Battles. Partie 3. Le Roman et la vie.
A Shieffield, il ne disait rien, paraissant presque honteux. Fort de lui-même, Paul il poursuivait l'écriture de son roman comme si c'était une course la montre. Il aborda l'arrestation de Nader Stanzy, son procès truqué et son incarcération. Raconter les faits ne lui posait pas de problème mais il voulait leur adjoindre de grands discours sur la démocratie et la privation des droits dans un régime autoritaire et ne trouvait pas l'équilibre entre les passages narratifs, très colorés et enlevés, et les autres, longs et sentencieux. Il se battit longtemps et le docteur Sheffield le sentit tendu et soucieux. Même s'il finit par lui dire qu'il avait trouvé les procédés littéraires adéquats pour donner à cette partie du livre le brio nécessaire, il ne pouvait cacher ses craintes. Son héros allait arriver à Étoile et être confronté à son instructeur...
Il l'avait baptisé Kursa Grewin, qui pouvait passer pour un nom ambranien et qui était construit sur la base des deux premiers.
Pourtant, deux mois après le début de son aventure romanesque, il butait sur un obstacle de taille. Il ne parvenait pas à décrire la brutale et implacable rééducation de son héros...Il allait en arriver au désir éprouvé pour l'instructeur...
Shieffield tentait toutes les stratégies possibles pour sortir son patient de cette impasse. Chaque jour qui passait renforçait le pouvoir de Markus Winger...
-Quel empêchement à écrire ? Vous avez désiré sur commande l'instructeur Winger dont un commando vous a délivré. Il en sera de même pour Nader et Kursa Grewin...
-Il faut que je sache pour Eva. Elle a vraiment disparu.
-C'est là l'obstacle ?
-Oui. Je dois savoir si elle est morte.
-Vous pensiez qu'elle ne l'était pas.
-Non, j'avais bon espoir pour elle. Mais le temps passe. Mon ancienne amie se tient à l'écart. On gère sa librairie pour elle. Mais elle est protégée, ce qui fait toute la différence. Elle voyage avec son père.
Toujours sans nouvelle d'Eva, il écrivit la troisième partie de son livre avec difficultés mais il en vint à bout. Les scènes d'interrogatoire lui étaient pénibles ainsi que la lente transformation physique et psychique qu'induisait la prise de multiples médicaments. Et il y avait les scènes de fouille qu'accompagnait la rééducation sexuelle du personnage principal. Quand il écrivait, Paul regardait les deux photos des deux hommes blonds et il avait sorti de son étui l'objet sexuel remis par Eva. Après une période d'atonie sexuelle, il retrouvait le désir. Mais elle, elle ?
Il se battait toujours avec des pages qui lui semblaient mauvaises mais il dominait désormais son sujet. Nader et Kursa s'affrontaient impitoyablement et l’ambiguïté qui régissait leurs rapports commençait à sourdre des pages...Comme il arrivait au moment où le programme de rééducation est clôt et le détenu allait pouvoir s'insérer dans un rôle créé pour lui, Paul trouva l'information qu'il cherchait :
Découverte du corps d'Eva Richardson
C'est Shieffield qui avait lu la nouvelle dans un journal. On avait fini par exhumer le cadavre de la traductrice d'une décharge où elle avait été jetée, légèrement vêtue et très maquillée. Sa fille, dont elle n'avait que peu parlé, avait lancé des recherches et immédiatement reconnu sa mère sur la photo.
Paul hurla et pleura. On l'avait identifiée elle, mais non ses meurtriers.
A Lisbeth qui lui parlait au téléphone, il dit avec tristesse :
-Tes anges et tes saints n'ont-ils donc rien pu faire ?
Elle fut ferme.
-On va les retrouver, les juger et les condamner.
-Le Mal se réinvente sans cesse !
-Tu dis ça car tu penses qu'ils ne sont que des émanations. Je pars du principe qu'ils existent vraiment. Ils seront rattrapés.
-Mais Winger frappera en Ambranie !
-Il le fera encore, lui ou un de ses sbires, mais cette dictature s'effondrera comme un château de cartes et ses adeptes seront sans pouvoir. Et pour ce qui est de cette femme, tant que certains pleurent pour elle, il y a de l'espoir.
Alors, il pleura encore.