George D. Celui qui meurt. Partie 1. Car il faut partir...
George Daniel, qui s'est réfugié sur la Côte d'azur, pour ne pas mourir, a trouvé un nouvel amour...
L'instant d'après, il s'était tourné vers moi et les yeux clos quittait le monde de l'éveil. Paisiblement, il a posé un bras en travers de ma poitrine avant de s'assoupir. Ma chanson « Praying for time » s’est brusquement emparée de moi, sans que j’en comprenne la raison.
Voici le jour pour tendre la main
Ce ne sera pas le dernier
Regarde autour de toi maintenant
Voici le jour des mendiants et des tricheurs
Voici l'année de l'homme qui a faim
Dont la place est dans le passé
Main dans la main avec l'ignorance
Et avec de confortables excuses
Cette villa, ces jeunes gens qui tentaient de m’aider, ce garçon blond qui dormait paisiblement près de moi, c’était un ancrage et une paix fugitives. Le monde était là, autour de moi et il n’avait pas changé.
Voici le jour des mains vides
Oh tu t'accroches à ce que tu peux
Et la charité est un manteau que tu portes deux fois par an
Voici l'année de l'homme coupable
Ta télévision à ses positions prises
Et tu penses que ce qui était finis là-bas
L’est ici...
Je me suis surpris à penser à un monde plus clément. Jeune, je pensais que le ciel pouvait attendre car la terre était belle. Je pensais ne jamais prier mais c’était faux. Je j'avais fait à ma façon des années durant. J’avais « demandé » la célébrité, « supplié » pour qu’on m’envoie quelqu’un à aimer, « pleuré » pour qu’A. Reste envie puis qu’Andy ne se sépare pas de moi. Et enfin, j’avais « prié pour le temps présent ». Ma chanson datait mais l’état du monde n’était pas meilleur.
En 1990, rien n’allait comme je voulais. J’avais toujours un vrai succès populaire et dans la profession, on me respectait. Toutefois, je dérangeais. Trop bavard. Ne prenant pas de gants. Beaucoup de ceux que j’aimais pour des raisons diverses étaient morts. J’ai évoqué A mais je pourrais aussi parler de plusieurs de mes musiciens ou choristes que le même virus avait emporté. Mon attachée de presse préférée, une trentenaire énergique bourrée d’humour, avait été emportée par un cancer du sein et un chauffeur occasionnel que j’avais (mes fantaisies au volant me valant des retraits de permis) avait péri sur la route dans son véhicule personnel qu’une voiture folle avait percutée. J’avais perdu la princesse de Galles à laquelle on m’associait beaucoup car elle portait une amitié qu’elle aurait voulu voir évoluer. La perdre m’avait marqué. Le monde était ravagé par la guerre et les populations affolées migraient…
Après une courte pause, j’allais de nouveau descendre dans l’arène d’où cette chanson qui déferlait en moi. Je mentirais en évoquant une nuit blanche car, au bout d’un moment, j’ai moi-aussi glissé dans le sommeil. Quand je me suis réveillé, le jeune homme était assis sur un des fauteuils et il avait posé un thermos de café sur une petite table.
-Quelle heure est-il ?
-Bientôt midi.
-Quoi ! Tu ne m’as pas réveillé ?
-Non, tu avais besoin dormir.
Il était joliment vêtu, tout en bleu-marine, et je ne souhaitais pas le décevoir. J’ai donc filé dans ma chambre pour redevenir présentable. En pull cashmere et pantalon gris, ma barbe de trois jours savamment entretenue et mon corps parfumé, j’étais au moins agréable à regarder. Il m’a souri et m’a servi du café.
-Les autres ne te cherchent pas, Erik ?
-Ils sont partis. Guillaume et Elise sont à Monaco avec Pierre et Carolyn. Quant à Valeria et Marjan, elles sont invitées par celui qui nous a loué cette maison, un certain Delacour. Ils reviendront tous ce soir. La femme de ménage, la cuisinière et même l’homme à tout faire ont congé. Nous sommes seuls.
-Toute la journée avec moi : ça ne te fait pas peur ?
Il est parti d’un joli rire frais.
-Non, je suis de taille.
Redevenant grave, il m’a longuement regardé.
-On dirait que tu as fait de mauvais rêves…
-Le retour à la réalité approche…
Il a souri légèrement.
-C’est vrai pour nous tous, tu sais. Dis-moi : il y a des questions que je veux te poser. Tu es très fort pour me faire parler les autres mais tu laisses des zones d’ombre sur ta vie…
-Je t’écoute.
-Lui, le jeune Brésilien, tu le mets en avant. Et les autres ?
-Il reste central.
-Depuis toutes ces années ?
-Oui, Erik.
-C’est impossible. Tu as eu d’autres amours et lui, ça fait longtemps.
-ll reste mon port d’attache.
- Et « ton bateau a délaissé les autres rades » ?
Il me sondait et ne semblait pas convaincu du tout.
-C’est une belle image, Oui, si tu veux.
Il a grimacé.
-Pourquoi n’as-tu jamais quitté Londres et l’Angleterre ?
-J’ai tenté de le faire quand j’ai échappé à la dépression et j’ai acheté une maison en Australie. Je suivais en cela les conseils d’un psychiatre. J’ai tenu un an et demi et encore. J’avais beau de dire que j’étais amoureux d’un Australien, il fallait que je revienne par ici. Et finalement, je n’y ai plus tenu. Je ne me suis pas réinstallé dans la maison car je l’ai abandonnée un temps à mon amant. J’ai acheté une autre très grande maison dans une banlieue cossue et j’y suis toujours.
-D’accord…
-Ma propriété australienne sera vendue prochainement et celle où Paul vivait aussi. Quant à l’autre, je la garde par espoir. Au départ j’étais sociable et ceci pour deux raisons ; d’une part, j’étais naïf et pensais que j’avais beaucoup d’amis et de l’autre, je redoutais d’être seul. Assurer quatre ou cinq rappels et te sentir adoré pour rentrer dans une chambre d’hôtel ou chez toi et n’y trouver personne, c’est insupportable. J’ai longtemps fonctionné ainsi jusqu’à ce que je m’avoue que j’étais entouré d’obligés qui attendaient des récompenses et finissaient par les obtenir. Alors, j’ai changé et ils n’ont pas compris. Je suis devenu misanthrope au fil du temps, tu sais.
-Et donc ?
-J’irai mieux. Elle redeviendra vivante. Et puis tu sais, bien que je l’aie achetée après la mort de ma mère, sa présence y est importante. J’aurais le sentiment de la décevoir en m’en séparant.
-Où est ton studio d’enregistrement ?
-Loin de mon lieu de vie. Je n’y allais plus guère mais l’inspiration revient…
-Déménage momentanément !
De nouveau, il a eu ce beau sourire plein de générosité qui l’illuminait totalement. La journée s’est déroulée. Nous nous étreignions, nous reposions, allions voler de la nourriture en bas. J’aurais voulu que le temps s’étire, que tout soit éternel. Hélas, ils sont tous revenus vers minuit. Ils parlaient fort. Guillaume a monté les escaliers quatre à quatre et constatant que la porte de la chambre d’Erik était verrouillée et que celui-ci ne lui répondait pas, il a compris et a émis un juron en français puis un autre en anglais. Et c’était tout. De toute façon, le danseur blond dormait déjà.
Les jours suivants ont été pleins de félicité. Il était vraiment tourné vers moi, volubile, gracieux et tellement pertinent dans ses remarques. Il me poussait à la vie, à la chanson. Il me renvoyait à ce que George Daniel avait de plus grand. Il me renvoyait à A. dont je n’étais jamais saturé.
Tu te déguiseras pour me rejoindre. Le Carnaval, le Brésil. Changer d’apparence, on sait tous faire ça au Brésil…, Monsieur l’Anglais, on ira à la plage. Moi, j’ai confiance. Je t’aime depuis longtemps et maintenant que j’ai réussi te rencontrer, je vais tout faire pour que tu te tournes vers moi. Tu as besoin de quelqu’un qui t’aime pour ce que tu es et moi, je suis cette personne-là…
Penser à lui avec force entraînait donc toujours ce retour sur le souvenir et l’irruption de cette voix pour moi unique. Toutefois, cette fois, il y a eu une variante et celle-ci était de taille. Alors que j’étais seul dans le grand salon du bas, il s’est comme incarné quelques secondes pour moi et j’ai tressailli. Était-ce vraiment lui ou une illusion que j’en avais ? Il était tel qu’en lui-même tout vêtu de noir, m’attendant à la porte de ma loge, si pur et déterminé…Il m’a fallu peu de temps pour comprendre qu’il était revenu du royaume des morts pour me dire que moi-aussi je devais renaître. La lumière hivernale qui arrivait sur son visage le rendait très doux. Ses yeux brillaient de joie. Il était totalement présent dans la pièce. Il irradiait. Puis, peu à peu, sa silhouette est devenue floue. Elle a perdu ses contours puis n’a plus eu de consistance…
Ainsi donc, tout prenait forme. Dans les heures qui ont suivi, j’ai voulu parler à Erik de cette extraordinaire apparition mais je me suis tu. Je me suis contenté de lui dire qu’il changeait la donne, qu’il me donnait de l’espoir et j’allais redevenir créatif et que la musique emplirait ma vie de nouveau. Il en paru très heureux.
On a regardé le site du new York City Ballet, où il apparaissait sur de multiples photos et il a tenu ensuite à regarder des photos de presse de moi jeune et moins jeune. La star. Le pouvoir de fascination. Il a imprimé une de moi quand j’avais vingt-cinq ans et m’en a donné une de lui quand il avait seize ans. Il posait en justaucorps et serre-taille, un bandeau retenant ses cheveux blonds, des chaussons de danse aux pieds. Volontaire, terrestre mais très gracieux…J’ai failli lui demander des images de son compagnon mais ne suis arrêté à temps. A quoi bon. Un lien se créait entre nous et pouvait devenir profond. Ses yeux bleus étaient sur moi. Ils reflétaient son inquiétude et son acceptation. Il savait que je disais vrai. Dans l’annexe, le dernier jour, j’ai joué du piano. Il me venait une ligne mélodique sur laquelle je pouvais construire une chanson…
Puis le moment du départ est venu. En deux jours, la maison s’est vidée. On ne prenait pas les mêmes avions. Et c’était tout.