Battles. Partie 4. Portrait de Magda Egorff.
A la quarantaine, elle eut l'intuition qu'elle n'avait pas fait ce qu'il fallait pour être en paix avec elle-même ou plutôt pas encore. Sur ce, Jorge Dormann prit les rênes du pouvoir. Magda qui continuait de mener grand train et de recevoir des artistes dont elle était à même de mesurer la valeur, prit lentement mais sûrement la mesure du changement. On interdisait à ceux qu'elle estimait et admirait de se produire, de créer et on leur rendait la vie impossible. Elle tenta d'abord de leur passer commande et connaissant sa richesse, on la laissa faire. Elle en hébergea certains, ce qui fit hausser les sourcils sans lui attirer d'ennui puis elle tenta d'aller plaider leur cause au ministère de la culture où elle pensait avoir quelques appuis. Elle n'en avait pas et on lui montra les dents. Passer commande à des dégénérés ennemis du pouvoir ? Ce n'était pas sérieux. En guise d'honneurs, ils auraient droit à la prison pour les plus récalcitrants et à la résidence surveillée pour les moins belliqueux. Et encore ne fallait-il pas qu'on ait témoigné contre eux...Déviance politique et sexuelle n'allait-il pas de pair ? Cette Magda comprit. Elle plia bagage et alla, à Estralla, réanimer de sa présence un petit château de dix-huitième siècle que son père avait un temps adoré. Et là, elle trouva quoi faire, créant une sorte de communauté d'artistes qui étaient tous là non pour composer, peindre, chanter ou sculpter mais pour jardiner, aménager, cultiver, récolter...Ne valait-il pas mieux se transformer en artisan ou ouvrier agricole quitte à créer dans le secret ? Persuasive sans être autoritaire, terre à terre et clairvoyante, Magda se révéla une châtelaine avisée suffisamment rouée pour protéger une trentaine de personnes qui dépendaient d'elle et suffisamment ferme pour que chacun travaillât. Ce fut elle et elle seule qui réussit à faire traverser à tout ce monde-là les années Dormann alors que partout ailleurs, les artistes étaient malmenés...Maintenant que le calme était revenu, elle refusait de quitter le château d'Estralla où elle avait institué des résidences d'artistes. Elle n'imaginait pas vivre ailleurs.
Paul, puisque on l'y invitait avec insistance, la rencontra. Elle vint au centre culturel et il fut impressionné par son allure. En tailleur bordeaux, très couture, elle portait un manteau sombre et un chapeau cloche qui embellissait son visage de patricienne.
-J'ai eu connaissance de votre initiative, madame. Vous avez été très courageuse...
-Que voulez-vous, monsieur Kavan, vous battiez la campagne, échappant sans cesse à vos poursuivants et nous livrant ses magnifiques appels au courage ! On traitait certains artistes très mal ! Il fallait bien réagir. On ne s'est pas méfié de moi : une femme, pensez-donc !
Paul sourit. Elle utilisait une langue soignée et elle était belle. Avant de la recevoir, il avait lu une communication d'un de ses collaborateurs. Ils savaient qui elle avait aidé et quelle couverture elle leur avait fourni...
-Et vous en avez fait des électriciens, des peintres, des carreleurs, des cuisiniers...
-Il fallait qu'ils aient un travail de ce type. J'ai créé une sorte de coopérative, de ...phalanstère...On mettait tout en commun. Il y a des fermes sur le domaine. Nous sommes arrivés à une forme d'autarcie...
-Oui, c'est très étonnant !
Elle était d'une absolue humilité et ne tirait aucun orgueil de sa bravoure.
-Vous savez, ce n'est pas pour eux que je viens. Ceux qui sont restés longtemps là-bas avec moi cherchent à se réinsérer dans une vie artistique qui leur est profitable. Et là, c'est votre rayon...Ce qui m'occupe c'est l'institut de jeunes talents que je mets en place.
-De quoi s'agit-il ?
-De jeunes artistes dont les parents ont été persécutés ou ont disparu...
-Mais s'ils se produisent déjà, nous avons déjà dû les aider...
-Non ! Oh pardonnez-moi, je ne sais pas m'expliquer. Ils ont été très malmenés, ils sont jeunes...Ils n'entrent pas dans les cadres que vous avez définis et je...
-Poursuivez.