FRANCE ELLE
BATTLES
ROMAN
Je n'aime pas l'humanité en général. Je m'en sens solidaire d'abord, ce qui n'est pas la même chose. Et puis j'aime quelques hommes, vivants ou morts, avec tant d'admiration que je suis toujours jaloux ou anxieux de préserver ou de protéger chez tous les autres ce qui, par hasard ou un jour que je ne puis prévoir, les a fait ou les fera semblables aux premiers.
Albert Camus
Carnet. 1962.
En Ambranie, Paul Kavan, issu d'une famille de lettrés, a vécu une enfance et une adolescence tranquilles. Etudiant, il s'est beaucoup exalté, s'est marié jeune, est devenu journaliste à la mode et s'est plus souciée de ses amours parallèles que de l'état de son pays. Celui-ci, après avoir connu des années ouvertes, une démocratie de non aloi y étant implantée, a connu le désordre. Un dictateur, soutenu par l'armée et de riches familles, a pris le pouvoir. Toute dissidence est frappée d'arrestation. Paul change tout d'un coup et devient un journaliste militant, du moins jusqu'à ce qu'on l'inquiète. Il entre alors en clandestinité et résiste en émettant des messages sur une radio clandestine. Les mois passent, Paul court partout et se cache, mais il parle. Mais on l'arrête, on l'emprisonne, on lui fait un procès et on le condamne, non à mort, mais à la prison. Il songe qu'il y restera des années quand on lui explique qu'on le rééduquera. Une fois transformée, il sera un ardent défenseur de cette dictature immonde, qu'il a tant combattue. Sauf que, malgré la violence de sa rééducation et celle de son instructeur, rien n'ira comme prévu...
Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu'un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l'amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé …
Guillaume Apollinaire
La Jolie Rousse
Je n'avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m'endormais comme le bruit.
C'était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Louis Aragon
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Paul Kavan, journaliste au physique avantageux, ne s'est pas vraiment préoccupé de politique quand il était plus jeune mais son pays a basculé dans la dictature et il a changé. Il n'a pas aimé que les libertés individuelles disparaissent, que les arrestations se multiplient sous les prétextes les plus divers et les arts et la presse soient muselés, les écrivains aussi. Peu à peu, il a décidé de réagir et il est devenu Battles, l'homme de l'ombre qui fait de la radio clandestine. A l'écouter, on a aimé résister à l'oppresseur jusqu'au jour où, à cause d'une négligence, il s'est fait arrêter. Emprisonné, Paul est interrogé puis on lui fait un procès, qu'il perd. Il pense à la peine capitale mais on lui annonce qu'on ne l'exécutera pas. On l'enverra à la Prison Etoile et on le rééduquera.
On le transformera...
1. Arrestation de Paul dit Battles. Résistant.
Depuis longtemps déjà, Paul Kavan résiste à la dictature qui sévit dans son pays. Il fait de la radio clandestine et appelle ses auditeurs de l'ombre à se soulever; mais voilà qu'on l'arrête et qu'on l'emprisonne.
Depuis quelques temps, Paul ne rêvait plus de Lisbeth. C'était sans doute mieux. Elle s'était peut-être fait arrêter, ou si elle se cachait quelque part, ça signifiait qu'elle avait pu s'enfuir et échapper à leurs poursuites. Elle devait se rapprocher de la frontière estrerienne, c'était l'intuition qu'il avait... Bon, lui, il s'était fait prendre. Il s'en était fallu d'un cheveu, pourtant, pour qu'il leur échappe encore une fois. Ils avaient quand même couru après lui pendant trois ans mais il avait commis l'imprudence de dormir deux fois au même endroit à Dannick ; une chambre de poupée dans un immeuble perdu au fin fond d'un quartier populaire. Les policiers avaient défoncé la porte. Éreinté, il dormait profondément. A peine le temps de prendre son arme. Il avait manqué un de ses adversaires. On l'avait désarmé, ceinturé violemment et arrêté.
-Paul Kavan alias Battles ? La cavale est finie. Vous êtes en état d'arrestation.
Il avait ironisé.
-Briser cette porte. Est-ce ça en valait la peine ?
-Vous auriez répondu si nous avions frappé ?
-Non.
-Mais vous auriez tenté de fuir. Nous sommes au sixième étage. Il y a un escalier extérieur de secours. C'est haut et ça demande un bon entraînement mais vous auriez tenté le coup. Je me trompe ?
-Non.
-Bon, alors vous comprendrez pourquoi nous avons manqué d'élégance.
Il lui avait mis les menottes, le très poli inspecteur Mesler et il avait eu droit à un traitement qu'on réservait aux huiles : voiture banalisée noire, trois policiers pour lui tout seul, une cellule où il avait été confiné sans qu'un tas de gens arrêtés eux-aussi ne viennent lui casser les pieds avec des questions stupides et, ô luxe, un beau bureau plein de meubles fonctionnels mais élégants pour attendre celui qui prendrait l'affaire en main. La quarantaine finissante, les temps grises déjà et un visage de baigneur étonnamment joufflu avec, malgré un nez court et une bouche aux lèvres trop minces, le regard sombre d'un fin limier.
-Je suis le commissaire Fenesci.
-Un commissaire de la police spéciale.
-Vous méritez cet honneur, monsieur Kavan.
-Battles.
-D'accord pour le pseudonyme. Il y a deux ans que vous vous vous commettez sur cette radio pirate qui inonde le pays de nouvelles fausses.
-Elles sont vraies. Vous nous intoxiquez. Enfin, il est vrai que vous le faites moins, ces derniers temps puisqu'on a arrêté presque tous vos acolytes. Il ne restait guère plus que vous...
-Non, c'est ce que vous voulez nous faire croire.
-Vraiment ? Et quand bien même ! A partir de maintenant, il vous sera difficile de vous faire entendre. Et si vous ne parlez plus, vos rares auditeurs manqueront de courage.
-Je suis en état d'arrestation, je le sais mais j'aurais donc eu raison de dénoncer vos façons de faire...
-Monsieur Barne, pardon Battles, vous connaissez la loi. Vous avez été des années durant un de nos meilleurs journalistes alors ne venez pas me dire qu'il est légal d'attaquer l'état comme vous l'avez fait. Vous n'avez fait que parler, oui je sais, mais sur une radio pirate. Grâce à vos propos, on a attaqué des membres des forces de l'ordre, incendié des entrepôts, enlevé des chefs d'entreprise, barré des routes, saccagé les locaux du RFP, empêché des meetings...
-Je suis un ami de la liberté.
-Ah ? Pourtant votre but a été de détruire, de saccager, d'être subversif.
-Nous y voilà : subversif !
-Oui, mais vous serez surpris ! Le Rassemblement pour la Force Populaire sait reconnaître la vaillance d'un adversaire. Vous serez donc jugé rapidement et avant cela, emprisonné dans de très bonnes conditions.
-Je suis un patriote. La mort ne me fait pas peur. Elle fera de moi un héros !
-Vous ne mourrez pas. A priori, tout le monde n'a pas droit à de tels égards.
-Que pourrez-vous bien faire de moi ? Vous ne me changerez pas !
Le commissaire eut un sourire froid.
-Il y a bien des bien des façons d'être emprisonné...
-Depuis dix ans que vous avez pris le pouvoir par la force, combien sont morts...
-Des dissidents...
-Des soldats de la liberté.
-Mais laquelle ? Ils ont posé des bombes, on les a empêchés de nuire.
-Vous les avez fait fusiller, je le sais.
-Mais vous, à travers vos appels radiophoniques, vous avez su galvaniser des soldats de l'ombre qui ont tué des femmes et des enfants...
-Non. Ils s'en sont pris à des soldats ou à des sbires du régime. Vos soldats à vous tirent sans sommation et ce sont eux qui s’en prennent à des mères de famille. Vous arrêtez et faites disparaître qui passe dans la rue et pour faire des exemples, vous abattez des civils. ! Vous iriez le nier ?
-C'est à voir...Il y a eu pas mal de violence orchestrée par le régime, je vous l'accorde mais contrairement à ce que vous pensez, notre chef d'état a agi sainement. Notre pays se porte fort bien.
-C'est d'une logique contestable, commissaire Fenesci. Doit-on approfondir ?
-Non car le faire nous entraînerait trop loin. Notre Guide sait faire la différence entre l'irrécupérable et le récupérable : vous devez vous en persuader.
Paul haussa les épaules. Cet interrogatoire n'était pas conforme à ce à quoi il s'était attendu. On lui parlait avec fermeté mais sans mépris et on ne le molestait pas. Il n'était ni giflé, ni frappé et personne ne hurlait.
-Une cigarette, monsieur Kavan ou un café ?
-Un café. Vous ne trouvez pas surprenant de m'en offrir un ?
-Mais non. Pourquoi ?
Le café était horrible, même le commissaire aux yeux sagaces, l'admit.
-Il y a plus important.
Il précisa à Battles les chefs d'accusation retenus contre lui et lui expliqua qu'il n'aurait pas d'avocat. Sa femme, il l'espérait, serait arrêtée prochainement et étant elle-même un élément brillant. Paul et Lisbeth avaient mis à l'abri depuis longtemps déjà leurs deux grands enfants, ce qui était gênant pour le gouvernement en place. On ne pouvait pas les utiliser comme otages. Mais trouver la femme ne devrait pas être compliqué. On la torturerait pour la faire parler. Ça changerait les plans de ce journaliste trop arrogant. Il l'informa qu'on l’arrêterait.
-Elle est toujours sur le territoire. C'est une question de jours. Elle est aux abois.
-Vous utiliserez la parole de l'un pour contrer l'autre ?
-Certainement. Les femmes sont sensibles.
-Et vous la frapperez ? Je connais vos méthodes.
-Vous savez en parler car on s'est plaint à vous. Quant à les connaître par vous-même...Notre Guide Jorge Dormann dispose d'une police puissante.
-Je suis au courant.
-Je suis fier d'en être membre.
-Dormann est un saint. Vous le célébrez !
-Il a été élu démocratiquement.
-Non. Les élections étaient truquées. La presse étrangère a relayé l'information.
-L'Amérique et l'Europe de l'ouest ? Nous savons cela. Nous connaissons leurs méthodes. Ces élections étaient légales. Moi, je suis le représentant d'un ordre établi par notre Guide. Vous l'avez enfreint. On vous jugera comme vous devez être.
-Condamnation à mort. Je suis un traître.
-Je vous l'ai dit, vous ne mourrez pas. Vous n'écrirez pas votre légende.
-Hôpital psychiatrique ?
-Vous êtes sain d'esprit, Kavan !
-Prison.
-Il faudra bien. Vous recommenceriez...
-Garde à vue dès maintenant ?
-Vous êtes perspicace ! Elle ne durera pas car vous serez rapidement transféré. Un endroit très confortable et, j'insiste, très surveillé. Je parle de la période qui précédera votre jugement.
-Jeux de société ?
-Je crains que vous ne deviez jouer en solitaire...
-Isolement... Je n'arrive pas à me faire à l'idée...
-Votre situation était périlleuse, vous le saviez, n'est-ce pas ?
-Je le savais.
-Vous avez bénéficié d'un vaste réseau de traîtres au régime, prêts à vous aider car vous les aviez induits en erreur. Pour ma part, je vous arrête pour délit de fuite, agressions contre les forces de l'ordre et insultes à personnalités publiques. Par ailleurs, alors que vous étiez interdit d'antenne, vous avez réussi à vous faire entendre sur des sujets brûlants. Non content de refuser votre disqualification, vous vous êtes trouvé en possessions de documents confidentiels qui auraient dû rester propriété de l'état. Comme vous le voyez, vous êtes dans une situation grave. Pour ma part, je ne suis autorisé à vous interroger que sur certains chefs d'accusation, ceux que j'ai mentionnés en premier...
-Vous sembliez déjà bien informés.
-Pas suffisamment.
-Vous voulez des noms. Exigez- les et vous verrez.
-Et pour cela, nous vous frapperons ? Dans ce service, il y a des gens qui savent s'y prendre pour arracher des dents ou des ongles, brûler certaines parties du corps ou encore faire appel à l'électricité. Je sais combien ces tortures sont redoutées par ceux ou celles à qui nous les ferons subir. Mais, je vous l'ai dit, il y cas et cas. Le vôtre est spécial.
-Et donc on me traite comme un gentleman ? Que ferez-vous à ma femme ?
-Ah, vous admettez donc que son arrestation est imminente. Je n'en sais encore, j'attends des ordres d'en haut. Si elle doit être torturée, elle le sera, mais ça reste à voir. Vous concernant, nos experts ne sont donc pas enclins à nous laisser utiliser cette voie classique qu'est la torture : ce serait du gâchis. Elle, elle vous est subalterne. Ce serait tentant ! Mais enfin, il faut attendre.
-Dans quelle prison la mettrez-vous ? Streliva ?
-Votre imagination est très vive et votre mémoire semble se remplir puis se vider sur commande. Vous voulez quoi ? Qu'on pleure sur elle, sur vous ? Un cachot, le froid, la faim.
-Vous dites que j'ai trahi.
-C'est exact. Vous avez à plusieurs reprises informés des esprits égarés sur je ne sais violation de lois, je ne sais quels abus ; sur les ondes, votre voix est très persuasive.
-J'ai fait ce qui devait l'être.
-Pourquoi une définition aussi fausse de l'héroïsme ? Vous savez, c'est dommage que nous ne nous comptions pas dans nos rangs car non seulement la radio vous serait ouverte mais la télévision ! Au-delà de cette voix magique qui sait si bien enflammer les auditeurs, il y a votre présence physique, qui, je puis vous l'assurer, vous ouvrirait d'emblée un vaste public sur une de nos chaînes nationales, en semaine, à une heure de grande audience. Vous n'êtes pas trop âgé, avez un physique un peu âpre mais convaincant et ce genre de séduction que dégagent ceux qui ne passent par leur temps à se regarder dans une glace. Et puis quelle présence ! Outre le fait que ça vous rendrait puissant mais cette fois pour la bonne cause, vous feriez un malheur...
Paul frémit.
-Vous voudriez me réutiliser ?
-Moi, je ne veux rien.
-Je sais de quoi vous parler.
-Et vous tenterez de vous suicider en prison pour échapper à ce qui pourrait être votre chance ? Vous pensez qu'on vous laissera faire ?
De nouveau, le commissaire eut un sourire froid.
-Il y a des moyens pour mourir.
-Je sais. Revenons à la violence physique. Elle aurait des effets manifestes sur vous, cela est certain. Nous avons bien cerné votre profil psychologique. On s'acharne en vain après quelqu'un qui a la faculté de se rendre amnésique. Vous nous feriez attendre ; Oui, c'est cela que vous voudriez ! Kazan le héros ! Mais vous attendrez.
-Mon procès ?
-Bien sûr.
Le commissaire eut un rire étrangement haut mais Paul, qui se tenait très droit sur sa chaise, lui, ne rit pas. Il n'avait fait que courir et se cacher, ces derniers mois, et maintenant que, dans les locaux de la police, il était contraint à l'immobilité, il prenait la mesure de ce qu'il avait fait. Parler clandestinement pour informer des méfaits d'une dictature, savoir qu'il était écouté, apprécié et attendu par tant d'opprimés qui trouvaient en lui une raison de rester debout et de résister, n'allait pas sans risque. Il dormait souvent mal et seul, ne portait pas toujours les vêtements qu'il voulait, se déplaçait de nuit et changeait sans cesse de cachette. Il avait commencé à parler à Dannick au moment où le dictateur avait montré son vrai visage puis il avait navigué entre Dauva, Estralla et Marembourg. C'est là qu'il aurait dû rester car il y était littéralement confiné dans une maison bourgeoise prétendument inhabitée. Les volets en étaient toujours fermés. Un parc l'entourait et de hauts murs. Il n'y avait aucun moyen de deviner qu'il était là car c'est un dignitaire du régime qui le cachait, tout en négociant en secret avec l'étranger pour faire tomber l'homme fort qui s'était emparé du pouvoir avec son assentiment avant qu'il ne se mette à douter de lui puis à le haïr. Mais il avait voulu revenir à Dannick, peut-être parce que sa vie passée d'homme reconnu et admiré s'était déroulé là. Et il avait été dénoncé...Au fond, il avait négligé le fait qu'il pouvait se faire prendre. C'était là une grande faute.
Le commissaire continuait de parler sur un ton plus primesautier que policier et il proposa de nouveau cigarette et café en assurant que ce dernier serait bon, cette fois. Il revenait sur la valeur de Paul en tant que journaliste et chroniqueur comme s'il allait de soi que celui-ci allait revenir sur ses propos et ses actes, s'amender et changer de bord. Les succès féminins...Il riait de nouveau.
Au bout de deux heures environ, l'entretien prit fin. Il avait été entrecoupé par plusieurs coups de fil où on donnait des ordres) ce commissaire tout d’un coup bien moins souriant.
-Eh bien, nous ne nous reverrons pas, monsieur Kavan.
-Prison et procès.
-Voilà. Et emprisonnement.
Jusqu'à cet instant, Paul avait pensé à une prison proche de Dannick où on le mettrait à l'isolement mais dans son esprit, venait d’apparaître une lointaine colonie pénitentiaire sur laquelle il était difficile d'être informé. On ne le mettrait pas là, tout de même...
-Au revoir, commissaire.
Sa voix manquait de fermeté. Son interlocuteur lui jeta un regard railleur puis décrocha son téléphone.
-Au revoir.
Paul, sous bonne escorte, fut conduit dans une maison transformée en prison où on tenait au secret des « personnalités » qui avaient contré le régime. La fenêtre de sa chambre était bloquée et un garde se tenait sans cesse devant sa porte. Il n'y avait qu'un lit simple, un bureau et une chaise pour meubler un bel espace et la porte de la salle de bain était condamnée. Un garde venait regarder Paul jouer aux échecs avec lui-même. On ne lui donnait accès ni aux livres ni aux journaux et il ne faisait pas sa toilette seul. La nuit, on l'attachait à son lit par des menottes et on entrait souvent dans sa chambre. Il ne pouvait manger seul, un garde muet l'observant. Quand il avait été arrêté, Paul n'avait eu que le temps d'enfiler un pantalon et un pull bleu marine sur ses sous-vêtements. Il portait des bottes et une parka de couleur marron. Les jours filant, il avait vu ses affaires disparaître et on lui avait fourni d'autres vêtements de ville, toujours de couleur sombre et à peu près à sa taille. Dans les poches de sa parka, il y avait des stylos et un petit carnet à dessin. Il était bien trop malin pour y avoir laissé le moindre indice de ses activités subversives mais il contenait des portraits de Lisbeth, de Colin et de Lisa quand ils étaient enfant. Il les avait dessinés de mémoire et ils étaient ressemblant. Sur des feuilles pliées en quatre, il y avait aussi le texte deux ou trois chansons à la mode qu'il aimait fredonner quand il était sûr du lieu où il se trouvait ; mais sur son activité politique, il n'y avait rien. Il avait dû décevoir car un fugitif brusquement arrêté a toujours quelque chose à révéler mais quelques heures avant qu'on le déloge de sa dernière planque, il avait fait brûler quelques textes épars dans lesquels il précisait sa ligne politique. A croire que dans cette maison bourgeoise où il serait resté en sécurité, il avait eu une prémonition. Maintenant qu'on l'avait arrêté, on la trouverait.
Surveillé de jour comme de nuit par des gens qui ne lui adressaient que rarement la parole, Paul trouvait surprenant de ne jamais voir les autres détenus dont il savait cependant la présence. Il finit par comprendre que la maison était bien plus grande qu'il ne l'avait imaginée et qu'il était possible d'imposer à chaque prisonnier un emploi du temps qui ne correspondait pas à celui des autres. On ne se croisait donc pas. On lui avait laissé sa montre mais elle s'arrêta brusquement et il se sentit privé de soutien. En effet, grâce à elle, Paul parvenait à reconstituer le rythme de ses jours et de ses nuits. Il se plaisait à imaginer ce que faisaient les autres reclus tandis que lui montait et descendait des escaliers vides, allait manger ou se laver. Mais sans montre, aucune horloge n'étant accroché au mur, il était livré à lui-même. Ce fut pour lui difficile.
Par un gardien qui semblait plus gradé que les autres, il reçut une mauvaise nouvelle :
-Ta bonne femme a été arrêtée.
Curieusement, il ne le crut pas et à l'autre qui ricanait, il rétorqua :
-Elle est sortie du pays.
Il en avait soudain la certitude. Agacé, le gardien reprit :
-Ben, si elle est en Estérie, on la récupérera quand même. Leur président, c'est un tocard.
Paul ne répondit pas.
Quelques jours plus tard, ce même gardien l'apostropha :
-On l'a coincée et tes gamins aussi, on les coincera.
-Ils sont aux USA. Et concernant ma femme, je ne vous crois toujours pas.
-Tes mouflés, ils sont jeunes et ils vont souffrir parce que l'oncle américain, il ne fera rien pour eux quand on vous aura réglé votre compte à l'un et à l'autre ! Toi, tu faisais de la radio clandestine et t'en as dit, il paraît sur cette pourriture de capitalisme ! En même temps, t'as mis tes mômes en Amérique ! Les gens comme toi, faut les pendre. Ce que vous avez pu dire, c'est honteux.
-J'ai fait mon devoir. Ma femme aussi. Et mes enfants, vous les auriez retournés, fanatisés...
-Bah ! Du baratin, ça. Ne vous inquiétez pas, il n'est pas un mot que vous ayez pu dire à la radio et auparavant dans les journaux et dans vos livres qui ait pu nous échapper. Vous aurez ce que vous méritez.
Paul ne releva et pensa à Lisbeth. Quelle preuve avait-il qu'elle avait passé la frontière et si oui, où était-elle ? Elle avait dû sentir le danger et traverser le pays sous des déguisements variés, les cheveux teints, arborant de faux papiers. Il y avait bien la façade maritime du pays. A condition d'avoir un bon passeur, on pouvait s'embarquer discrètement, moyennant argent. Lisbeth n'était pas née de la dernière pluie et elle ne traiterait pas avec n'importe qui. A défaut de pouvoir s'enfuir par ce biais, elle avait un monastère perdu dans les montagnes où il serait impossible de la dénicher avant de tenter de nouveau sa chance. Il s'était pourtant moqué de ses accointances religieuses mais voilà qu'elles la servaient merveilleusement. Non, il savait qu'il voyait juste. On lui mentait. Elle s'était enfuie.
Des jours passèrent encore et il reçut, au milieu de son immense solitude, la visite d'un autre commissaire. Un certain Max Durer.
-Vous êtes fatigué ?
-Je me sens las. Celui qui me surveille n'est pas d'une compagnie agréable.
-Oui, je comprends. La dure vie carcérale...Notez bien qu'il va falloir vous y faire.
Quelque chose disait à Paul qu'il devait rester prudent. Il resta donc silencieux. Le rusé commissaire, lui, devint bavard.
-Je vais vous faire quelques confidences : Daniel Pisaleski, le patron de presse à qui on a demandé d'être plus collaboratif est ici. Il en va de même de Simone et René Malher, des négociants en vin qui ont la fâcheuse habitude de fournir des faux papiers criants de vérité à qui veut souffler un peu. Adeline Borretziv est également parmi nous. Cette chère Adeline qui a pensé qu'on ne découvrirait pas qu'elle était un agent double ! Je passe sur le docteur Dorsthein, le chimiste Alfred Ernst, le colonel à la retraite Walter Spinal et d'un prêtre récalcitrant ainsi que d'une patronne de restaurant. Vous connaissiez tous ces gens-là...
-Ils vous ont dit que je les connaissais.
-Nous avons ordre d'être prévenants avec vous, pas avec eux.
-Laissez-les tranquilles ! Je les connais.
-Les laisser tranquilles ? Ils pensent comme vous, n'est-ce pas, donc non ; vous avez compris ce que je viens de dire ?
-Oui mais il n'y a pas de différence de traitement à établir.
-Si. Avec un peu de chance, le docteur, le colonel et vous vous en sortirez. Pas les autres.
-Ils seront condamnés à mort ?
-Oui.
Paul eut du mal à avaler sa salive. Savoir cela le peinait.
-Et les autres dont moi, non ?
-Non. Enfin, peut-être pas.
-Je veux subir le même sort qu'eux.
-Vous le subirez ou non.
De nouveau, Paul pensa à cette lointaine colonie pénitentiaire à l'effrayante réputation.
-Vous passez en jugement dans quatre jours. Vous n'aurez rien à faire avant et pendant. Sauf signer vos aveux.
-Ma position est claire sur ce sujet.
-La nôtre aussi. Vous ne mourrez pas mais votre femme, si car à vrai dire, même si elle s'est enfuie, il est toujours de trouver un sbire qui passe une frontière, cherche, repère, s'approche et tue. Sans nouvelles, vos enfants, voudront sortir des États-Unis, ne serait-ce qu’avoir la certitude que leurs parents ne sont pas suppliciés...Oh je sais bien, difficile d'écrire quand on est en fuite mais ces associations qui vous protègent prennent le relais...
Paul frémit mais ne dit rien.
-Pas de signature ? Vraiment ?
-Non.
Max Durer eut un rire de fausset. Il toisa Paul.
-Vous savez, c'est tout comme. Vous n'êtes déjà plus rien.
Paul serra les dents.