ISEE ET LES DEUX VISAGES. Partie 1. L'image de Ruth Rendell...
2.Le devoir d'enchanter...
Isée a trouvé à donner des cours à un Amricain aisé qui veut innover. Elle inventera pour lui des personnages de femmes américaines. Ainsi naît Ruth, la première.
J'enseignais depuis quelques temps dans une école de langue tous les matins ainsi que deux après-midi par semaine et tant que j’avais vécu dans le cinquième, j’avais trouvé la tâche lourde mais gérable. Je pouvais, pour ainsi dire, aller au travail à pied. Ma séparation d’avec Paul m’avait contrainte à déménager et, ne voulant pas me heurter à de grandes difficultés financières, je m’étais rabattue sur ce petit studio aux Invalides, que mes parents me louaient. Je m’en arrangeais mais constatais que je courais beaucoup. Travailler dans une école de pointe, c’est bien mais cela supposait d’assister à de longues et nourrissantes formations. Où trouverais-je du temps pour mon Américain ? La question n’était pas oiseuse ; il me suffisait de me remémorer son visage à la fois massif et harmonieux pour le savoir. Je ne devais rien négliger puisque je le désirais tant...
-Alors, Isée, vous trouvez ?
-Oui, j'ai quelques idées...
L’image de Ruth Rendell s’imposa très vite à moi. En 1772, elle avait trente ans et avait épousé à l’âge de dix-huit ans un entrepreneur du nom de Jonathan Sheridan dont elle avait quatre fils. Sheridan était un homme solide à la tête bien faite. Commerçant, il travaillait en liaison étroite avec le port de Boston et s’agaçait, comme beaucoup, des vexations permanentes que la couronne anglaise faisait subir à ses treize colonies en général et à Boston en particulier. Voilà quelqu’un qui, quelques années avant la guerre d’indépendance, n’hésiterait pas à s’insurger contre le colonisateur. Une femme inconsciente de sa beauté, puritaine et soumise, un mari haut en couleur doté d’un vigoureux sens de la justice, voilà ce que seraient mes personnages de départ. Il m’en fallait un troisième, qui incarnerait la tentation. Serait-ce un de ces Américains favorables à la tutelle anglaise, ce qui, pour Ruth, constituerait une tradition ? Ou bien, l’un de ces Bostoniens en colère, qu’elle rencontrerait pas le biais de son mari et dont elle tomberait follement amoureuse ? Sur ce point, j’hésitais encore mais il me restait plusieurs jours pour me décider.
Dans le métro, à la pause déjeuner, en faisant mes courses, je peaufinais mon histoire et, bien sûr, dès que je le pouvais, je m’informais chez moi de la Boston du dix-huitième siècle. Bien que vivant à New York, Phillip m’avait y avoir passé sa jeunesse. Il était cultivé et devait, manifestement, bien connaître l’histoire de sa ville. Il me fallait donc éviter tout impair. Je collectais donc ce que je pus comme renseignements et m’attachai aux figures de John Hancock et de John Adams…
Cependant et malgré tous mes efforts, je n’arrivai qu’à une histoire d’amour des plus sommaires et je dus annuler mes rendez-vous du dimanche et bâcler mes préparations pour consacrer une journée entière à la mise au point de mon récit. Il était hors de question que je me discrédite face à cet Américain qui m’en imposait tant et me troublait.
Quand j’arrivai chez lui, comme prévu, un lundi après-midi, je vis qu’il avait fait des changements dans la pièce principale. Il en avait retiré les très convenues nature-morte pour les remplacer par des tableaux abstraits contemporains aux couleurs vives, modifié la disposition des meubles et posé des jetés de belle tenue sur les canapés. En outre, il avait acheté des fleurs fraîches, des roses notamment. De couleur jaune, elles rendaient joyeux
-Bruce est un homme charmant mais il est terriblement vieux-jeu ! On dit comme ça, en français « vieux-jeu » ?
Il riait et je dus lui dire que oui.
-J’ai changé la décoration. Comme cela, ce n’était plus possible…Je l’ai fait pour moi mais aussi pour vous. Comment avoir envie de raconter une histoire dans un salon aussi laid ! Impossible. C’est mieux, non ?
Oui, indéniablement, cela l’était mais j’avoue que je n’aurais rien dit s’il n’avait rien fait.
Il m’indiqua où m’installer et je me lovais dans un fauteuil profond qu’il avait manifestement trouvé dans une autre pièce. Il y avait du café (à l’américaine, c’est-à-dire très allongé et très chaud), des jus de fruits et des biscuits. Je ne tenais pas à me laisser tenter car je craignais d’être distraite et je commençai donc mon récit.