Attentive. Chapitre 7. Portes. (1)
Chapitre 7
Portes
Franchir des portes lui devient nécessaires ne serait-ce que pour apprendre que celles-ci ne sont pas toujours fermées. Et, bien qu’elle n’en ait pas conscience, l’elfe aux cheveux blond foncé l’aide lentement mais sûrement non à les forcer –il n’a pas envie de le faire-mais du moins à les entrouvrir. Ainsi saura- t’elle qu’un enfermement peut être temporaire et qu’une prisonnière peut être libérée.
De son enlisement professionnel, il ne peut que mesurer sa véracité sans moyen de réaction. Mais de sa solitude, XX, étant loin, il peut prendre conscience et, posant au fil des semaines d’adroites questions, il en prend la mesure.
Ne connaissant pas ses mobiles,Julia se tient sur ses gardes. Par certains points, elle est à peine encourageante. Elle a tant parlé, elle s’est tant montrée, elle a accepté tant de rendez-vous réels ou virtuels ces deux dernières années qu’une pause ne lui semble pas anodine.
Parler à bâtons rompus. Parler sans chercher la prochaine finalité d’un échange de photos inévitablement suivi d’apparition sur internet, sachant que chacun se montrera au mieux de lui-même avant de s’exhiber d’une manière ou d’une autre, voilà qui la repose puisque l’enjeu consiste juste à se parler.
L’elfe a le mérite de ne pas mentir. Il est marié, a deux enfants, habite la même ville depuis longtemps, fait de la musique et aime le ciel. Il pilote. Il lui envoie une photo d’un petit avion jaune et noir qu’il affectionne. L’attention la surprend. L’envoi n’est pas banal.
Julia, toutefois, recadre leurs propos. Il l’a vue silencieuse et attentive sur un salon où les dominants présentent leurs soumises, les évincent, en sélectionnent d’autres et se targuent d’avoir fait de bons choix. Il l’a vue au milieu d’hommes impérieux qui se targuent de savoir dresser et de femmes qui ne semblent guère s’en plaindre. Elle devait être ce soir là, vêtue de noir, légèrement décolletée, un peu lasse, un peu timide, ne voulant pas quitter les lieux après l’affront infligée par l’homme austère qui en avait mise une autre en probation, mais évitant tout propos ironique et toute comparaison par un détachement et une réserve non feintes même si difficile à tenir en un tel lieu. Il l’a donc observée avant de lui écrire, elle, si mutique et attentive, sans doute occupée à lire les remarques des uns et des autres, à les ponctuer quelquefois, rien que pour signaler sa présence. Peut-être l’a-t-il saluée et si c’est le cas, elle lui a dit bonsoir ; mais elle ne saurait l’affirmer. Toujours est-il qu’une méfiance de base s’impose et qu’elle en fait usage pendant longtemps, se demandant ce qu’il sait des usages de ce salon et du monde qu’il résume, car, à cette période, se basant sur sa faible expérience et l’assurance de ceux qui s’affichent là, elle pense qu’ils sont dans le vrai. De la domination et de la soumission, ils savent tout. Leurs profils, qu’elle consulte, un peu effarée, sur internet en sont la preuve accablante. Tenues attendues : cuir, vinyle, sous-vêtements provocants ; objets attendues : godes, vibromasseurs, cravaches, fouets ; attitudes attendues : volonté d’assujettir, plaisir et douleurs alternés, merveilleux contentements.
Elle ne sait rien. Qui sont Maitre J. le fugace premier « Maitre » et Directif, le jeune homme mince si insultant pour des gens aussi expérimentés ?
Rien, rien du tout.
En cela, elle, qui commence à voir s’ouvrir un univers un peu moins incompréhensible, n’est pas loin de leur donner raison.
Mais XX ? Non, jamais elle ne le jugera mal. Et jamais à ces gens, elle ne parlera de quelqu’un comme lui, obscur mais honnête, contraignant mais gratifiant et le tout sans artifices, sans sophistication parce qu’il a compris qu’elle voulait servir et obéir, qu’elle voulait être contrainte sexuellement et que lui-même cherchant une femme qui accepterait cela, l’a conduite et entourée.
A l’homme suisse qui s’est adressé à elle et patiemment lui parle, elle cache ses aventures passées et le mal être qu’elle a sur ce salon. Mais lui, tenace et psychologue, finit par la faire parler. Qu’elle se sente décalée, il le comprend fort bien. Il s’agit là d’une vision particulière de ces rapports. Elle doit bien comprendre qu’il en existe d’autres. Quant à ses expériences passées, si les premières ont été dures, la dernière est belle. Il le lui affirme : XX l’a respectée et la respecte toujours. Étonnée, Julia interroge cet interlocuteur inattendu.
Mais qu’a-t-il vécu et en quoi son expérience diffère- t’elle de celles de ceux qui se congratulent ou s’affrontent sur ce salon ? Il répond sans détour. Il a, il y longtemps, connu une canadienne qui aimait qu’on l’attache pour mieux atteindre le plaisir. Attacher, encorder, c’est souligner un corps féminin, le stimuler, le préparer à s’offrir. C’est une douce contrainte bien éloignée des châtiments risibles qu’évoquent ceux dont France lit les propos. Le plaisir est fort et partagé. Sur le corps, nulle trace de coups mais les marques légères des cordes quand la libération intervient.
La soumission se mesure à ce type d’acceptation. Elle procède de la confiance. Nul besoin de crier ou de frapper. Un regard suffit.
La soumission, c’est un échange.
Il parle clairement, l’homme lointain dont elle contemple, de soir en soir, le fin visage attentif et elle commence à s’émerveiller.
De cette canadienne, il dit du bien. Des autres soumises qu’il a eues, il ne parle jamais négativement. Il ne les met pas en concurrence et n’en dénigre aucune.
Voilà qui est étonnant.
De plus, il accepte de rester seul longtemps, soucieux de trouver une personne qui le comble et qu’il comble. Il dit « personne » et pas « soumise »…
Julia, de plus en plus surprise, écoute avec plus d’attention cet homme qui jamais ne la toise et parle fraternellement. Voilà qui quelqu’un qui s’enquiert de sa vie quotidienne, de son emploi, de son adaptation difficile et donne des conseils, fait des remarques avisées. Elle commence, prenant confiance, à dire ses inquiétudes. Elle parle de ses élèves qui la mettent mal à l’aise, de la direction de son établissement qui la malmène sans qu’elle en saisisse les raisons et de sa fille dont le retour en France après la douceur de vie dans l’île lointaine est difficile.
Il rassure.
Elle craint encore d’être crédule.
Elle met XX en avant.
L’homme patient accepte qu’elle reste fidèle à celui qui l’a dominée et lui fait entrevoir qu’il l’a aimée à sa manière, sa sollicitude présente en étant bien la marque. De cela, elle n’avait pas eu conscience. Peu à peu, elle comprend que l’homme a raison. XX, le jeune homme mince et réservé, toujours avare en paroles, a vu au-delà de son corps, de sa nudité et des postures que pour lui, elle a adoptées. Il a vu France en Nina.
Elle n’y avait jamais songé.
Elle pleure.
De plus en plus fréquemment, le soir, alors qu’allongée dans son lit, elle ouvre son ordinateur, l’homme lointain la sollicite. Elle s’attache à son pseudonyme, lui supposant une référence qu’il n’y met pas. Elle pense qu’il a choisi « Arthur » car Rimbaud avait ce prénom. C’est un littéraire qui aime discourir même si la façon dont il s’exprime est simple et sans affectation. Rimbaud. France pense au jeune poète tout autant qu’au marchand d’armes. Elle rêve. Une telle référence ne peut que suggérer l’errance, le déracinement et la créativité. Elle aime cela. Qui est-il ? Elle s’émeut et guette dans ses propos une allusion.
Aucune ne vient.
Alors, elle finit par lui demander ce qu’il en est et, quand, spontanément, il lui avoue avoir fait le choix de la dérision, elle est décontenancée. Il a songé à « Arthur Martin », une référence on ne peut plus décalée dans un tel contexte !