Clive le Vengeur. Roman.
FRANCE ELLE
CLIVE LE VENGEUR
ROMAN
Tout jeune, Clive Dorwell rêvait, sinon d'être un artiste, du moins d'en côtoyer. Un temps, il a travaillé dans un théâtre où il éclairé des danseurs. Le manque d'argent l'a poussé à changer de métier. Il a la quarantaine, il est assureur et il a une femme et une fille. pourtant, au fond de lui, Clive n'a renoncé à rien : ni aux garçons qu'il aime consommer discrètement, ni aux surprises de la vie. Or, une annonce étrange attire son regard. Il y répond. Une mission lui est donnée. Elle aura pour cadre ce milieu artistique qui lui a tant fait défaut. Clive s'engouffre...
Ce n'est pas vrai que tout est écrit. L'univers de mes parents, comme celui de ma ville, est dérisoire. Moi, je veux traverser le miroir, m'intéresser aux arts et aimer quelqu'un qui a le même élan. Je ne suis pas compris, on me dit ce que je dois faire. Mais, ce n'est pas cela. Dans les étoiles, sur scène, il y a ceux qui nous font sortir de vous mêmes. La poussière d'étoile, c'est précieux mais moi, je voudrais faire face à un artiste tout entier.
1. Là où tout commence.
Originaire de Newark, Clive, qui vit dans un milieu inculte, se cherche, rêve de danse...
Il y a très longtemps – je devais être au lycée- j’ai compris un truc sur la jalousie. Ce n’était pas vraiment le sujet du cours, en fait pas du tout. On faisait un débat, voilà, on alignait le pour et le contre de…de…Quoi déjà ? Ah oui, la démocratie et ses valeurs, la dictature et les siennes. Pour ne pas avoir l’air trop idiot, il fallait avoir l’air concerné et ceci dans un premier temps et pour le second la jouer démocrate, histoire des États-Unis oblige. Celui qui la ramenait avec la concentration des pouvoirs dans la main d’un seul homme, les privilèges de l’armée et sa toute-puissance, l’utilité de museler la presse et le bien-fondé des opposants enfermés « en attendant » dans des stades, celui-là, il était sûr et certain de se faire dégommer par notre professeur de l’époque dont le nom était…était…Ah oui, Arthur Beardsley. Déjà, un nom pareil ! Il signalait d’emblée l’émigré anglais de troisième génération et le petit prétentieux qui avait changé l’ordre de ses prénoms pour que ça fasse plus classe ! Ah, ah ! Arthur, ça sonnait toujours mieux qu’Andrew ou John. Au départ, le pauvre, il avait plutôt une tête à s’appeler Andrew Smith ou Andrew Jones, comme des centaines d’américains. Alors, être devenu « Arthur Beardsley », ça lui changeait la donne, enfin c’est ce que je pense. Oui, c’est ça, ça lui donnait du baume au cœur, histoire d’oublier qu’il n’était qu’un enseignant de base dans un de ces lycées de Newark, New Jersey. J’ai bien dit, un des lycées de Newark et non un de ces établissements new-yorkais bien plus classe où il aurait bombé le torse. Et je ne parle même pas des grandes universités telles que Cambridge, Harvard, Massachussetts ou Stanford, université de Californie. Là, il aurait pu se la péter pour de bon, monsieur Beardsley car il était plutôt pas mal : la quarantaine, blond l’œil bleu, la mâchoire carrée, une taille correcte et un corps passablement entretenu. Bon, mais au Technology High school de Newark, évidemment, les seules personnes qui pouvaient en avoir quelque chose à faire de lui, ça pouvait être l’une des secrétaires du directeur, le genre italo-irlandaise coincée qui aurait vite balayé tous ses doutes sur l’hétérosexualité à cent pour cent de l’homme qu’elle avait en ligne de mire pour peu qu’il se mette à lui sourire gentiment ou encore une de ses élèves fondue dans la masse qui, elle, estimait avoir découvert le pot aux roses : à savoir, il flashait sur elle et attendait son heure…Bon, voilà, je crois que j’ai résumé sur le sieur Beardsley auquel, je dois le dire, je ne pense plus très souvent. Je l’évoque à cause de ce qui s’est passé ce jour-là. J’assistais donc à ce « débat » et j’avais préparé dans ma tête, sachant que l’attention se porterait brièvement sur moi, deux ou trois arguments sur les valeurs éternelles et universelles de la démocratie, que j’avais même consignés par écrit. Par peur d’un trou de mémoire (jamais bon, ça), j’ai ouvert discrètement mon bloc-notes pet je suis resté stupéfait. Quelqu’un avait glissé une enveloppe dedans. Enfin « quelqu’un », je me comprends. Pas besoin de faire durer le suspense. Une seule personne pouvait avoir fait ça : Kirsten. Une inscription se trouvait sur l’enveloppe : Devine !
-Dorwell, une intervention de votre part ?
-Bien sûr, monsieur Beardsley !
J’y suis allé de mon laïus puis j’étais sollicité. On m’a écouté, on a ri et le professeur m’a remercié ; je lui plaisais bien, gouailleur et malin comme j’étais. Puis je revenu à l’enveloppe dans mon bloc-notes et à l’enveloppe. « Devine » ! Ah, Kirsten !
Celle-là, il y avait de quoi ne pas la comprendre. Elle n’était pas « canon » (on disait ça à l’époque) mais assez jolie et vive d’esprit. Elle s’habillait simplement et avait un vrai potentiel pour attirer les sympathies. Et puis, elle en avait après moi depuis quelques temps. D’accord, c’était milieu des années quatre-vingt-dix, une autre époque en somme mais quand même ! Elle fondait devant moi dans le temps même où je me persuadais que la vraie vie c’est quand même l’identité sexuelle. La mienne me portait, dans la plus grande discrétion, vers des quadragénaires tout ce qu’il y avait de plus intégrés et très bienveillants…Et elle, elle n’y voyait que du feu, la pauvre.
Il est vrai que je n’en étais pas arrivé au stade où je me revendiquais « gay ». J’ai fait ça plus tard avant de changer de case et de choisir « bi » mais, même si je me tenais sur mes gardes – ils me font rire ceux qui, ignorants complètement un contexte, vous traitent d’abrutis ou de froussards parce que vous ne vous êtes pas « assumés » dès le départ. Très drôle, vraiment. Se « revendiquer gay » à Newark en 1995, dans le quartier où je vivais et avec les parents que j’avais, franchement, ça revenait à se tirer une balle dans le pied, pas pour s’estropier à vie, ça non mais pour se faire peur un bon coup ! Vous imaginez un peu : entre les victimes du sida que Dieu avait justement punies et les dangers d’une sexualité perverse, il y avait de quoi devenir neurasthénique…Rassurez-vous, je n’ai rien revendiqué mais j’ai vécu ce que j’avais à vivre dans la discrétion. J’avais l’avantage de la jeunesse et un beau sourire. Je faisais beaucoup de sport, mon corps était entraîné. Attention, je ne suis pas en train de vous dire que Kirsten ne comprenait rien à ce que j’étais parce que c’est le contraire. Si elle ne se doutait de rien concernant les hommes mûrs qui me faisaient tant de bien, elle me voyait comme un vrai ami, drôle, attachant et attentif en elle. J’étais un ami des femmes et ça la rendait heureuse malgré le pincement au cœur qu’elle devait forcément avoir puisque je ne tombais pas amoureux d’elle…
C’est d’ailleurs à cause d’elle que plus tard je me suis marié avec une « Kristin » et assumé mon attirance pour les femmes sans renier le reste. A l’époque, l’autre fille, cette Kirsten, elle était incapable de penser que chez moi, c’était vrai pour la vie, l’ambivalence. Elle pensait que j’étais encore immature et préférais faire des choses en douce avec des hommes qui risquaient de me pervertir ! Et puis, je comprendrais ! Quelle charmante adolescente c’était là ! Je ne la désirais pas parce qu’elle était vertueuse. Elle en souffrait mais se rassurait en se disant que nous étions deux amis inséparables et là, pour le coup, elle ne se gourait pas. Droite et avisée, cultivée et curieuse, je l’adorais cette jeune fille bien moins timorée qu’il n’y paraissait…
Mais je reviens à l’enveloppe. Après mon intervention et les remerciements de « Mister Beardsley », j’ai pu l’ouvrir. Waouh, comment elle avait fait ça ? Décrocher deux places pour une représentation que le New-York City ballet donnait à Newark ! L’une des plus grandes compagnies de danse du monde qui venait jusqu’à nous, pauvres illettrés des entrechats et des arabesques et je disposais, grâce à cette jeune fille, de l’incomparable privilège de découvrir un domaine dont j’ignorais quasiment tout. J’ai regardé les deux billets et mon cœur a battu très fort. L’instant d’après, j’ai lancé un clin d’œil à jeune admiratrice. Elle a rougi. Le cours s’est terminé et on s’est retrouvé dans le couloir. Son joli visage rayonnait.
-Merci. J’ai le triomphe modeste. Mais Je parlais de ton présent ! Dis-moi, où as-tu eu ces billets ?
-C’est mon affaire. Avoue que l’occasion est trop bonne…
-De voir ?
-Le Lac des cygnes !
-Ma mère dit que ça n’en finit plus !
-Madame Dorwell est une fanatique de la danse classique ?
-C’est ça, fiche-toi d’elle ! Ma mère n’aime que les séries télé avec des soldats musclés et les émissions de variété.
-Je ne te le fais pas dire. Et ton père….
J’ai préféré ne pas lui dire ce mon père et ma mère pensaient des danseuses classiques. Elles n’étaient pas des femmes mais des artistes : autant dire que ce qu’elles faisaient était vide et vain. Gesticuler en scène comme ça ! Des femmes bien trop minces qui peineraient à se marier et à enfanter. Elles feraient comment pour accoucher normalement ? Quant aux danseurs, ils faisaient honte à l’Amérique : tous des invertis ! La plaie de l’Amérique, c’était les pédés, les drogués et les Noirs…Facile à comprendre, quand même ! C’est clair, Kirsten connaissait mes parents et son opinion sur eux n’était pas très positive mais cette fille avait en elle une sorte d’optimisme forcené qui lui faisait croire qu’au bout du compte, tout pourrait s’arranger. Elle imaginait donc que Louise et Peter Dorwell ne seraient pas ad vitam æternam les créatures bornées qu’ils s’appliquaient pourtant à être depuis leur naissance ; le bon Dieu s’aviserait quand même que deux ahuris pareils, ce n’était plus possible ! En en mettant un sacré coup, il les transformerait en je ne sais quelles créatures ouvertes et bienfaisantes. Cette Kirsten ! Autant lui laisser ses illusions ! On peut toujours rêver quand on d’autres parents ! Agnès, sa mère, pourtant simple éducatrice de jeunes enfants était d’une grande ouverture d’esprit et d’une bonté inépuisable. Quant à Steve, son père, il dirigeait un petit garage. C’était un vrai démocrate, un homme modéré et plein de compassion. Voilà des gens qui habitaient le même quartier que nous, à Newark, donc pas un très beau quartier, eh bien, sur eux, il n’y avait rien à dire de mal ! Un couple vraiment sympathique, équilibré et qu’on gagnait franchement à connaître. Ils adoraient leur fille et elle les aimait profondément en retour. Dîner chez eux, c’était échapper aux couplets insistants sur les minorités raciales qui n’en font qu’à leur tête, la nécessité d’être armé chez soi et le bien-fondé d’une morale stricte en matière sexuelle. Marre de tous ces dévoyés….
-Tu vas adorer. Tu verras, ce sera une soirée merveilleuse.
-Faudra que je dise à la maison qu’on va au cinéma pour voir un film !
Le soir, seul dans ma chambre, j’ai regardé les deux billets et il m’est tombé dessus, ce sentiment pas glorieux qui assaille tous ceux qui buttent sur un univers inconnu : la jalousie. Ils avaient fait comment, ceux qui allaient venir là ? Ceux qui danseraient bien sûr mais les autres aussi. Ceux qui avaient fait les costumes, ceux qui éclaireraient les danseurs, celui ou celle qui avait chorégraphié le ballet qu’ils nous présenteraient ? Ils avaient fait quoi pour être arrivés là ? Être très brillants, parfaitement entraînés et beaux, oui, ça pour les danseurs, ça allait de soi mais les autres ? Il ne fallait pas être un génie pour éclairer ou maquiller, quand même ! Il y avait de quoi se mettre en colère mais avant de l’être, il fallait passer par la case « jalousie ». C’est bon, j’y étais. J’allais bientôt en avoir fini avec le lycée et il suffisait de voir la tête de mes géniteurs pour piger ! Ce qu’ils pensaient de l’université…Il me faudrait trouver une formation rapide et sûre et travailler. Pas d’autre choix à part, si je m’obstinais à leur désobéir, que celui d’obtenir une bourse d’étude pour une petite université d’état. Kirsten et sa famille m’y poussaient de toutes leurs forces et je me donnais du mal pour finir honorablement mon parcours scolaire, mais à supposer que ça marche, cette bourse aurait ces limites. Il faudrait que je fasse des petits boulots à côté et…et quoi ?
-Il y a quatre actes, tu te souviendras ?
-Je me souviendrai ! Ça risque d’être interminable !
Bref. J’ai caché les billets et j’ai dormi. Dix jours plus tard, nous étions au deuxième rang de ce théâtre de Newark dont je m’étais beaucoup moqué sans y avoir mis les pieds et ça m’est tombé dessus ! La danse, la danse classique mais alors, c’était ça ! Et si c’était ça, alors on était invités chez Apollon, les muses nous accompagnaient et il n’y avait que la beauté et la magie ! Et comment j’allais exprimer ce que je ressentais ! Et comment j’allais vivre après ça !
-Tu as aimé?
-Oh que oui ! Mais si tu pouvais …
-Te raconter l’histoire car elle reste dans ta tête ? Bien sûr, écoute : le jeune prince Siegfried fête sa majorité. Sa mère lui annonce que le jour suivant, au cours d'un grand bal pour son anniversaire, il devra choisir une épouse. Vexé de ne pouvoir choisir celle-ci par amour, il se rend durant la nuit dans la forêt. C'est alors qu'il voit passer une nuée de cygnes. Une fois les cygnes parvenus près d'un lac, il épaule son arbalète et s'apprête à tirer. Pourtant, il s'arrête aussitôt ; devant lui se tient une belle femme vêtue de plumes de cygne blanches.
-Oui, ça, j’ai bien vu…Mais continue !
-Le prince et la femme vêtue de plumes de cygne dansent, et ils se plaisent beaucoup. C’est comme un coup de foudre, tu vois ? Ensuite, Siegfried apprend que la jeune femme est en fait Odette. Un terrible et méchant sorcier, Von Rothbart, l’a capturée et lui a jeté un sort. Le jour, elle sera transformée en cygne et la nuit, elle redeviendra femme. D'autres jeunes femmes et jeunes filles apparaissent et rejoignent Odette, près du Lac des Cygnes, lac formé par les larmes de ses parents lorsqu'elle a été enlevée par Von Rothbart. Le beau prince Siegfried est pris d'une grande pitié pour celle qui est victime d’un sortilège aussi affreux. Il lui déclare son amour et voilà ce que s’affaiblit le sort. Le méchant sorcier sent que la machine se dérègle et apparaît. Bien entendu, Siegfried menace de le tuer mais Odette intervient ; si le vil magicien meurt avant que le sort ne soit brisé, il sera irréversible. Le seul moyen de briser le sort est que le prince épouse Odette.
-C’est une belle perspective !
-D’accord : Le lendemain, au bal, à la suite des candidates fiancées, survient le sorcier Rothbart, avec sa fille Odile. Celle-ci est vêtue de noir.
-Continue !
-Elle est en fait un cygne noir. Le problème est qu’elle est le sosie d'Odette. Abusé par la ressemblance, Siegfried danse avec elle, lui déclare son amour et annonce à la cour qu'il compte l'épouser. Au moment où vont être célébrées les noces, la véritable Odette apparaît. Horrifié et conscient de sa méprise, Siegfried court vers le lac des cygnes.
-J’ai trouvé la fin terrible ! Je comprends mal qu’il n’ait pas eu d’autres idées…
-Tchaïkovski ? Tu sais que tu as raison ? Tu as vu ce soir l’une
-Bon, voici la première : L'amour véritable d'Odette et de Siegfried triomphe de Von Rothbart. Le prince lui coupe une aile et il meurt.
-C’est très moral.
-Bon, voici la première : L'amour véritable d'Odette et de Siegfried triomphe de Von Rothbart. Le prince lui coupe une aile et il meurt.
-C’est très moral.
Kirsten était d’accord. Elle était cependant pressée d’en arriver à la suite :
-Voici une autre piste : Siegfried déclare son amour à Odile sans savoir qu’il condamne, sans le savoir, Odette à demeurer un cygne pour toujours. Réalisant que ce sont ses derniers instants en tant qu'humain, elle se suicide en se jetant dans les eaux du lac. Le prince se jette lui aussi dans le lac. Cet acte d'amour et de sacrifice détruit les pouvoirs du monstrueux sorcier avant de l’entraîner à sa perte. Les amants s'élèvent au paradis en une apothéose.
-On n’avait peut-être pas ce qu’il fallait, à Newark, pour une telle mise en scène !
-Tu veux dire, une scène assez petite ? Oui, c’est une bonne remarque. Je termine. Voici encore une fin envisageable : Siegfried court jusqu’au lac et supplie Odette de lui pardonner. Il la prend dans ses bras mais elle meurt. Les eaux du lac montent et les engloutissent.
-C’est très spectaculaire ! Et la dernière ?
-Siegfried n’en a plus que pour Odile et de ce fait, il condamne Odette à demeurer un cygne pour toujours. Celle-ci lui échappe en s'envolant et le pauvre prince comprend que l’oiseau noir et son perfide maître l’ont abusé. Il reste seul, abandonné à lui-même avec pour seul horizon un chagrin et un remords éternel…
-Mais c’est terrible dans tous les cas !
-Je suis d’accord mais c’est un ballet si beau !
-J’ai adoré, tu sais ! Moi, Clive Dorwell, être subjugué par un ballet classique !
Nous sommes restés longtemps dehors cette nuit-là. On était vraiment très jeunes. L’année a filé. J’ai tenu bon et de moi, elle n’a obtenu rien d’autre que de « l’amitié ». Elle me l’a pourtant demandé à plusieurs reprises, de l’embrasser et de lui faire l’amour, enfin, elle n’a pas été si directe. J’ai été sot. Je ne pensais qu’à mes rencontres secrètes avec des partenaires plus âgés, ça me donnait de la force. Je n’avais pas l’impression de mentir mais bien plutôt celle de devenir celui que je devais être. J’irais dans une grande métropole et je vivrais ce que j’avais à y vivre, en me moquant bien du qu’en dira-t-on d’une petite ville…
Au bout du compte, j’ai eu ma bourse pour une petite université du New Jersey. J’ai déménagé et bouffé de la vache maigre pendant plus d’un an. Quand j’ai trouvé à faire une formation d’éclairagiste de théâtre, j’ai saisi la balle au bond. Parce que ces danseurs sur scène, ces êtres issus d’un autre monde, je ne les avais jamais oubliés, jamais. Le danseur brun aux yeux verts qui interprétait Siegfried, la jolie femme qui dansait le cygne blanc et l’autre, la méchante, qui incarnait le cygne noir…Il me restait dans la tête. C’est à cause d’eux que j’ai planté là mes deux vieux, après une dispute homérique qui avait tenu en haleine la moitié du quartier et avais refusé d’eux la plus petite aide (ils avaient l’air de se raviser…) et à cause d’eux aussi que j’ai galéré dans le Bronx et le Queens pendant plusieurs années. Malgré moi, j’ai fini par lâcher.
Financièrement, être toujours dans des situations inconfortables, ça devient épuisant à la longue, pour tout étudiant qui n’arrive pas à joindre les deux bouts, je veux dire. J’ai donc fait une formation sur le tas et je suis devenu agent d’assurances. Personne ne rigole parce ce tout arrêter comme ça, ça m’a quand même bien esquinté pendant un moment.
Côté intimité, on va dire, j’ai continué de m’assumer et cherché « un mec qui dure ». Mal m’en a pris parce que dans mon cas, j’avais l’art d’attirer les instables, les cogneurs et les numéros en tout genre. Personne ne me disait plus rien vu que personne ne s’intéressait à moi à New York mais c’était moi qui en avais plus que marre. Le couple gay épanoui, ça doit exister mais franchement, je m’y prenais mal. Quand Kristin Boyle m’a sauté dessus, j’ai dit oui. Elle avait pigé pour moi mais estimais que j’allais changer grâce aux bienfaits de la vie de famille. Eh bien, vous aurez du mal à le croire, mais elle ne s’est pas trompée : j’ai bel et bien changé. Pendant des années, il n’y a eu qu’elle. Évidemment, depuis, deux ou trois ans, en fond de décor, je vois des hommes plus jeunes que moi (pas comme avant où ils étaient plus âgés) et ça me plait beaucoup, mais je ne m’en vante pas en famille. On va dire que Kristin fait comme si elle n’était pas au courant. Elle changerait d’attitude si j’en rajoutais ou lui manquais de respect. Ce n’est pas le cas. A ma façon, je l’aime. On a un appartement plutôt sympathique, deux chats bagarreurs et surtout, on a Carolyn. C’est notre fille. Elle a quinze ans. Le sujet n’a jamais été abordé frontalement avec Kristin mais il est clair que pour ma fille considère que je suis « hétéro ». Elle aime bien nous mettre en boite, sa mère et moi, sur le fait qu’elle nous sait « encore insatiables malgré les années » et en ce sens, elle ne fait pas erreur. Seulement, je ne veux que la conversation dévie et qu’elle comprenne que j’ai des aventures masculines régulières et, disons, très sexuelles.
J’ai la quarantaine. Je fais du sport en salle et je ne suis pas mal fait. Si j’ai laissé tomber l’idée d’une liaison stable avec un mec dans mon genre, je ne néglige pas les à-côtés. Le genre vingt-cinq ans un peu fragile, j’adore complétement. Au lit, ça donne des choses vraiment divines. Le creux des épaules, les omoplates des hommes jeunes…La texture de la peau…enfin, je résume. Je les revois rarement. Je leur fais du bien, je crois. A vrai dire, ça dépend. J’aime répondre aux demandes, moi. C’est-à-dire que si un de ces charmants garçons a envie qu’on épice un peu les choses, je le fais. Je ne frappe pas, attention ! Je ne suis pas une brute. Mais je peux donner une fessée à bon escient et faire mon autoritaire…Tout est question de dosage. Aucun dérapage.
Finalement, tout va bien. J’ai omis de dire que Kristin gère un restaurant qui tourne bien : spécialités italiennes. Moi, de mon côté, j’ai mes polices d’assurance. Mais alors, Newark, ce lycée et son public destiné à des formations courtes ? Loin, tout ça. La jolie Kirsten, je ne sais pas ce qu’elle est devenue. J’ai juste su qu’elle s’était mariée et vivait dans un état du sud des Usa. Et Arthur Beardsley, ce professeur mal employé qui devait ronger son frein ? Il ne devait plus enseigner depuis longtemps. Ils nous disaient de viser loin, de ne pas renoncer à ce que nous voulions vraiment. On serait peut-être obligés à un moment ou à un autre de composer avec la réalité mais il fallait rester vigilants ! On y arriverait. Alors, allez-vous me dire ? Un pétard mouillé ? Non, je vous explique. Il disait ça pour nous galvaniser mais il s'était trompé d'univers et bon nombre d’entre nous avons commis la même erreur. Il n'a jamais foulé les pelouses de Harvard et moi, je n’ai pas trouvé de profession artistique. J’aurais pu. Il me restait les regrets, ceux qui consistaient à dire que je n’étais pas né dans le bon milieu. Je ne me suis jamais écrié en descendant d'une limousine « ah mais non, ce n'est pas vrai ! J'ai oublié de renouveler mon abonnement annuel pour l'Opéra de New York ; et le prochain vernissage du Modern Art ! Il ne faut pas que j’oublie !
Restent mes vieux. Kristin les reçoit deux, trois fois par an et ils se tiennent à carreaux. Ils n’ont pas trop le choix. D’une part, ma femme les intimide et de l’autre, ma fille fait tellement l’objet de leur adoration qu’ils ne me mécontenteraient pour rien au monde. Non mais…
Et la danse classique ? C’était donc un éblouissement pour rien ? Non, je vous rassure tout de suite. Carolyn Dorwell, fille de Clive et Kristin Dorwell, a essayé ses premiers chaussons à sept ans et est aujourd’hui une jolie ballerine qui a de grandes espérances. Elle n’a que quinze ans et n’a aucune certitude de pouvoir faire carrière mais ce serait son rêve le plus cher…
Je ne vous cacherai que je connais, depuis quelques temps déjà, les filières qui permettent de faire des rencontres discrètes, satisfaisantes et différentes de celles d’avant : les scénarios classiques m’ont lassé. Je commets en ce sens peu d’erreurs. Tout d’abord, j’obéis à des règles strictes : à la maison, mon ordinateur est vide de toute visite à des sites gay, quels qu’ils soient. J’ai trop peur de commettre un impair qui mettrait à mal mes relations avec Kristin et Carolyn. J’opère donc ailleurs. Mon travail me fait voyager. J’utilise un autre ordinateur, que je ne ramène jamais chez moi et je sais dans quels journaux chercher et surtout qui pour faire quoi.