Clive le Vengeur. Partie 3. L'Après midi d'un faune.
Il y a eu une petite pause et tout le monde a attendu. On a entendu les premières mesures de Debussy…
Quand je l’ai vu, Erik, dans L’Après-midi d’un faune, avec son casque de cheveux tout dorés, ses jolies cornes et son corps tout couvert de tavelures brunes, j’ai commencé à le comprendre le Kristian Jensen qu’avait dû arrêter sa carrière de grand pianiste à cause d’un vilain accident de bagnole, parce qu’être face à une telle apparition…Même si tu as vu le rôle interprété par dix autres danseurs avant lui, ben, tu sais que là, il se passe quelque chose…Et comme toi, dans l’art qui était le tien, tu peux plus rien faire…
Et Barney aussi, tout carne et mauvais qu’il pouvait être, je comprenais que ça le laisse étourdi. Erik, comme il était applaudi ! Franchement, que devaient ressentir les autres danseurs ? Quand il saluait, c’était l’explosion, la frénésie…Bon, je savais qu’il allait revenir et danser « Jeux », et je me suis sentais heureux.
La suite était belle aussi mais il n’y était pas. Il y avait un danseur qui servait de fil conducteur et, comme ça, on passait d’une scène à une autre. C’était un bel hommage à cet univers de la danse que la première guerre avait mis en déroute, forçant les compagnies à s’exiler ou à fermer leurs portes, débauchant des danseurs ou les envoyant se faire trouer la peau au front, et faisant partir en mille morceaux tout un monde de chorégraphes, de compositeurs, de peintres…
Il y avait une photo de Diaghilev qui apparaissait après qu’un autre danseur soit apparu en pauvre marionnette déchue, avec un visage certainement beau au départ mais méconnaissable car trop fardé, une perruque ridicule et une façon de bouger qui le rendait tout désarticulé. Celui qui avait porté à bout de bras les ballets russes pendant tant d’années et en avait fait le rêve de sa vie, sûr qu’il avait dû avoir des côtés difficiles, presque noirs, sûr qu’il avait dû être aussi manipulateur que charmant à bon escient mais quelle grandeur ! J’avais lu des trucs sur lui avant et après qu’Erik m’ait parlé de lui et je me disais qu’il avait été un seigneur…
La partie hommage qui contenait des morceaux choisis en quelque sorte, elle avait été coupée en deux pour équilibrer le spectacle.
Alors, plein d’élan, à l’entracte, je suis allé me chercher un truc à boire et au bar, alors que j’étais perdu dans mes rêves, j’ai senti que quelqu’un me regardait. Je n’ai pas eu à chercher, loin. Il était là, Julian Barney, vêtu comme dans son monde, on s’habille le soir avec des gens dans son genre autour de lui. Il m’a salué et adressé un demi-sourire tout en évaluant ma tenue. Il a apprécié. Je portais un costume bien coupé, une chemise sans cravate d’accord, mais une belle chemise et le reste qui suivait, chaussures élégantes, cheveux fraîchement coupés, rasage impeccable. Il n’a pas pu s’empêcher…il a fait un signe à ses amis comme quoi il revenait tout de suite et il s’est approché de moi :
-Vous savez que vous êtes très bien, ce soir, Clive.
-J’ai fait des achats.
-Je vois cela. Vous êtes plutôt bel homme, vous devriez faire attention à vous…
-Houai ?
-Ah mais je suis formel. Vous êtes assez beau…
-Ce n’est pas une bonne idée de me dire ça. Imaginez qu’Erik pense pareil ce soir ? Il me voit, je l’emballe…
-Et vous l’emmenez où après une pareille représentation ?
-Dans les étoiles ! Là, où Riccardo Lopez ne loue pas d’appartement !
Il a tout de même ri avec sincérité. Mais bon…
-Riccardo qui ?
-Vous ne savez pas qui c’est ?
-Si, pour peu de temps encore.
-Je ne saisis pas…mais dites-moi, comment ça se fait que vous ne soyez pas venu pour la Première ?
Je n’aurais pas dû dire ça. En effet, c’était vraiment bizarre comme coïncidence qu’il assiste à cette soirée en même temps que moi alors que c’était une huile…
-J’y suis allé mais je savais que vous seriez là ce soir. Pour ne pas vous mentir, Erik et moi nous sommes enfin parlés. Et très longuement. La situation est très différente c’est pourquoi nous nous parlons.
-Ah…
J’avais pâli. Pourtant, il ne me toisait pas, l’autre, il prenait son temps pour m’expliquer…
-Je suis admiratif. Vous avez parfaitement réussi…
-A quoi ?
-A le rendre à lui-même comme ça. Bravo. Il a compris. Il revient vers moi.
-Hein ?
-Notre liaison reprend.
-Et moi ?
-Désolé, Clive. Pour vous, c’est terminé.
-C’est vous qui dites ça mais lui ?
-Il vous estime. Il va vous faire savoir ce qu’il en est.
Il bluffait. Ce n’était pas possible, ça. Erik, mon joli-joli…
-Me le faire savoir ?
-Oui.
-Ce n'est pas possible !
-Pourtant si…
-Vous ne portez pas la clarté sur votre visage…
C’était la fin de l’entracte et j’ai filé à ma place. J’ai vu où il était, Barney avec sa clique. Dans une loge, très près de la scène. Je me suis dit qu’un danseur, quand il s’approchait tout près de la rampe, si elle n’était pas illuminée, il voyait les spectateurs, certains du moins. Alors, Barney, il devait le voir…Moi aussi, peut-être bien. Et s’il nous voyait l’un et l’autre, il pensait quoi ?