Attentive. Chapitre 11. Sans vigilance.
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Sans vigilance.
Alors, elle est au présent.
Il y a le soir du théâtre, où tous trois s’amusent d’une opérette d’Offenbach habilement interprétée et mise en scène.
Il y a le soir du cinéma où un film vaguement choisi par elle, remporte les suffrages des deux autres.
Il y a les visites de musées et d’expositions où ils vont et viennent, s’interrogent et s’interpellent.
Belle semaine où ils se laissent aller aux jeux de l’amour. La soumission, telle qu’il la voulait, n’a plus tant d’importance - il le lui avoue- l’enjeu qu’il avait fixé est autre. Autre ? France voit mal ce qu’il veut dire. Il répond simplement qu’il voulait une « soumise » se prêtant à des jeux variés sans manifester beaucoup d’exigences. Mais, tout est changé. Elle a, en somme, déjoué ses plans…
Ce qu’il dit la rend perplexe. Ils habitent des pays différents, ont des vies parallèles. Cela suffit-il ? A. est pragmatique. Pour un peu qu’une solution soit trouvée, il dit oui à la question posée. L’éloignement géographique n’est pas une fatalité. Elle, plus mitigée, dit qu’elle l’espère sincère. Revenant d’une île lointaine, elle n’envisage pas un prochain déplacement. Au bout du compte, personne ne tranche. Ils sont encore à Paris. Ils sont heureux. Alors, le futur…
Pourtant, vient le temps du départ. A. va reprendre un avion. Elle se rendra à la gare pour regagner le sud-ouest. La dernière journée est un peu mélancolique. Dans la chambre où elle se tient allongée près de lui, Julia constate que la belle orchidée a perdu plusieurs de ses fleurs. Toujours élancée sur sa tige, elle perd sa vitalité. Elle n’osera jeter la fleur impérieuse, d’autres le feront, mais elle voit en elle le symbole de ces jours qui prennent fin. Les larmes au bord des cils, elle serre la main d’ A. Puis se redressant, elle contemple les yeux bleus de l’homme silencieux.
Vient la dernière nuit après le dernier diner où ils ont ri tous trois comme au premier soir. Le restaurant grec est retrouvé avec son agencement amusé, la chaleur de l’accueil et la générosité de la cuisine. Ils reviennent à pied. Julia passe son bras sous celui de A. L’air est encore frais et les beaux immeubles de l’avenue qu’ils empruntent offrent des fenêtres souvent closes, ouvertes parfois sur le raffinement d’un bel appartement où se poursuivent des vies pour eux secrète.
Comment dit-on qu’on souffre de se séparer ?Julia n’a pas l’habitude de quitter un être qui montre son amour. Elle quitte ou plutôt est laissée sans grande sensibilité. Elle sait l’amertume du rejet et l’impossibilité des réponses. Mais là ! Tout est si différent. Le soir déjà puis la nuit et au matin, elle montre une douce reddition en appelant enfin l’homme par son nom. Elle dit « Philippe » avec précaution d’abord puis avec une assurance un peu plus forte. Il l’encourage, la félicite. Il l’embrasse.
Le matin du départ est là. Julia et sa fille sont emmitouflées dans des vêtements d’hiver. Le taxi va venir, qui les conduira à la gare. Au moment de partir, elle voit les yeux de l’homme s’embuer mais il n’est plus tant d’enlacer et d’apaiser. La longue voiture noire est là. Ils sont déjà séparés. Toutes deux s’installent à l’arrière et sentant son cœur se serrer, elle regarde intensément à travers la vitre de la portière celui qui la salue. Bientôt, elle ne le voit plus. Le taxi les emporte vers la gare où elles s’installent rêveusement dans un train qui les renvoie dans le sud-ouest. Sa fille adolescente, elle s’en souvient, lui parle et rit gaiement, se souvenant des longues promenades, des musées, des spectacles et de la précieuse liberté dont on l’a dotée en la laissant seule dans une chambre où elle crée un mode de vie bohème excluant les contraintes du quotidien. Souriant quand elle l’écoute, Julia reste songeuse. Chaque heure qui s’écoule la sépare de la chambre où l’orchidée somptueuse finit de régner. Le visage inquiet de son amour, ses yeux bleus aux aguets lui sont des reproches muets. Elle est partie la soumise, la libertine, l’amante, la tendre sœur qui écoute. Elle fait défaut. Il ne la voit plus, l’accueillant nue. Il ne peut plus la renverser sur le lit. Le collier qui sertit son cou est maintenant inaccessible et quant à son corps aux jambes écartées, il n’en capte plus la densité.
Hôtel libéré. Chambre à louer. Tout juste une orchidée à jeter, des draps à renouveler afin que les nouveaux arrivants arrivent en terrain neutre.
Bientôt, il ne sera plus à Paris où elle le sait encore. L’aéroport qu’il rejoindra la sépare déjà de lui, si vaste et impersonnel. Il prendra un vol pour Genève et de là, rentrera chez lui. A cette idée, elle gémit ouvertement. Il n’est plus là, plus là. Paupières closes, elle retient ses larmes. Yeux grand ouverts, elle sourit à la belle adolescente. Café, eau minérale, sandwich, livres, film. Elles marquent les jalons d’un long retour. Enfin, le train s’arrête, les laissant à leur maison. Il faut tout de même pour la rejoindre, reprendre une voiture laissée au parking et rouler encore.
Le périphérique abandonné, on gagne les petites routes.
La petite ville apparaît enfin, laide, enfermante. France se gare et coupe le contact. Il est là où elle n’est plus. Et là où elle est, il n’y a personne.
C’est une nuit compacte, impersonnelle dure.
A cette heure, il se dirige vers sa ville et les siens. C’est un homme entouré, aimé et chaque image qu’elle a de lui le montre tel : bon mari, bon père, fils attentif, travailleur efficace, ingénieur compétent. Musicien et pilote, deux passe-temps qu’il affectionne. L’air traversé, la musique rencontrée. Et la lumière qui semble ne pas le quitter, rendant sa vie solaire.
Elle aime un homme sociable, doué, actif. Elle ne renie pas l’elfe du début car il sait, comme lui, changer le réel. Le présent s’illumine, le passé cesse de peser pour devenir bénéfique.
Elle gagne sa chambre, où, succinctement, elle défait son sac de voyage. Les vêtements, les chaussures, la lingerie apparaissent et, à leur suite, les objets sexuels qu’elle lui a présentés. Somnolente, elle hésite à se caresser. La fatigue et la tristesse l’en dissuadent. Elle s’endort vite. Au matin, le souvenir qu’elle a de ce séjour l’illumine, elle est radieuse. Elle jouit plusieurs fois pour A. se disant qu’il en sera heureux. Mais sans contrainte qu’il imposait, le plaisir est vain.
Et puis le quotidien prend la forme du retour au travail. Il faut rejoindre la première et la deuxième cour caillouteuse, les bâtiments « modernes » car de construction récente, surmontés d’un drapeau français qu’auparavant, elle n’a guère vu qu’aux grandes occasions. A la sonnerie, on va chercher les élèves qui attendent en rangs déjà défaits. On les précède vers les salles de cour, où, bon an, mal an, on les fait entrer. Et là, inspirés ou nonchalants, ils écoutent ou regardent par la fenêtre tandis que se déroulent des cours savamment programmés par de hautes sphères.
A nouveau, l’apesanteur.
A nouveau, un message à donner.
Des craies, un tableau.
Des photocopies.
Savoir illusoire puisque le but n’est pas atteint.
Julia souffre peu de cet état. L’imminence d’une grande rupture prouve que dans ces cas-là, on souffre peu. Une sorte d’anesthésie.
Par contre, la séparation d’avec A. est douloureuse. La nuit, elle pleure violemment l’homme aux yeux clairs qui ne l’entend pas. Là-bas dans ce pays qu’au début de leur rencontre, il lui avait demandé de décrire, il travaille et mène une vie de famille. Elle avait parlé des chalets en bois, des horloges locales et des écureuils ; c’était là un univers de conte que les fées marraines adoreraient. Maintenant, elle maintient ce rêve. Là, où il est, les êtres surnaturels se meuvent en silence et ils l’entourent, lui souhaitant du bien.
Les premiers dialogues avec lui laissent d’ailleurs France dans l’émerveillement. Il est ravi de Paris. Une entente parfaite. Aucune anicroche. De beaux jeux.
Il veut la revoir. Et il l’aime.
Elle sourit.
Tout ira bien. Enfin, professionnellement, elle fera ce qu’elle peut et sur le plan financier, son île lointaine ayant eu des largesses, elle s’adaptera à une nouvelle situation. Mais elle fera son possible.
L’île, la France, le beau collège ouvert sur la mer, l’autre à la cour poussiéreuse, la nouveauté des cris et de la vulgarité. Rien n’est simple mais pas inextricable.
Elle le croit.
Elle se trompe.
Un jour, tout s’arrête. Un ennui de trop. Lasse, elle va voir un médecin. Les jours d’après, enveloppée de mélancolie, elle ne travaille plus.
Livrée à elle-même, elle fait silence.
Elle pense à l’orchidée abandonnée, à sa force sensuelle, à sa beauté. Même jetée, elle est la marque de son appartenance. Celle- ci l’emporte sur le reste. Oui, elle appartient.
La nuit, émue, troublée, elle enserre son cou de ses mains. Invisible collier. Longue vacance.
Attente.