Clive le Vengeur. Partie 2. Première fois chez Lopez.
Quelques jours plus tard, j’ai attendu Erik en bas du petit immeuble. Quand il est entré dans l’appartement, j’ai eu très peur de sa réaction mais il s’est contenté de rire.
-Il aime les couleurs, dis-donc, ton copain !
-Euh, oui.
J’étais mal à l’aise et on a bu un café. J’ai raconté l’opéra et la Traviata, enfin comme j’aime à raconter les choses. A aucun moment, Erik, qui était beau comme le jour, ne m’a interrompu. A la fin, j’ai dit :
-Sur le programme, c’était plus formel…
Il a eu un rire très frais.
-J’adore comme tu racontes et les avis que tu donnes. Tu sais, les intellectuels et l’opéra c’est souvent pesant. C’est la même chose pour la danse. Ça m’insupporte quelquefois. Toutes ces paroles alambiquées et ces poncifs, de la part de gens qui, en plus, pensent qu’ils te comprennent parce qu'on tu as un peu de succès. Ils te flattent mais c’est superficiel. Toi, c’est vraiment ressenti. Mais dis-moi…
-Oui
-Tu m’as dit que tu étais au quatrième rang, à l’orchestre…
-Ah oui, c’était une place chère. Ça te surprend ?
-Oui, un peu, je dois dire.
-Je n’ai pas les moyens, c’est ce que tu penses ?
-Quoi ?
-Je ne peux pas me payer ça ?
-Qu’est-ce qui t’arrive !
Parce que toi, tu ne paies pas, il a ses entrés et c’est normal et t’es son amant…
-On n’est pas dans le même monde, Erik, pis, tu te rappelles ce que j’ai dit, que dans le temps, je voulais éclairer des acteurs et des danseurs. J’y allé pour ça, voir La Traviata, pour me rappeler que j’aurais pu vivre dans ce qui est beau ! Alors, j’ai payé cher, oui !
Il a paru sincèrement ennuyé.
-J’ai été maladroit.
-Tu dis ça mais tu t’adresses à un petit mec qui adore vendre des polices d’assurance et s’illusionne…Il se dit que, comme ça, il aura appris de belles choses en les écoutant entonner de beaux airs comme ils ont faits, les grands chanteurs, mais on fond, sa condition, elle ne change pas ! Et toi, qu’est-ce que ça peut te faire, hein ? C’est comme quand je t’ai vu l’autre fois, quand t’étais si parfait en prince Siegfried …Qu’est-ce qu’un type comme moi peut en tirer ?
-Oh ! Clive !
-« Clive », il est excellent dans un seul rôle ! il est là, dans ce truc de merde, parce qu’il va te faire l’amour. T’es venu pour ça. On mélange un peu les genres comme on a fait : sucré-salé ? On y va ?
Il s’est levé et il m’a regardé avec intérêt. Tout d’un coup, je montrais une faille, un regret violent et je lui faisais comprendre que je souffrais de ma culture plutôt sporadique…
-Oui, je suis venu pour ça, et alors ? C’est mal ? On se voit depuis un moment et ça me plaît. Je vis seul, moi, je n’ai pas de compte à rendre…
Je n’ai pas compris ça…
-Et ton « niveau culturel », tu penses que je vais le mesurer ? Tu sais, je m’en fous de ça ! Tu t’intéresses aux arts, tu n’es pas ignorant ! Il y a combien de new-yorkais qui ne mettent jamais les pieds au Met ou au New York City ballet parce que c’est cher ? Et il y en a combien d’autres qui ont des moyens financiers mais se fichent de l’opéra et de la danse ! Enfin, quoi, Clive ! Lire des livres, entendre des airs d’opéra magnifiques ou voir un extrait de ballet, qu’il soit classique ou contemporain, il y a toujours un moyen. Tu te bouges, c’est tout…
-Je peux rigoler ?
-Il n’y a pas d’interdiction.
-Je parie que ta famille, toi…
Il a secoué la tête et cette fois il a eu une expression à la fois tendre et amusée.
-Loupé ! Mon père est coiffeur. Il a trois salons de coiffure à Copenhague et il a ramé dur pour en arriver là. Ma mère est maquilleuse pour la télévision danoise. On n’a jamais eu tellement d’argent. J’ai trois sœurs. Tu vois, on était nombreux. C’était clair qu’on vivait correctement mais sans plus, au départ. On a dû y mettre beaucoup du nôtre pour avoir une situation satisfaisante et faire honneur à Svend et Claire, nos géniteurs, je dois le dire. Deux de mes sœurs s’en tirent bien, l’autre rame. J’aurais dû, selon mes parents, être, je ne sais pas, animateur sportif mais à sept ans, j’ai décidé que je serais danseur classique et ça a été inamovible. Ils ont pourtant bien essayé de me dissuader, mon père et ma mère, parce que j’étais tout petit et qu’ils ne comprenaient pas. J’avais un don, un vrai don. Dès que j’ai compris que je l’avais, je n’ai rien lâché et pendant longtemps, ils ont été désorientés parce qu’ils ne le savaient pas. Puis, ils ont cru ce que leur disaient deux de mes formateurs qui continuent de m’influencer beaucoup. Quand on reçoit un cadeau pareil, on doit aller tout en haut. De l’extérieur, on pense que c’est génial ! Et c’est vrai, ça l’est mais le travail et les privations que ça représente, ça, personne ne le voit sauf ceux qui te forment, qui t’entraînent, qui te dirigent. En ce sens, j’ai eu une enfance et une adolescence assez particulières et même maintenant, par beaucoup de côtés, mon quotidien reste drastique. Mais c’est comme ça. Le don, il te donne le devoir d’être parfait et tu ne peux pas déroger. C’est à moi que c’est échu et je n’irais jamais critiquer ou juger ceux qui n’ont pas reçu ce qui m’a été donné.
Bon, il parlait si bien que ça m’a détendu. Mais il y avait cet horrible appartement et cette menace qu’il faisait peser, l’autre, le décorateur givré…Et puis, il compliquait tout à me regarder comme ça…
-D’accord, Erik, d’accord. Dès fois, je m’en veux tellement. Alors, t’es allé au sommet ! On t’applaudit, on te respecte…Pis, tu connais plein de gens qui créent, qui s’occupent des arts…
-Je travaille avec des chorégraphes, oui, des répétiteurs et je connais forcément des décorateurs, des costumiers, des compositeurs. Des musiciens, des chanteurs, des chefs d’orchestre. Ah oui, c’était Davidson qui dirigeait quand tu as vu La Traviata ?
-Je ne sais pas.
-C’est une question bête, désolé.
-Tu connais tous ceux qui travaillaient sur cette production-là ?
-Non, pas tous. Certains chanteurs dont ceux qui avaient les seconds rôles et celui qui a fait la mise en scène aussi. Et le décorateur. Tu vois, il en manque.
-Les décors étaient superbes…
Là, il m’a cloué sur place.
-Certainement. En fait, je n’y suis pas allé…Mais Julian Barney est très créatif. En général, c’est très pensé, très beau.
Il venait de le nommer, comme ça, l’air de rien.
-Comment tu veux que je le sache ? J’ai aucune idée de ce qu’il fait. Mais toi, t’as l’air de…
-De le connaître ? Oui, ça, je le connais.