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LE VISIBLE ET L'INVISIBLE. FRANCE ELLE.
20 novembre 2024

Battles. Partie 4. Magda invite Paul à vivre chez elle.

 

-Bien. Et revenant à vos biens ?

-Ma maison me plaisait beaucoup. De belles fresques couraient sur les murs. Des scènes champêtres et d'autres oniriques. L'ennui est qu'on me l'a confisquée. Elle a été attribuée au ministère de l'intérieur qui l'a transformé en terrain d'action pour la police secrète...Si on y réfléchit bien, il y a beaucoup d'humour là dedans, plutôt noir, je le reconnais. Je voulais conserver cette maison mais les agencements qu'on y a faits me glacent. Elle est en vente.

-Où logez-vous ?

-Dans un petit appartement près du centre culturel.

-Vous vous y plaisez ?

-Non, c'est un lieu trop fonctionnel.

-Vous devriez réfléchir à ma proposition, Paul. Je vis au ré de chaussée où j'occupe une vaste demeure. Axel, mon fils, y vient quand il s’échappe de Berlin. Il y a deux étages. Vous pourriez élire domicile dans une partie de cet hôtel particulier sans en être incommodé le moins du monde par la présence des autres. Il est vaste et vous y seriez à votre aise. Bien sûr, je vais y loger ma volière de jeunes talents mais comme je vous l'ai dit, c'est vaste !

-Eh bien, je n'étais guère enthousiaste mais...

-Vous allez accepter...

-Oui, j'accepte.

Il revit encore Magda et découvrit les lieux. Très différent du château d'Estralla, l'hôtel particulier où vivait madame Egorff était une vaste construction à la façade néo-classique mais à l'intérieur art nouveau. Ce mélange surprenant avait de quoi séduire et devant la beauté des lieux, Paul s'inclina : c'était magnifique. Il transféra donc tous ses effets et s'installa. Il avait toujours autant travail mais la beauté des lieux semblait lui faciliter la tâche. Et, il put le constater, on le laissait tranquille...

Puis, arrivèrent les temps où Esmed et les autres jeunes prodiges allaient se montrer et tout évolua. Entièrement refaite et dotée d'une acoustique parfaite, la Salle Gervezy était depuis longtemps prestigieuse. Esmed y joua Brahms, Chopin et Mozart devant un public choisi. De sa prestation dépendait la suite des événements et il s'en souvint suffisamment pour très bien jouer. Les autres montrèrent eux-aussi leurs talents. Se sentant forte, Magda insista :

-Alors, vous êtes bien installé !

-Assurément. Vous m'avez doté d'un ensemble de quatre pièces donnant sur une vaste cour intérieure.  Y travailler est simple et s'y prélasser divin. Il laissa cependant entendre que bien que n'ayant plus le même goût pour les brèves liaisons, il ne se condamnait pas pour autant à l'abstinence. Elle acquiesça. Elle saurait être discrète. En attendant, Paul continua à faire la promotion des quatre jeunes artistes. On les programma beaucoup. Leur port d'attache restait la maison de Magda mais ils étaient amenés à se déplacer. Seul Esmed serait à demeure et Paul, qui n'avait pas voulu lui accorder plus d'importance qu'aux autres des semaines durant, se remit à le côtoyer. Le jeune homme se plaignit.

-J'étais puni ! Je n'ai pas bénéficié de beaucoup d'intérêt.

-Vous étiez quatre. Je n'aime pas les privilèges. Mais ils sont partis et je suis plus disponible. On peut se parler davantage.

Esmed lui lança un long regard sibyllin puis reprit :

-C'est mieux mais je reste puni.

-Pourquoi ?

-Vous faites ce que vous voulez dans ces lieux magnifiques et moi je me contente d'un décor tout agencé !

Paul avait aménagé un grand salon ainsi qu'un bureau bibliothèque où il travaillait, et il disposait de deux chambres dont l'une lui était réservée. L'autre était une chambre d'ami.  La plupart des meubles qui se trouvaient là lui appartenait et toute la décoration portait son empreinte.

-Mais là où vous êtes, Esmed, c'est très joli.

-Non.

-Non ?

Il avait vécu dans une fort belle maison avec sa famille et connaissait le plaisir des meubles rares, des bois précieux et de la soie.

-Rien n'est à vous, j'imagine. Tout a été confisqué.

 

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20 novembre 2024

Battles. Partie 4. Esmed et Paul. Dits et non dits.

 

Paul s'attendait à ce que le jeune homme devienne grave mais il sourit. Il s'amusait donc.

-Bien sûr que c'est très bien. C'est juste que vous ne venez pas.

-Vous voulez que je vienne maintenant ?

Esmed eut un sourire rusé.

-Bien sûr.

Paul fit des allées et venues dans ses appartements.

-Alors, tu aimes ?

-C'est un bel espace. Je vous l'avais déjà dit.

-Que penses-tu de ma chambre ?

Il provoquait Paul en se mettant à le tutoyer.

-Ce sont les rencontres que tu fais qui doivent être intimidées quand elles y arrivent.  C'est un très beau décor.

-Oui, ça les gêne un peu. Le lit est très confortable mais c'est aristocratique donc décadent. Alors forcément...

Paul, amusé par l'habileté du jeune artiste, le tutoyait désormais, sans arrière-pensée.

-Tu es sincère ?

-Non. Bien sûr que non. Il ne se passe rien ici. Je ne sais pas comment ils réagiraient et je ne veux pas que ça atteigne madame Egorff.

-Alors, où vas-tu ?

-Je sors. Mieux vaut que ça reste vague.

Paul s'était assis dans le salon près du piano où s'entraînait Esmed. Celui-ci au contraire continuait d'aller et venir. S'arrêtant soudain, il prit un air surpris 

-Tu rencontres à l'extérieur, donc. Tu n'as jamais peur ? Il y a peu, les temps étaient sombres. Il y a eu beaucoup de prédateurs, il doit y en avoir encore beaucoup.

-On s'attaquerait à quelqu'un comme moi ?

-Tu en doutes ?

-Je n'ai rien remarqué.

Paul ne le crut pas. Ce ne devait pas être simple. Rusé, Esmed, qui restait calme, retourna la question.

-Et pour toi, tout va bien ? Tu ne dois pas faire attention ?

-A l'évidence, si. Il y a des endroits où il est préférable que je ne montre pas.

-Les prisons où tu es allé ?

-Je n'avais pas cela en tête.

Le jeune homme avait beau être fantasque, il n'en était pas moins sensible. Et il était malin.

-Tu n'y penses jamais ?

-Si.

-Parce qu'on n'a pas arrêté tous ceux qui y travaillaient...

-Comment sais-tu cela ?

-Je sors le soir...Quand même, ce doit être rageant...

-Je ne suis ni ministre de la justice, ni chef de police. Et pour te répondre, oui, c'est délicat, parfois.

-Ceux d’Étoile...

-Je ne veux pas évoquer ce sujet. Ne me demande rien sur cette prison et rien sur ce qui a suivi. La Suède, l'Angleterre...Mes cours, mes livres, oui bien sûr, mais le reste, non. Toi, je le sais, tu n'aimes pas parler de ta famille et je le respecte. Il faut prendre les choses comme elles sont. J'espère ne pas te heurter.

De nouveau, Esmed le regarda avec acuité.

-Tu ne veux pas m'offenser ?

Paul fut interloqué.

-Je peux savoir de quoi tu parles ?

-Tu n'oserais pas nous offenser, madame Egorff et moi ?

-Pourquoi le ferais-je ?

-Nous, nous ne le ferions jamais. Mais toi, tu y serais peut-être contraint.

-Non.

Esmed n'eut pas l'air convaincu.

-Je ne fais pas mon possible ? Je ne vous aide pas ?

-Tu nous aides, Paul. Bien, repassons à un sujet léger. Pourquoi t'obstines-tu à te passer de femmes ? Tu as plus de cinquante ans d'accord mais justement, c'est le bel âge quand on a ta position ! Tu ne les vois pas, là, qui se bousculent au portillon ?

Paul éclata de rire.

-Si !

-Eh bien alors ?

-On se bouscule aussi pour toi.

-Pas le même genre. Laisse-toi aller ; ça te rendra plus sensible aux élans des uns et des autres. Tu pourrais, par exemple, plus tard, défendre les gens comme moi car je sais qu'auparavant tu as vu qu'on pouvait nous martyriser...

Paul eut une brusque vision de son instructeur niant qu'à Étoile, il y avait un bordel de garçons. Esmed aurait pu s'y trouver...

-J'y réfléchirai.

Esmed s'approcha : il avait des larmes au bord des cils.

-Tes prisons, tu devrais en parler. Celle-là surtout.

-Non.

-Pourquoi?

-Parce que c'est inutile.

Paul s'éclipsa.

Dans les jours qui suivirent, il constata que le jeune pianiste évitait toute question personnelle. Il travaillait. Dès qu'il s'agissait de musique, Esmed n'était pas laxiste. Il l'entendait s'entraîner des heures entières.

 

20 novembre 2024

Battles. Partie 4. Mettre en garde Esmed.

 

Des professeurs venaient encore, des pianistes au passé illustre. Et puis, il allait beaucoup voir Magda aussi. Elle semblait être sa colonne vertébrale. Paul en fut heureux. L'ambiance de cette maison le galvanisait mais le détendait aussi. Il se laissa aller. Dérogeant à sa solitude, il eut une aventure d'une nuit. Esmed vint juste après et, dans son salon, s'amusa :

-Bien roulée ?

-De quoi parles-tu ?

-Elle a oublié son écharpe de soie. C'est quoi ce parfum ?

-Un parfum féminin. Vanille et quelque chose d'autre...

-Alors, elle était bien roulée ?

-Jolie. Brune. Yeux verts.

-Et jeune...

-Oui.

-Elle va revenir ?

-Je suis resté vague.

-Tu le seras aussi avec la suivante. Ah ! Ah ! Elles adoreront.

Paul eut un geste de dénégation.

-Je ne suis pas si sûr de ce que je veux...

Esmed l'observa avec acuité puis releva.

-Pas sûr ?

-Concernant les femmes.

-Mais qui te parle d'un engagement ! Elles viennent faire l'amour. Que crois-tu qu'ils veuillent faire ceux que j'approche ? La même chose. A ce propos, on fait les mêmes bruits et on emploie les mêmes mots.

Et il imita :

-Ah oui ! Oui ! Encore ! Hum que c'est bon, ouiiii...

Paul se mit à rire.

-Avec des tonalités masculines ?

-Exact.

Quelques jours plus tard, Paul croisa de nouveau le jeune homme et lui trouva mauvaise mine. Il avait les lèvres tuméfiées.

-Tu étais dehors...

-Oui. Ce n'était pas celui que je devais rencontrer. Ils étaient plusieurs. Ils ont voulu nous battre. J'ai réussi à me faufiler et à ne pas prendre de coups...

-Je n'en jurerais pas. Viens, on va parler.

En effet, quand ils gagnèrent l'appartement de Paul, Esmed claudiqua un peu. Il devait avoir des contusions sur le corps.

-Tu vas te faire soigner ?

-Oui, bien sûr.

-Je peux peut-être faire quelque chose pour ton visage...

Ils allèrent dans la salle de bain où il l'aida à désinfecter ses plaies visibles.

-Esmed, ce sont des temps complexes.

-Non, pas ça !

-Mais il faut en parler ! Tu prends des risques inconsidérés. Je ne veux pas qu'on te fasse du mal.

-Avant que je rencontre madame Egorff, je plaisais beaucoup à des hommes dans tes âges, tu saisis. Des hommes respectables, intouchables. Personne n'aurait pensé qu'ils puissent avoir envie d'un garçon. Le mal...

Le visage de Paul se crispa. Il préféra se détourner.

Esmed s'assit difficilement.

-Ceux que tu vois maintenant sont du même style ?

-Je veux des gens de mon âge ! Mais il y a des vieux qui tournent et cherchent...Pourquoi tu t'inquiètes comme ça ? J'ai soif, j'aimerais boire de l'alcool, tu en as ?

Paul lui apporta un verre de cognac. Lui-même en prit un. Après une gorgée ou deux, il pensa qu’il irait mieux, mais resta tendu.

-On vous laisse plus libres qu'avant, toi et les libertins de tout acabit mais vous devez être prudents. Beaucoup de ceux que tu croises font mine d'apprécier le nouveau régime mais sont nostalgiques. Ils veulent de l'ordre.

-Et ? Sexualité suspecte ?

-C'est tout ?

-Non. Car même s'ils te trouvaient talentueux, ils chercheraient d'où tu viens. Et ils trouveraient. Tes parents étaient des artistes et ils ont été assignés à résidence. Et ça leur déplairait, crois-moi.

-Tu sais ça ?  Non, tu crois que tu sais.

-Il se passe quoi s'ils abîment tes mains ?

-Où sont les autres, les garants du régime ?

-Je travaille avec eux, il me semble. Mais nous ne sommes pas partout et nous ne pouvons protéger tout le monde. Comment arrêter tout ce qui se trame encore...

 

 

20 novembre 2024

Battles. Partie 4. Je ressemble à quelqu'un?

 

Paul se tut. Il imagina Esmed errant dans la ville, seul et déjà tendu vers le plaisir à venir. Plus tard, il l'obtenait. Il avait les cheveux en bataille et les joues rougies. Était-ce bien ? Était-ce mal ?

-Ne tombe pas dans une échauffourée où on te fasse si mal que ton art s'éloignera de toi.

Esmed avait bu son verre tout d'un trait puis en demanda un autre.

-Je vais être plus prudent.

-Tu n'écoutes pas madame Egorff ; je le sais pour en avoir parlé avec elle. Et moi non plus, tu ne m'écoutes pas.

Esmed parut soudain résolu.

-Bon, je vais me calmer. Mais je veux que tu m'expliques...

-Quoi ?

-Je suis à la fois l'opposé de quelqu'un et son sosie. Qui est-ce ?

Paul fut sidéré :

-On t'a déjà dit que tu étais intelligent ?

-Oui.

-Bien. J'ai été rééduqué. On m'a donné un Instructeur. Vivant, il a eu une grande influence sur moi. Tu ne penses plus que ce qu'il pense et comme il sert le pouvoir en place, tu fais de même. Tu sortiras de prison, tu serviras une dictature et tu seras heureux ! J'aurais vécu cela si des partisans n'étaient pas intervenus pour me libérer. Mon instructeur est mort et j'ai commis l'erreur de croire qu'avec sa disparition, je serais libéré. Il a fallu une autre mort, celle de mon ennemi intérieur. On l'avait supprimé à mon corps défendant, j'ai dû le tuer moi-aussi. Cette fois-ci, il est vraiment mort. Mais il reste une balance. Tu lui ressembles, ce qui pourrait faire de toi un clone de lui mais en même temps, tu es un artiste tourmenté et sensible. Je ne dois pas me tromper...

Esmed fut simple. S'approchant de Paul, il lui posa une main sur l'épaule et l'embrassa sur la joue.

-Je ne suis pas lui. J'ai peut-être le même âge, la même couleur de cheveux mais c'est tout. Tu comprends ?

-Je ne dis pas le contraire. Je n'ai plus peur de lui, je ne suis plus conditionné mais si toi, tu prends des risques, tu te rapproches d’êtres similaires.

Tout d'un coup, le jeune pianiste parut sidéré. Incapable de prendre toute la mesure du drame de Paul, il entrevoyait soudain en partie la gravité des faits. L'exil, la prison, la brutalité, cette rééducation et cette proximité soudaine...Ce devait être cela, cette douleur qui était en lui.

-Avant qu'on ne m'incarcère, j'avais des croyances fortes : on peut s'élever contre un régime injuste en parlant et en agissant ! Divers passages en prison, une longue hospitalisation en Suède et un peu moins de quatre ans en Angleterre m'ont démontré que je m'illusionnais. On ne peut pas être sur tous les fronts ; des forces occultes sont en jeu et elles sont puissantes. J'ai réussi à regagner la lumière et je veux que ceux et celles que j'aide y restent.

Impressionné, Esmed lui dit néanmoins :

-C'est beau ce que tu dis ?

-De quelle aide as-tu besoin ?

-Tu sais, mes parents...

-Il faudrait en faire plus pour eux ?

-Oui. Madame Egorff fait le maximum, remarque.

-Je vais voir avec elle et mes homologues. On doit pouvoir leur permettre de mieux vivre.

-Merci, Paul.

-Et sinon...

-Ma famille, c'est déjà bien.

Cette conversation eut un effet. Esmed cessa d'agir inconsidérément. Il rencontra de jour et plus sainement. Paul, lui, vit des jolies femmes. Il le fit discrètement. Magda Egorff l'impressionnait. Il n'aurait pas aimé qu'elle le trouve trop léger.

 

20 novembre 2024

Battles. Partie 4. Neuf ans loin d'Etoile.

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Il savait que le centre pénitencier de Dannick avait été réaménagé et cela le soulageait ; mais Etoile le faisait souffrir. Il voulait y retourner. Ni Lisbeth ni Magda, à qui il confia son projet, ne parurent d'accord.

-Ce sera difficile, Paul.

-Mais cela fait plus de neuf ans.

-Même. Ils tentent de transformer la prison pour en faire un sanctuaire de la douleur mais je te connais bien : ce sera brutal.

Son épouse était hostile à ce projet et le resta. Magda, elle, changea d'avis.

-Nous irons avec vous. Vous seriez seul là-bas avec quelques officiels ! Ce serait terrible. Esmed ira voir les siens, comme il le fait souvent. Moi, je vous accompagnerai. De grands travaux ont été entrepris...

-Oui, je veux voir ces aménagements.

Le terrain semblait plus sûr et Paul, qui avait renouvelé sa demande, obtint une réponse positive. Restait à fixer une data. Il le fit et avertit Magda.

-J'ai les autorisations. Ça aura pris beaucoup de temps.

-Il va vous falloir être très fort, Paul.

Magda organisa tout. Ils partiraient trois ou quatre jours, pour que la charge émotionnelle puisse être assumée. On irait d'abord voir la famille du jeune pianiste. On serait cinq car au chauffeur, il faudrait adjoindre un policier capable d'intervenir en cas de danger. Un vaste 4X4 serait réquisitionné pour l'occasion. Tous attendirent puis le jour vint. Paul qui avait coutume de voir Magda en tailleur ou robe élégante, fut donc surpris et amusé de la découvrir en pantalon et pull-over, une confortable veste matelassée la protégeant du climat rigoureux des montagnes vers lesquelles il se dirigeait. Comme elle le faisait la plupart du temps, elle avait ramassé ses cheveux sur sa nuque en un chignon que maintenaient de petites épingles, et elle s'était fardée les yeux et les lèvres. Il émanait d'elle une assurance tranquille et une paix à laquelle il était très sensible. Elle lui faisait penser à ce halo du phare auquel les marins perdus se raccrochent dans la tempête et la nuit ou encore à cette Vierge stoïque que les Apôtres vénéraient au Cénacle. Il faudrait plus de quatre heures pour gagner Vardard mais ils feraient des pauses. Ils verraient ensuite la famille d'Esmed puis Paul et Magda rejoindraient leur auberge. Le lendemain, il rejoindrait Étoile par des routes escarpées et sans doute encore difficiles. Le printemps qui éclatait dans la capitale n'honorait pas encore le nord du pays...En route, ils bavardèrent et vers treize heures, ils arrivèrent à bon port.

La bourgade où avaient été exilés les parents d'Esmed était d'une tristesse sans nom et la maison qu'on leur avait attribuée d'une laideur pesante. Madame Kerretz était sur le seuil. Elle n'était pas très grande, très mince et toute vêtue de gris. S'efforçant de faire bonne figure, elle souriait. Quand Esmed s'avança vers elle, elle lui parla comme s'il avait huit ans et lui caressa la joue.

-Tu t'es assez couvert, mon chéri ! Toi et tes rhumes...

-Je suis en forme, mère !

-C'est qu'il fait froid, ici !

Et se tournant vers Paul, que Magda lui avait présenté, elle ajouta :

-Esmed ne sait pas ce qu'est le froid ! Toujours sans cache col, sans gants, sans bonnet...Mais avec ça de grosses bronchites …

 

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18 novembre 2024

Battles. Partie 4. Paul en Ambranie. Bonheurs et interrogations.

 

 

3. Prendre les décisions qui s'imposent.

Paul est satisfait de sa vie en Ambranie, mais il lui manque de retrouver l'immense prison Etoile pour faire le point

Soucieux tout de même de la tâche immense qu'incombait le redressement de son pays, il alla rendre visite à Lisbeth qui fut ravie de le voir. Il la regarda s'activer auprès de tous ces démunis qu'elle entourait et il fut fier d'elle. Elle s'était construite peu à peu et dégageait beaucoup de dignité. Se doutant qu'il était stupéfait, elle commenta :

-Oh, je sais, jeune j'étais exaltée et colérique. Le temps et les épreuves ont fait leur travail et la providence aussi.

-Tu ne te t’ennuies jamais ?

-Non.

-Mais tu devras bien bouger !

-Je le sais bien, Paul. Colin s'est marié ! Ann et lui seront très bientôt en Allemagne où ils travailleront. Nous pouvons aller les voir à Munich.

Paul ne put s'empêcher de rire.

-Je suis ravi de ce voyage. Ce sera très gai ! Et Lisa ?

-Elle veut venir à Dannick, elle me l'a dit au téléphone.

-Quel revirement !

-Je crois que c'est difficile pour elle. Nous en  Ambranie, son frère en Allemagne...

-Elle a posé ses dates ?

-Non mais appelle là.

Il le fit. Munich fut une belle parenthèse. La vie, quelquefois, offrait de vrais bonheurs. Quant au séjour de Lisa, il fut émouvant. Elle se sentait très américaine et n'avait jamais rien remis en cause mais soudain, son enfance et son adolescence lui sautaient à la figure. Elle avait lu les livres de son père, mesurait son héroïsme et sa valeur mais restait rétive. Quand elle le voyait, elle sentait son amour puis elle revivait son absence et souffrait. Au bout de dix jours, malgré des excursions multiples, la bienveillance de Magda et la gentillesse d'Esmed, elle parut résolue. L'Ambranie  n'était pas pour elle, elle préférait l'Amérique. C'était décidé, elle s'y marierait et y vivrait. Avec son père, elle resterait en relation téléphonique. Il était bien trop tôt sorti de sa vie. Elle repartit en faisant un détour par Munich.  Lisbeth fut radicale :

-Au moins elle a choisi.

C'était vrai mais Paul en fut affecté.  Il n'en continua pas moins à travailler d'arrache-pied.  Son pays se redressait, il fallait poursuivre. Il accompagna bientôt pour leurs débuts artistiques les quatre protégés de madame Egorff et il s'attacha à mettre leur talent en valeur. Esmed donnait des concerts à droite et à gauche, et, le sachant crédule, Paul l'assistait pour ses représentations. Il en arrivait même à négocier ses contrats. Le sachant érudit et amoureux de la littérature de son pays, des éditeurs le sollicitèrent pour que des romans mis à l'index soient remis à l'honneur. Il trouva qui pouvait les traduire pour qu'ils paraissent en Angleterre et en Allemagne et puis il alla beaucoup au théâtre où de nouveaux auteurs brillaient.

Il était très occupé et satisfait de sa vie, si ce n'est que les prisons de son pays le peinaient.

 

 

18 novembre 2024

Battles. Partie 4. Les Keretz : une famille assignée à résidence.

 

Ils entrèrent dans un salon meublé aussi bien que possible. Max, le père était souffrant mais Irina, la sœur aînée d'Esmed était là. Paul eut peine à croire qu'elle n'avait que vingt-huit ans tant sa mise était sévère et son air mélancolique. Elle avait les cheveux tirés en arrière et une robe stricte. Paul se dit que déjeuner avec ces deux femmes serait une épreuve mais il fut surpris. Contrairement à ce qu'il pensait, Inna, la mère, n'avait pas  perdu tout contact avec la réalité. Elle était vive d'esprit, cultivée et pertinente :

-Retour au pays, monsieur Kavan, heureux ?

-Très !

-Que vous ayez échappé à ce qu'ils vous ont fait est un exemple pour nous tous ! Il faut des gens comme vous. Des gens qui nous rassurent.

-J'ai fait ce que j'ai pu, madame.

-Et vous êtes parmi nous pour longtemps encore !

Irina, elle, aborda le problème des compositeurs ambraniens que le régime déchu avait plongé dans l'oubli. Elle souriait, bien loin de l'image tourmentée qu'elle lui avait donnée à son arrivée.

-Là-aussi, il y a beaucoup à faire. Un certain nombre d’œuvres négligées sont reprogrammées ! Nous sommes plusieurs à y avoir veillé.

-C'est heureux.

Magda, jusqu'à présent, s'était montrée discrète. Elle s'était fait aider pour décharger des provisions par une petite auxiliaire qui servait là puis s'était glissée dans la chambre du père.

Toute vive, Inna reprit la parole et changea de sujet :

-Vous suivez les concerts d'Esmed ?

-Presque tous.

-Il est à la hauteur ! Nous lui avons donné le goût de la musique.Il a commencé à neuf ans ! Chez nous, de toute façon, tout était musique...Et puis avec mon mari !

Même Irina, la grande sœur, était joyeuse,

-Tu devais être si beau, Esmed ! Et tu as du jouer magnifiquement ! Premier prix au conservatoire quand même !

-Inna, tu es une magnifique violoniste. C'est juste que tu veux rester ici en ce moment.

-Oui, Esmed, je le souhaite.

Le repas, plutôt simple, était bon. Magda était réapparue et se montrer chaleureuse avec les deux femmes. Tous, Esmed compris, furent bavards et joyeux. Après le café, Paul demanda à Irina de chanter.

-Je sais, madame, que vous avez été cantatrice.

Elle interpréta deux ballades traditionnelles d'une voix de soprano qui n'avait rien perdu en beauté. L'émotion s'empara de Paul. Quand il jouait les fats à Dannick en refusant de voir ce qu'il se passait, cette femme enchantait les salles sans qu'il fût sensible à son art. Puis Inna joua Max Bruch au violon et là aussi, il se sentit triste. Cette jeune fille qui ne croyait plus en son avenir avait dû penser plus jeune qu'il serait radieux. Il chercha le regard d'Esmed pour lui transmettre son admiration mais celui-ci détourna les yeux. Lui aussi était mélancolique. Sur l'instigation de Magda, il fit la connaissance de Max Kerretz. Il était alité dans une chambre aux rideaux tirés, une lampe de chevet allumée près de lui. Son fils lui ressemblait beaucoup.

-Monsieur Kavan ! J'ai dirigé le Philharmonique de Dannick, vous savez et puis, j'ai eu quelques ennuis. Là, je relève d'une vilaine grippe, sinon, je vous aurais rejoint...

Il avait le visage défait et n'aurait pu se lever mais il gardait toute sa tête. S'en suivit une conversation à bâtons rompus. Max était un homme stylé, très cultivé qui avait adoré diriger un orchestre. Ne plus être chef d'orchestre avait une immense humiliation.

-Avec Beethoven, mes musiciens se surpassaient. Nous avons eu de grands succès ! J'ai gardé des enregistrements !

Cependant, Magda et Paul durent se retirer à regret, laissant Esmed en famille.

-Ne vous inquiétez pas pour eux. Il y a petit piano droit. Ils en joueront et chanteront ensemble. C'est ce qu'ils font à l'habitude. Après quoi, sa mère offrira à son fils un pull trop grand ou trop petit, qu'elle aura fait pour lui et il réussira à la faire rire. Malgré tout, ils s'adorent...

 

17 novembre 2024

Battles. Partie 4. Paul découvre la famille exilée d'Esmed.

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-De quoi vivent-ils ?

-Ils ont eu droit à une petite pension sous Dormann car on a considéré qu'ils prenaient leur retraite !   Depuis le changement de régime, ils reçoivent un traitement que vous avez réussi à faire augmenter. Leur vie est donc moins difficile.  Et puis ils ont un jardin. Et des chats que vous n'avez pas vus car ils sont partis à notre approche.

-Est-ce que ça leur suffit ?

-Nous sommes plusieurs à les aider. Je viens régulièrement. Un médecin se déplace  souvent, lui-aussi.

-Et Esmed ?

-Il vient aussi. Il y tient. Ah, il ne vous a rien dit ? Vous commencez à le connaître tout de même.

-En effet.  Ils sont tenus de rester là ?

-Non, plus maintenant mais leur choix doit être respecté. Je leur fais envoyer des vivres, des livres, de la musique et des médicaments. Le croirez-vous ?  Inna apprend la musique à des enfants du village, Irina fait l'institutrice, le père lit autant qu'il le peut...Les deux femmes arrivent même à aller se promener ! 

-Et le père se remettra de sa grippe ? Il paraît faible.

-Il a un cancer, Paul.

-Ah ! Je suis désolé pour lui.

-Nous le sommes tous.

-Il est très malade. D'où le fait qu'ils restent là...

-Oui et non. Je fais le nécessaire pour les contrôles à l'hôpital. Je me déplace plus qu'avant.

Ils venaient d'arriver chez leur logeuse et s'y installèrent. Magda, un peu plus tard, suggéra une promenade dans le village et un thé chaud. Vardar était une bourgade assez laide à laquelle il devait être difficile de s'habituer...

-J'imagine, dit Magda, tandis qu'ils déambulaient dans les rues, que Esmed ne vous a rien dit sur eux...

-Pas grand chose.

-Il élude. Voilà des gens qui n'ont pas fait attention. Ils ne s'occupaient de politique et pensaient qu'on ne les ennuierait pas. Seulement, quand Dormann a pris le pouvoir, on a demandé à Max Kerretz de donner des preuves de son attachement au régime. Comme mon père, il ne voulait pas en entendre parler. on l'a donc remplacé. On remplaçait des instrumentistes de premier ordre par d'autres qui étaient affiliés au parti. Il s'est insurgé, n'a pas fait le nécessaire...

-Et sa femme ?

-Irina était programmée à l'opéra pour de grandes productions mais elle a été mise en arrêt de maladie.

-Comme lui ?

-Non lui, on l'a rétrogradé. Un poste subalterne. Elle,c'était un limogeage.

-Mais pourquoi l'exil ?

-Mécontents, ils ont écrit des lettres et sont allés se plaindre au Ministère de la culture. Ils se sont même adressés au chef de l'état...

Paul se mordit les lèvres.

-Oh non !

Elle poursuivit.

-Mais si. Les sanctions ont été immédiates. Ils ont de la force, je vous assure. Ils étaient tous les quatre ici, au départ et souffraient le martyr. Ils ont réussi à s'en sortir pendant un certain temps. Max, au début, n'était pas malade...Esmed rageait. Ils l'ont poussé à revenir à Dannick sous couvert qu'une parente bienpensante l’hébergerait. Il devait faire amende honorable et signer une sorte de reniement de ses  parents. Un moyen de lui donner une carrière...

-Il l'a fait ?

-Non. Il s'est évanoui dans la nature car la parente en question l'a totalement négligé. Et puis, il ne voulait rien signer. Il a eu des hauts et des bas et sur le tard, surtout des bas, mais bon, je l'ai croisé. Il était maigre, se cachait et avait très faim. Il ne m'a pas parlé tout de suite mais quand il l'a eu fait, je l'ai gardé avec moi. Il a vécu des choses terribles. Il se terrait les derniers temps.

-Il sait pour son père ?

-Qu'il est condamné ? Il n'en parle pas mais il le sait. J'ai fait en sorte que cette famille récupère ses avoirs. Inna et Irina en sont soulagées.

-Vous en avez fait bien plus que moi !

Magda resta circonspecte.

-Nous n'étions pas dans les mêmes champs mais nous avons tenté d’œuvrer...

Ils étaient revenus à bon port et se relaxèrent chacun de leurs côtés avant de dîner. Paul dormit brutalement mais à l'aube, bien avant son supposé départ pour Étoile, il était en éveil. Il avait peur. Au petit déjeuner, Magda eut un appel.

-Il y un souci, dit-elle, Max n'est pas bien. Il faut que je reste. Peut-être faudra-t'il que j'aille avec Irina chercher un médecin à la ville voisine. Vous partirez avec Esmed.

 

17 novembre 2024

Battles. Partie 4. Esmed remplace Magda pour aller à la prison Etoile.

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-Mais les autorisations...

-Elles sont à nos deux noms, je le sais bien, mais il y a une clause suspensive. Si votre accompagnateur est défaillant pour un motif quelconque, vous pouvez le remplacer. Je vais vous fournir un écrit sur l'honneur. Vous me connaissez et avez aidé ma fondation.

-Soit.

Surpris, Paul roula avec elle jusqu'à la maison et en un rien de temps, le jeune homme était là.

-Me voilà.

-Esmed, tu es jeune. Autant que j'y aille seul.

-Elle me tue si vous faites ça. C'est ce que vous voulez ?

-Non, bien sûr que non. Mais que tu viennes est délicat. Tu n'es pas prêt.

-Je le suis.

-Admettons.

Le plus dur s'annonçait. La route grimpait dans la montagne et malgré la conduite adroite de Kerm, le chauffeur, Paul sentait son estomac se nouer.

-Deux heures ?

-Je dirais trois monsieur Kavan. C'est escarpé.

Et Orianitz, le policier qui les accompagnait, ajouta :

Et avec tous ces points de contrôle !

-Le bout du monde.

 

Paul, qui était assis à l'arrière avec Esmed, réfléchissait. Ils parlèrent peu. Les paysages qui se succédaient étaient austères. A leur arrivée, ils pourraient être à deux avec un guide dans le labyrinthe de la prison mais ensuite, Esmed resterait en arrière. Au moins aurait-il pris conscience des paradoxes d’Étoile : d'une part des lieux de désolation mais de l'autre toute une effervescence. Bon nombre d'ouvriers transformaient la prison...

Comme réfléchissait et ne disait rien, Esmed tenta de le détendre :

-On dit qu'il y a déjà toutes sortes d'usines et de vrais ouvriers, pas des prisonniers.

-Il y avait déjà des usines et des travailleurs. Certains prisonniers étaient mêlés à eux.

-Oui mais c'est intriguant d'imaginer ici une vie qui n'est pas carcérale...Il y des familles ici. Il y a même des naissances...

-Oui, c'est positif.

Paul semblait toujours aussi sombre.

-Pourquoi veux-tu y aller ?

-Une nécessité. Plus forte encore qu'auparavant.

Ils s'arrêtèrent à un moment. Un silence monumental régnait en maître dans un paysage de désolation.

-Même pas d'oiseau...

-C'est vrai.

-On prend un café ?

-Oui.

-Tu te souviens de cet endroit ?

-Je voyais des montagnes puis j'étais inconscient. Non, je ne sais pas.

Ils roulèrent encore puis furent arrêtés.

-Qu'est-ce que c'est ?

-La sécurité. La première barrière. Il faut donner les autorisations et ses papiers .

Tout le monde dut descendre. Le chauffeur et le policier durent montrer autant de documents qu'Esmed et Paul. Le jeune homme était

blême, il comprenait mal. Les soldats qui inspectaient le véhicules lui semblaient hostiles.

-Ils ne le sont pas. Ils font leur travail. Et avec moi, ils sont déférents.

-Ah oui, tu trouves. Bon, on repart ?

-Oui.

-Prochaine sécurité ?

-Très bientôt.

-Tu savais tout cela ?

-Oui.

Ils durent s'arrêter plusieurs fois.

Quand ils virent apparaître les hauts murs d'enceinte de l'immense prison, Paul se raidit. Étoile ! Il y avait si longtemps !

-Tu reconnais les lieux ?

-Non.

-Comment cela, Paul ?

-Je vivais sous terre et quand je revenais à la surface, c'était pour aller travailler en usine.

-Mais tu y es bien arrivé ?

-Drogué.

-Et tu en es bien ressorti.

-Oui, mais je n'ai rien vu.

Esmed parut désolé.

Il fallait passer quatre enceintes successives avant de parvenir au cœur de la prison. A la première et à la quatrième, ils furent contrôlés. On téléphonait. Puis, au sortir de l'ultime vérification, deux émissaires les y attendaient. Le chauffeur et le policier s'arrêtèrent là.

-Toi aussi, tu peux rester ici.

-Elle a dit que non. J'ai les autorisations.

-Vraiment obstiné !

Paul et Esmed déclinèrent leur identité puis furent pris en charge par un petit homme en costume gris et manteau passe partout. La cour intérieure était très vaste et devant eux, la prison formait une masse si compacte qu'on pouvait douter qu'elle eût une forme d'étoile. Un silence impressionnant régnait et figeait toute spontanéité. Les deux visiteurs échangèrent un regard puis montèrent dans un petit véhicule sans toit ni portière.

-On ne se déplace pas à pied ?

-Impossible.

 

17 novembre 2024

Battles. Partie 4. Etoile. Les vestiges d'une vie carcérale.

 

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A Étoile, les distances étaient vite importantes et Paul avait demandé à avoir une vue d'ensemble. Son gardien, un certain Maval Ersend le promena dans toute la parte émergée de la prison, là où se trouvaient les multiples ateliers de travail mais aussi les logements des personnels subalternes et les entrepôts. Il y avait des structures hospitalières réservées aux travailleurs extérieurs à la prison. De temps à autre, Paul demandait à descendre et le gardien le guidait alors dans un dédale de salles et de couloirs. La plupart des machines étaient encore en place mais il manquait le bruit qu'elles produisaient ainsi que le bourdonnement des voix des contremaîtres et des gardiens. L'hôpital était encore tout équipé et il en allait de même de l'infirmerie. Quant aux petits logements des gardiens, dont certains y vivaient en famille, ils étaient exigus et déprimants. Le guide conduisit ensuite Paul au centre de l’étoile . C'était une immense place vide, nantie de statues grandiloquentes que nul n'avait fait disparaître. On y faisait des défilés, des parades. Ceux qui étaient des travailleurs libres pouvaient s'y réunir : concerts, discours. Il y avait un aérodrome et ses dépendances.

-C'est énorme ! On a fini ?

-Le reste est sous terre.

-Quoi ?

-Il faut prendre des ascenseurs.

-Mais ...

-On y va.

Ils firent comme Paul avait dit. Ersend les guidait, allumant les néons au fur et à mesure. Un dédale de couloirs et de salles s'ouvrait.

-Là se trouvaient toutes les instances administratives. Là siégeait le directeur de la prison et ses adjoints.

-Ce n'est pas dégradé.

-Non, monsieur Barne, c'est en bon état.

 Ils poursuivaient.

-On enregistrait les admissions ici  et là, on effectuait un tri. Diverses salles.

Esmed était confondu.

-Quel tri ?

-Les prisonniers de base, dans différentes branches de l'étoile, les politiques, cas rares à rééduquer dans une branche spéciale, bien équipée. J'imagine que vous savez cela, monsieur Kavan.

-Oui mais j'étais privé de vision. On m'a enlevé mon bandeau quand j'étais dans une sorte d'infirmerie.

Ils virent d'autres salles. C'étaient celles où où on écrivait des lettres factices qui, dès l'incarcération du prisonnier, rassuraient de loin en loin les familles jusqu'à ce que tombe un édifiant silence puis celles où on enregistrait les décès pour une comptabilité qui ne concernait que la prison. Les armoires regorgeaient encore de dossiers, la mémoire des ordinateurs n'avait pas été vidée et d'immenses organigrammes étaient affichés sur les murs.

-Vous avez l'impression que tout est là, lui dit le petit guide, mais c'est faux. Plus de la moitié des documents a été transférée à Dannick et bientôt, le reste suivra.

-La prison est fermée depuis trois ans.

-C'est la date officielle, oui. Elle s'était déjà vidée un peu avant mais ça a été compliqué...

-Oui, je me doute.

Esmed était livide et il fermait les poings.

-Tu vas bien ?

-Oui.

-C'est difficile pour toi.

-Et pas pour toi ?

-C'est un constat terrifiant.

Il fallait poursuivre. Les couloirs se succédaient. Il fallait prendre des ascenseurs.

-Nous touchons à l'aile directoriale.

-Ah oui !

Le bureau du directeur n'avait plus son mobilier mais dans d'autres, il était intact. Le réseau informatique était partiellement désactivée et dans beaucoup de salles réservées aux réunions de travail et au délassement des administratifs, il était inopérant, mais pas dans toutes. Il existait donc bien encore une mémoire vivante, un fichage...

-Vous ne pouvez pas toucher aux appareils ici, mais monsieur Alstrohm, qui va vous recevoir ensuite, vous donnera accès à certaines données...

-C'est très bien comme ça.

Paul tourna longuement dans les couloirs et les bureaux puis fit un signe de tête. Il en avait terminé. Esmed, qui ne disait plus rien, redevint questionneur.

-Tu savais tout cela ?

-Non, pas tout.

-Pourquoi ?

 Je n'étais qu'un détenu. On me droguait et me battait.

-Alors de quoi t'es-tu rendu compte ?

-L'immensité, les catégories de prisonniers, le fait que certains disparaissaient, la violence...

C'était maintenant le jeune pianiste qui était le plus pâle. Ersend le conduisit cette fois dans la zone des appartements privés des gradés de la prison. Les directeurs y avaient vécu là, en famille mais aussi certains privilégiés, dont les instructeurs de première classe les plus méritants. Une bonne partie du mobilier avait disparu mais ce qui restait donnait une idée de la vie confortable et facile qu'on avait pu mener là, tandis que bon nombre de prisonniers s'entassaient dans des dortoirs rudimentaires et mal chauffés.

-Qui logeait ici ?

-Le directeur avec sa famille, le sous directeur, deux ou trois administratifs de haut niveau et les instructeurs de première classe. Ils n'avaient pas droit à des logements aussi beaux mais tout de même !

-Montrez-les moi...

Le dernier directeur en date avait vécu là avec son épouse et leurs deux enfants. Tout le confort avait été mis à leur disposition. Il était aisé de le voir même si les meubles étaient poussés contre le mur et recouverts de housses blanches. Pièces aux belles dimensions, salles de bain bien agencées...

-La vie de château...

-Pour eux, oui, Esmed.

-J'ai envie de vomir.

-Respire.

A son guide, Paul demanda :

-Est-il possible de visiter les logements des instructeurs ?

-Oui, suivez-moi.

Ils avancèrent.

 

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LE VISIBLE ET L'INVISIBLE. FRANCE ELLE.
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