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LE VISIBLE ET L'INVISIBLE. FRANCE ELLE.
16 octobre 2024

Clive, le Vengeur. Partie 4. Le prince Siegfried.

 

Au moment de partir, tout de même, il a posé sa main sur ma joue.

-A bientôt, Clive.

-Avant que tu ne reviennes à New York, je t’enverrai une photo.

-Ah ?

-Oui, Erik, elle me tient à cœur. Tu en feras bon usage

Il l’a reçue quelques jours plus tard. J’avais dix-huit ans et avec Kirsten, je posais devant un théâtre provincial, tenant dans les mains le programme du Lac des cygnes. Elle était radieuse et j’étais souriant. Ça allait être une belle soirée…

Il n’a pas répondu de suite mais quand il l’a fait, il m’a donné ses dates de séjour. La photo, il l’aimait et il la regardait beaucoup. Je sentais arriver un sacré virage, là, et lui- aussi je crois. Après, le pourquoi du comment ? L’avant et l’après ? Il en savait aussi peu que moi sur le sujet.

J’ai continué et lui aussi. Je pensais à cette photo qu’il regardait. Et je pensais à lui, tout le temps. Le Lac des cygnes…Le prince Siegfried…L’amour et la mort. Parce que le prince mélancolique est si perdu dans ses rêves que la réalité l’étouffe. Parce qu’il entraîne la mort de qui l’a trop contemplé…Je ne mourrais pas tout de suite car ni lui ni moi n’étions des personnages d’opéra ou de ballet mais j’allais souffrir et perdre peu à peu des parties entières de moi-même si je continuais ainsi. Je me dis que c’était égal. Je l’attendrais et lui, il aurait beaucoup de temps ou peu ; mais toujours assez pour envahir ma vie et annihiler ma réussite. Du reste, je ne cessais de rêver de lui et il posait sur moi son regard bleu mi- amusé, mi- inquisiteur. Coupant, pour tout dire.

Puis, j’ai eu un sursaut et j’ai arrêté les frais. Il faut dire qu’un an après que j’aie eu retrouvé Erik à New York, Barney est mort. Son cancer avait repris du poil de la bête et en six mois, il a eu raison de lui. Ça m’a glacé. Quand même, il avait fini par en crever…

Mes affaires marchaient bien mais Kathleen, qui ne m’avait jamais fait de reproches, m’a trouvé de plus en plus bizarre. Au train où ça allait, on romprait. Kirsten, quant à elle, n’allait pas trop bien. Elle avait fini par avoir une aventure mais celui vers lequel elle s’était tournée présentait peu d’intérêt. Il l’avait très vite plantée là. Je l’ai consolée, j’ai su trouver les mots. Elle a relativisé. Carolyn dansait à New York désormais et elle avait un compagnon. Je m’occupais de mes vieux qui tenaient plutôt bien la route et j’étais content de ma réussite. Je ne pouvais pas tout foutre en l’air. Alors, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai écrit. Il m’a rappelé tout de suite, Erik. Il n’était pas d’accord. Il avait tenu ses engagements, s’était annoncé deux fois et m’avait revu. C’est moi aussi qui refusais de prendre l’avion pour Montréal ! C’était vrai qu’il avait tenu parole et que ça avait été intense. Mais des images se télescopaient en moi. Barney lors de notre première rencontre, lui, Erik à l’exposition naze de Guthrie, le Van Cortland Park, l’hôtel où je lui avais fait l’amour pour la première fois et son rire quand il avait découvert l’appartement de Lopez. Mais il m’est venu aussi des images de mon mariage avec Kristin, de la naissance de Carolyn, de nos vacances et de nos rires. J’ai visualisé cette photo de Kirsten et moi quand on avait vu le Lac des Cygnes et j’ai senti que c’était fini. Lui, c’était le Prince Siegfried, sa réalité n’était pas la mienne. Qu’aurait-il fait du Newark Follies et de tout ce qui composait ma vie ? Ce ne pouvait qu’être anecdotique pour lui. Je lui ai écrit et dit. Il a eu l’air hésitant. Il ne me croyait pas vraiment parce qu’au fond, il ne pensait pas capable de le délivrer de lui : je l’avais pris de haut et trompé, j'avais œuvré pour le compte d'un autre puis pour le mien,  mais je l’aimais et voulais me rattraper. Ça l’arrangeait bien que ça me tenaille comme ça. Il me tenait. Il a donc insisté mais les mois qui ont suivi lui ont montré que je ne mentais pas. Il a fini par se raidir.

-Vraiment, Clive ?

-C’est mieux.

-Tu ne me réponds pas. Vraiment ?

Je me suis fait discret et de nouveau j’ai souffert. Puis, un jour, j’ai su que je l’avais laissé derrière moi. Je continuais bien de sangloter tout seul de temps en temps mais je m’en étais sorti. J’ai acheté des roses pour Kathleen avec laquelle j’étais redevenu très gentil et un joli panier pour chat pour Tom et Jerry qui, chez Kirsten, avaient bien grandi. Je l’épaulais bien, elle.  Et puis, j’ai programmé des vacances avec des amis. Ma libraire préférée nous rejoindrait et Caroline avec son homme. On irait dans le Maine et on irait saluer Kristin qui y vivait avec son nouveau mari.

Et lui, le beau prince Siegfried, il continuerait encore et encore de s’élancer sur scène sans nous, loin de toute réalité qui n’était pas la sienne. Et il s’élancerait pour peut-être y rester vers un ciel différent du mien…

        

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