeune homme poursuivre.

-Vous avez réussi à revenir en Ambrany...Vous devez en être heureux. Vous avez un destin qui a pris forme. Moi, le mien est en germe et la seule chose qui m'intéresse pour le moment c'est de savoir comment je vais m'y prendre pour qu'Archad cède.

C'était une plaisanterie. Amusé, Paul poursuivit :

-Cet Archad là ou un autre ?

-Oui, ça risque. Du moment qu'il est jeune...

-Oh moi, ma jeunesse est partie...

-Mais pas l'envie de faire l'amour ?

-Mais enfin, c'est une question très personnelle !

-Quoi ? Cette envie vous habite toujours, n'est-ce pas ? Vous devez beaucoup plaire ici. Toutes ces femmes...L'embarras du choix.

Paul ne répondit pas et montra un visage grave. Esmed l'observa puis reprit :

-Trop de choix ?

-Je n'ai pas vraiment le temps et pas non plus envie. Je reprends mes marques ici.

-Bien sûr, ça a dû être dur...

-Vous êtes si jeune...Rien à quoi je puisse vous mêler.

-Je pense le contraire.

-Esmed, pensez comme vous voulez. Vous serez au dîner ?

-Le dîner ? Les pensionnaires n'y vont pas, elle a dû vous le dire.

-Ah oui, c'est vrai.

Sentant Paul désireux d'être seul, il le quitta, lui offrant soudain un beau visage exalté.

-Au revoir monsieur Kavan. N'ayez pas peur pour moi.

C'était adroit.

-Je n'ai pas peur pour vous, Esmed.

-Alors, vous avez peur de moi.

-Non plus. Ne soyez pas inquiet.  A demain.

-Qui sait ce que j'aurais inventé ?

Le ton était rieur mais le regard sagace. Quelque chose en lui déstabilisait cet homme solide mais il ne savait pas quoi.

 

13 mars 2024

Battles. Partie 4. Paul au château d'Estralla. Esmed parle.

 ESTRALLA

Le lendemain pourtant, Paul continua sa tournée sans avoir revu le jeune artiste comme il le souhaitait. Tout fut très formel et il ne trouva pas le moyen de le voir seul. Il y avait cette ressemblance qui par moments le gênait...Mais le temps filait et il devait partir. Ce que faisait cette femme était étonnant. Elle lui demanda de revenir afin de bien cerner les possibles de ces jeunes artistes et lui fit une demande :

-Vous devriez revenir plusieurs week-ends de suite. Je ne vous solliciterais pas autant que cette fois mais vous auriez une meilleure vision.

Il le fit et se passionna pour ces jeunes talents. Parler avec eux et les voir au travail était captivant et se promener dans le parc avec Magda était toujours un objet de surprise car elle avait l'esprit vif et une grande générosité.

Travaillant déjà pour placer ces quatre jeunes artistes dans les concerts, les expositions ou les récitals de chant qui émailleraient les mois à venir, il s’enquérait de ce phalanstère qu'elle avait créé sous la dictature. Quelle femme ! Tous deux s'entendaient bien et il était heureux de revenir.

 Il l'était aussi, il se devait bien se l'avouer, car il côtoyait Esmed.

-C'est ...fait.

-Ah ? Celui qui était attendu.

-Non, son sosie. Et vous ?

-Je suis un moine.

-Ah non ! Je vous l'ai déjà dit : vous êtes attirant pour les femmes. Vous voyez, je sais choisir mes termes...

Tendre Esmed. Le concernant, il comprenait mieux à quel point les enjeux étaient forts. Il pouvait faire une carrière internationale à condition que son talent s'épanouisse, sans référence à un passé douloureux. Paul essayait bien d'en savoir plus sur lui mais le jeune homme était réticent aux confidences.

-Vous pourriez me parler de votre famille ...

-On les a mis en résidence surveillée à Varra.

-Mais qui habite là ! C'est une zone totalement...

-Hostile. Ils n'ont pas eu le choix.

-Et...

-Et rien, Paul. Je suis toujours en chasse...De cela, on peut parler.

Paul sourit. Ce joli faune devait être très désiré.

-Bon, sujet inintéressant ?  Venons-en à vous. Vous ne dites rien de vous-même.

-Sur mes années de cavale et la prison, j'ai écrit.

-Justement, c'est de l'écrit.

-Je parle avec mes mots. Rien de trop.

-Et moi avec la musique. Il suffit d'écouter...

-J'ai fait de la radio clandestine. J'étais Battles.

-Combattants de l'ombre...

-Vous savez ça ?

-Mes parents oui. Et moi aussi, je dois dire...dites-moi...

-Oui, Esmed.

-Vous avez toujours peur par moments.

-Je vous l'ai déjà dit. Il reste beaucoup d’ennemis ici et je suis en vue.

-C'est clair mais ça n'explique pas tout, non ?

-Non mais j'ai un droit de réserve, moi-aussi.

-Ah ! Alors, tout est bien.

Il n'y avait rien à faire et Magda, de son côté, gardait le silence certain sur ces quelques pensionnaires plus fragiles que les autres. Elle les aurait trahis en parlant à leur place.

 

13 mars 2024

Battles. Partie 4. Magda et Paul. Buts communs.

 

 

 

Au bout de trois visites, Paul marqua le pas. Son travail le tenaillait et il était pressé de rester dans la capitale.

-L'échéancier sera bientôt prêt pour chacun des jeunes gens. Il s'étale sur plusieurs mois. Leur visibilité sera meilleure. Les salles sont bonnes, très centrales et l'attention sera attirée sur ce qu'ils présentent. Le public devrait répondre. J'y ai veillé.

-Je vous remercie infiniment, Paul. Vous êtes d'une efficacité !

Elle avait toujours son élégance de grande dame et il aimait sa façon de le remercier. Comme elle le raccompagnait à la gare, elle lui dit :

-J'ai un projet qui mûrit. Je vais vous écrire et je l'espère vous convaincre.

-Oh, que de mystères !

-Non, c'est simple.

Retrouvant chauffeur et garde du corps, Paul s'en alla. Elle voudrait sans doute qu'il revienne. Il était très occupé, surchargé de travail à cause de ces jeunes artistes, il céderait. Ou plus exactement, il céderait à cause de la douceur et de la tristesse voilée d'Esmed.

Les suppositions de Paul étaient fausses. Ce que souhaitait Magda, ce n'était pas qu'il se partageât entre Dannick et Estralla mais au contraire qu'il ne fît d'aller en retour. Aussi lui fit-elle des suggestions.

-Je comprends Paul que je vous demande beaucoup. On vous sollicite sans arrêt et puis vous êtes un homme illustre. Une décoration de l'ordre national du mérite et une autre pour vos témoignages, votre beau roman et vos traductions ! Comme vous le savez, je vais installer mes quatre protégés dans mon hôtel particulier à Dannick le temps que leurs carrières décollent et il m'est venu une idée. Vous pourriez établir vos quartiers dans mon hôtel particulier. Vous y seriez logé au calme avec tout ce qu'il faut pour travailler. Continuer ce que vous avez entrepris avec mes protégés serait tellement plus simple !

Cette proposition surprit Paul, qui ne vit pas d'abord le moyen d'accepter. Il voulait rester libre et s'il acceptait, il ne le serait pas. Néanmoins Magda fut adroite et il fut sensible à ses arguments.

-Dites-moi, vous aviez des biens à Dannick ?

-Un appartement et une maison. J'ai fini par les récupérer. J'ai vendu l'appartement et ai envoyé le montant de la vente à ma femme qui vit dans un monastère.

-Elle est très religieuse ?

-Elle l'est oui mais à sa façon. Les religieuses ont une maison d'accueil pour des femmes que cette dictature a privé de mari, de père, de frère ou doté d'enfants hors mariage. Elle y travaille et est à même d'y faire beaucoup de bien.

-Si elle s'y épanouit...

-Et ne songe pas à revenir à Dannick. C'est cela que vous voulez que je vous dise ?

-Oui.

-Ce n'est pas son projet.

 

13 mars 2024

Battles. Partie 4. Magda invite Paul à vivre chez elle.

bel INTERIEUR

-Bien. Et revenant à vos biens ?

-Ma maison me plaisait beaucoup. De belles fresques couraient sur les murs. Des scènes champêtres et d'autres oniriques. L'ennui est qu'on me l'a confisquée. Elle a été attribuée au ministère de l'intérieur qui l'a transformé en terrain d'action pour la police secrète...Si on y réfléchit bien, il y a beaucoup d'humour là dedans, plutôt noir, je le reconnais. Je voulais conserver cette maison mais les agencements qu'on y a faits me glacent. Elle est en vente.

-Où logez-vous ?

-Dans un petit appartement près du centre culturel.

-Vous vous y plaisez ?

-Non, c'est un lieu trop fonctionnel.

-Vous devriez réfléchir à ma proposition, Paul. Je vis au ré de chaussée où j'occupe une vaste demeure. Axel, mon fils, y vient quand il s’échappe de Berlin. Il y a deux étages. Vous pourriez élire domicile dans une partie de cet hôtel particulier sans en être incommodé le moins du monde par la présence des autres. Il est vaste et vous y seriez à votre aise. Bien sûr, je vais y loger ma volière de jeunes talents mais comme je vous l'ai dit, c'est vaste !

-Eh bien, je n'étais guère enthousiaste mais...

-Vous allez accepter...

-Oui, j'accepte.

Il revit encore Magda et découvrit les lieux. Très différent du château d'Estralla, l'hôtel particulier où vivait madame Egorff était une vaste construction à la façade néo-classique mais à l'intérieur art nouveau. Ce mélange surprenant avait de quoi séduire et devant la beauté des lieux, Paul s'inclina : c'était magnifique. Il transféra donc tous ses effets et s'installa. Il avait toujours autant travail mais la beauté des lieux semblait lui faciliter la tâche. Et, il put le constater, on le laissait tranquille...

Puis, arrivèrent les temps où Esmed et les autres jeunes prodiges allaient se montrer et tout évolua. Entièrement refaite et dotée d'une acoustique parfaite, la Salle Gervezy était depuis longtemps prestigieuse. Esmed y joua Brahms, Chopin et Mozart devant un public choisi. De sa prestation dépendait la suite des événements et il s'en souvint suffisamment pour très bien jouer. Les autres montrèrent eux-aussi leurs talents. Se sentant forte, Magda insista :

-Alors, vous êtes bien installé !

-Assurément. Vous m'avez doté d'un ensemble de quatre pièces donnant sur une vaste cour intérieure.  Y travailler est simple et s'y prélasser divin. Il laissa cependant entendre que bien que n'ayant plus le même goût pour les brèves liaisons, il ne se condamnait pas pour autant à l'abstinence. Elle acquiesça. Elle saurait être discrète. En attendant, Paul continua à faire la promotion des quatre jeunes artistes. On les programma beaucoup. Leur port d'attache restait la maison de Magda mais ils étaient amenés à se déplacer. Seul Esmed serait à demeure et Paul, qui n'avait pas voulu lui accorder plus d'importance qu'aux autres des semaines durant, se remit à le côtoyer. Le jeune homme se plaignit.

-J'étais puni ! Je n'ai pas bénéficié de beaucoup d'intérêt.

-Vous étiez quatre. Je n'aime pas les privilèges. Mais ils sont partis et je suis plus disponible. On peut se parler davantage.

Esmed lui lança un long regard sibyllin puis reprit :

-C'est mieux mais je reste puni.

-Pourquoi ?

-Vous faites ce que vous voulez dans ces lieux magnifiques et moi je me contente d'un décor tout agencé !

Paul avait aménagé un grand salon ainsi qu'un bureau bibliothèque où il travaillait, et il disposait de deux chambres dont l'une lui était réservée. L'autre était une chambre d'ami.  La plupart des meubles qui se trouvaient là lui appartenait et toute la décoration portait son empreinte.

-Mais là où vous êtes, Esmed, c'est très joli.

-Non.

-Non ?

Il avait vécu dans une fort belle maison avec sa famille et connaissait le plaisir des meubles rares, des bois précieux et de la soie.

-Rien n'est à vous, j'imagine. Tout a été confisqué.

 

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LE VISIBLE ET L'INVISIBLE. FRANCE ELLE.
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