Clive le Vengeur. Partie 3. Se réinventer.
Quoi ? Je ne me suis pas assez expliqué sur l'argent qui venait d'Erik ? J’ai été stupéfait qu'il m'en fasse parvenir et franchement j'aurais mille fois préféré qu'il revienne sur sa décision ; comme ça, on aurait recommencé à copuler lui et moi et je l'aurais fait jouir de nouveau. Stupide, hein, ce genre de réflexion : niveau zéro. Vous avez raison car ce n'est pas dans ce registre que je plaçais ma relation avec lui. La passion que j’éprouvais me terrorisait car elle ne me laissait pas de répit. Je pensais à son beau corps bien sûr et à ses sourires radieux mais c'était surtout sa personnalité qui me manquait et son incroyable rayonnement sur scène. C'est pourquoi, le chèque est resté des semaines entières dans son enveloppe. Il n’était accompagné d’aucun message. Au bout du compte, j’ai eu l’intuition qu’il fallait l’encaisser. Comme quoi…
Après la clôture brutale de notre relation et le délitement de mon mariage, j’ai compris que changer de vie était impératif. J’ai retrouvé la photo que j’avais envoyée au décorateur si mondain pour être sélectionné à l’époque de son annonce. J’en ai fait une copie et je l’ai trimballé partout avec moi. C’est ce Clive plein de promesses que je voulais faire revivre. Il ne se laisserait pas aller physiquement parce que rien ne tournait rond et il aurait de beaux projets ; et puis, il ne négligerait pas qui il avait blessé. J'ai repris la course à pied et fait de la musculation en salle et j'ai dédommagé mon ex-femme autant que j'ai pu. Et puis, je me suis concentré sur le commerce que j'allais ouvrir et j'ai pris conseil à droite et à gauche. Il restait mon penchant plus que risqué sur les jeunes corps masculins et là, j'ai revu ma copie. Rien, plus rien et ceci pour un bout de temps. Bien sûr, dans ce renoncement, il y avait une fidélité au corps d'Erik mais pas seulement. Je ne sais pas ce que ma fille avait compris mais à mon avis, elle en savait un peu trop. Je ne voulais pas en rajouter, déjà que Kristin avait morflé...
Donc, voilà, je laissais apparaître le nouveau Clive, celui qui comprenait qu'avoir abandonné ses rêves d’adolescent avait été catastrophique. Ce n'était pas la fac pas terrible qui était en cause mais cette formation de technicien que j'avais laissé en plan pour me transformer en agent d'assurances, autant dire en bonimenteur de foire. Cette fois, je ne renoncerais pas aux chanteurs, aux musiciens et, de façon plus générale, au monde des arts sous couvert que je manquais d'argent.
J’ai donc acheté un local, fait faire les travaux, fait moi-même trois mille choses et engagé du monde : un cuistot, des employés de cuisine, des serveurs, un barman…C'était bien placé, dans une rue passante de Newark et mes vieux ont sauté de joie. Ah ben tiens, j'avais donc de quoi faire naître tout ça ! De l'argent et de l'énergie. Ils ne me pardonnaient pas mon divorce (après avoir difficilement accepté mon mariage) mais ça, ça leur en bouchait un coin.
Erik, j’aurais bien voulu qu’il sache ce que j'étais en train de créer mais devant l’ampleur des dégâts, je n’ai pas insisté. A force de me vider la tête en faisant du sport et de me stimuler les méninges en créant un café-restaurant attractif, je me reconstruisais c'est certain, sauf que lui, le beau danseur, je continuais de l'aimer passionnément. Seulement, ça ne me conduisait nulle part. Je ne cherchais même pas à savoir ce qu'il faisait, ni même Barney. Comme quoi, c'était lent.
Par contre, j'ai eu une bonne idée. La copie de la photo, je l’ai envoyée à l’amicale des anciens élèves de mon lycée, histoire de retrouver Kirsten Brewning, la jeune fille qui m’avait fait découvrir le Lac des cygnes…J'ai eu l'intuition que seule une personne comme elle pourrait m'apaiser et ceci même si je lui en disais fort peu. Adolescente, elle avait une formidable capacité d'attention et m'avait témoigné beaucoup d'empathie ; enfin, euphémisme. Elle avait été amoureuse de moi quand je n'étais pas encore tordu, que j'étais plein d'espoir et de naïveté et que je ne mentais pas. J'ai vraiment espéré que cette photo la rejoigne et incroyable mais vrai, ça a été le cas. Kirsten m’a répondu. Pas tout de suite mais quand même. Elle s’était mariée toute jeune avec un mec qui l’avait emmenée au Texas et ils avaient passé dix-huit ans à Houston. Elle était fraîchement divorcée et elle-aussi était revenue à Newark. Elle y avait ouvert une petite librairie qui tournait correctement. Elle avait eu deux enfants qui faisaient des études dans de petites universités voisines. Elle restait en bons termes avec son ex-mari. Cette photo ancienne, elle l’adorait car elle la renvoyait à une époque différente de sa vie, une époque où elle était jeune et pleine d’allant. J'avais son adresse, son numéro de téléphone et une photo récente. On la retrouvait bien : elle était restée bienveillante. De son visage, qui n'était pas vraiment beau, se dégageaient bonté et bon sens. Je savais que je la reverrais. Dans sa lettre, comme si elle avait compris que cet homme était resté dans ma mémoire, elle m'a donné les coordonnées de Beardsley Il était resté dans les parages. Je l'ai contacté lui-aussi mais sa grande sœur m'a répondu. Il avait contracté je ne sais quelle maladie orpheline et le pauvre, il était « aux bons soins » de sa frangine. Estimant que lui, il devait avoir désormais aux alentours de soixante-dix ans, je me demandais quel âge elle pouvait avoir, sa garde-malade. Et, en fin de compte, je n’ai osé les déranger ni l’un ni l’autre.
Mon café a ouvert et je l'ai très intelligemment appelé Newark Follies. J'aurais pu chercher davantage mais ça m'a semblé bien coller à ce que je voulais. Dès le départ, j’avais bien compris ce qu’il fallait faire pour que ça roule. Il parait que la clé de réussite, pour une entreprise qui tient la route, c’est le concept de départ. Je souscris assez à cette idée parce que si on se trompe d'emblée, c'est difficile par la suite. L’idée, c’était de commencer par une base fixe : des gens au standing moyen qui avaient envie d’un cadre agréable où ils pourraient faire ce qu’ils faisaient toujours : écouter de la bonne musique tout en descendant des bières. Et puis, lentement et sûrement, il fallait les amener à écouter un groupe ou une chanteuse qu’ils auraient au départ rejeté en bloc ou encore à aller regarder dans la salle les dessins ou les peintures d’un jeune créateur ou d’une jeune créatrice dont ils se disaient qu’en fin de compte, ils avaient des choses à leur dire. Si on ajoutait à cela, qu’ils finissaient, à force de suggestions adroites, par manger une cuisine qui ne leur était pas familière et par lâcher leurs bières habituelles pour un cocktail de mon inspiration ou un verre de vin français, le virage s’accentuait.