Attentive. Chapitre 10. Elle est docile. (1)
Aube à Paris. Réveil. Sensation inattendue : en silence, il la regarde déjà. Elle lui lance un regard ensommeillé. Il lui sourit puis ses mains se posent sur elle et tout son corps frémit. Ensuite, elle ne quitte son regard clair. Il s’installe sur elle et sa respiration s’accélère quand viennent les gestes de l’amour physique. Elle aime qu’il la pénètre et se montre si ravi d’elle. Elle l’enlace. D’abord rêveuse et comblée, elle ne pense à rien d’autre qu’à leur étreinte. Puis, au moment où il s’écarte d’elle, elle comprend qu’il se passe quelque chose d’imprévu. Au fil du temps, elle s’est attachée à lui et il en a eu conscience, s’amusant avec tendresse de son trouble grandissant. Cependant, moins libre et audacieuse que lui, elle s’est toujours dit qu’elle ne voyait qu’une image bienveillante, pas la réalité d’un être. Or, à cet instant, elle accepte l’intégralité d’une personne, un corps, une façon d’être, une mobilité de regard, une sensibilité et bien sûr, une approche sexuelle. Dans le même temps qu’elle accepte tout ce qu’il est, elle comprend qu’elle est amoureuse, profondément amoureuse. A lui, elle montre la satisfaction du plaisir rencontré, croyant masquer l’aveu qu’elle se fait à elle-même. Lui, toujours un peu amusé, ne se livre pas. Il n’aura donc rien vu. Alors, tous deux se lèvent et se lavent avant de bavarder, elle, nue sur le lit et lui, s’affairant. Le dominant et la soumise.
Quand il part pour assister à son stage, quelque part, en banlieue, elle reste en silence et cherche à raccrocher son expérience à quelque texte. Mais O. et ses consœurs ne lui sont d’aucun secours. Elle repousse donc leur histoire. Il reste les contes de fées dont le contenu est aussi charmant que complexe ou les Maximes des grands auteurs dont elle aime le côté lapidaire. Elle aimerait ces derniers mais son aventure avec A. est trop récente encore pour qu’elle la qualifie par une phrase courte à caractère universel, sans compter que le faire serait prétentieux et ridicule. Il reste les contes qu’elle relit souvent, ceux qui soumettent les héros, souvent très jeunes, à des épreuves à épisodes, chacune d’elle se révélant plus difficile que la précédente : forêt magique, animaux surnaturels, objets animés de forces maléfiques, intermédiaires bienveillants. Elle choisit ces derniers. Seule, encore nue dans les draps tièdes, elle se tourne et se retourne. Elle n’est pas entourée d’arbres aux pouvoirs séculaires mais dans une ville pleine d’artifices. Là, entre ses murs, elle sera protégée ne serait ce que parce que les tableaux qui les décorent sont apaisants : jeune fille ou femme seules et confiantes dans un intérieur cossu. Elles sont silencieuses mais fortes de ce qu’elles savent. Si le mal survient, elles l’en défendront car elles sont armées pour cela autant que l’étaient Hansel et Grëtel ou le joueur de flûte. Elle sera forte, il sera bienveillant sans quoi elles s’en prendront à lui. Et il sera neutralisé.
Oui, c’est cela.
Apaisée, elle se lève. Elle déjeune avec sa fille puis marche seule vers le Champ de Mars qu’elle n’a pas vu depuis longtemps et qui, nimbé de cette lumière d’hiver, lui parait touchant dans sa beauté. Le lieu, pourtant, renvoie à des épisodes sévères de la Révolution française mais, à cet instant, elle n’y songe pas, profitant des belles allées longilignes, d’un soleil magnanime pour la saison et de la vision progressive qu’elle a de la base de la Tour Eiffel. Sortie de la chambre féerique, Julia reste protégée par cette ambiance particulière : sa marche lente, les rares passants, la beauté des lieux y participant. Assise sur un banc ensuite, elle se sent heureuse et sait que l’après-midi, elle reviendra avec sa fille. Les lieux sont beaux et pour cette rencontre, elle est privilégiée. Enfantine, elle se sent bénie des fées comme elle aimait l’être, petite fille et quand, elle revient effectivement sur les lieux avec l’adolescente, le même charme perdure. La grande tour les attend, solidement plantée sur ses quatre pieds. Une foule dense s’organise autour de deux arches : celle des ascenseurs et celle des escaliers. L’une et l’autre s’amusent à regarder les visiteurs qui viennent d’un peu partout. Emmitouflés, ils parlent des langues multiples qu’elles ne parviennent pas toutes à identifier, certaines leur étant inconnues. Elles hésitent à se mettre dans une queue et maladroitement, France, qui est frappée par la longueur de l’une d’elle, entraîne sa fille vers l’autre, voulant gagner du temps et échapper au froid. Elles attendent assez peu mais comprennent qu’elles ont choisi les escaliers ce qui, en soi, ne les dérangent qu’à cause du vent aigrelet qui pénètre sous les vêtements et les font se tasser sur elles-mêmes. Toutefois, l’ascension les amuse car il est beau au fur à mesure qu’on gravit les marches de voir apparaître différemment le Trocadéro et, quand, elles tournent la tête, le reste de Paris. Plus elles montent, néanmoins, plus elles prennent consciente de la force de cette dentelle de fer et de sa particularité. La capitale, telle qu’elle se livre à leur vision, est comme découpée en tableaux de dimensions inégales qu’elles s’efforcent d’admirer malgré le tournoiement du vent qui colle leurs vêtements contre leurs corps et les font haleter. Lentement, elles arrivent au premier étage et s’arrêtent à divers endroits pour contempler à nouveau l’énorme structure métallique ouverte sur la capitale brumeuse. Concentrées, elles cherchent les monuments célèbres tandis que le froid continue de les poursuivre. Finalement vaincues, elles ne résistent pas au plaisir de redescendre par l’ascenseur. La foule reste dense. Elles sont contentes d’être là car il est bon d’être touristes et de musarder. Puis, elles rentrent en léchant les vitrines, et s’émerveillent d’y découvrir les audaces d’une mode qui ne serait pas acceptée dans la ville étriquée où elles résident tant on y refuse par ignorance ou manque d’argent, l’insolence des superpositions, la variété des matières et des couleurs et l’humour dans les accessoires. Là, nulles bottines aux talons invraisemblables par leur forme ou leur hauteur, nul sac à main surdimensionné, nul grand châle ou petit chapeau. Ici, dans cette grande ville, tout s’entremêle dans des vitrines au charme singulier, à la fois esthétique et frondeur. Au fond, elles aiment autant l’anonymat qui les protège que l’originalité et l’audace qu’ici, on considère comme élémentaires, d’une mode qui représente le présent, l’argent, le paraître. Chez elles, on disparaît. Ici, on se met en avant. Toujours les contes de fées et leur kyrielle de fées bonnes ou mauvaises, de héros en disgrâce ou en bonne position, de jeunes filles mal vêtues puis magnifiquement mises, d’opposants belliqueux et d’auxiliaires efficaces. Paris, un quartier chic, un bel hôtel, un lieu prestigieux et une belle promenade contre une petite ville du sud-ouest aux habitants fielleux. Et au centre, cet homme inattendu que Julia s’obstine à appeler A. Il est donc celui qui sépare les univers. Le libérateur, le guide, l’ordonnateur tendre qui permet de changer de monde.