Clive le Vengeur. Partie 2. Erik défait.
Il s’est arrêté et j’ai compris qu’il était totalement sincère. A nouveau, j’ai vu l’homme qu’il pouvait être quand il s’occupait d’autre chose que de tisser des toiles d’araignées. Comme interlocuteur, il devait être fascinant et je n’avais aucun mal à croire qu’on s’arrache son travail. C’était juste que j’aurais dû le rencontrer dans un autre contexte ou pas du tout. En fait, pas du tout, ça aurait été mieux.
J’ai senti fondre sur Erik et moi une tempête sans nom et pour la première fois, j’ai annulé un rendez-vous avec lui. Inconscient de ce qui se tramait, Erik a fait mine de prendre la chose avec légèreté mais il n’a pas tardé à m’appeler. Il n’était vraiment pas bien. Il voulait me parler. J’ai creusé un peu pour savoir et j’ai pigé qu’il y avait un truc dans son passé qui le harcelait. Ça lui était égal que ce soit à un autre moment et pas dans cet appartement qui nous servait de refuge. J’ai hésité puis, en fin de compte, j’ai dit que je le verrais au même endroit que d’habitude mais en fin de journée puisque ça semblait l’arranger. Il m’a fixé une date et une heure et il est venu. Il avait l’air triste et craintif. Je ne l’ai pas interrompu et je ne l’ai pas touché. Là aussi, je dois bien l’avouer, c’était surprenant.
-Quand j’ai eu dix-huit ans, j’ai rencontré un musicien. Il s’agissait d’un pianiste de grande réputation dont la carrière avait été prestigieuse jusqu’à ce qu’un accident de la route n’y mette fin. Il pouvait toujours se servir de ses mains mais pour ce qui concernait le piano, il n’y avait pas d’illusion à se faire. Ce toucher brillant qui avait fait sa réputation, il ne l’aurait plus jamais. C’en était fini de ses rendez-vous autour du globe pour des concerts qui faisaient date. Évidemment, il a eu du mal à surmonter le choc mais il y est parvenu. Il a mis sur pied une fondation à son nom pour venir en aide à des artistes de tous bords qui souhaitaient soit voir encourager leurs débuts, soit faire une halte pour être au calme et créer. Il venait d’une famille riche et sa carrière internationale lui avait fait gagner pas mal d’argent. Il a établi sa fondation dans un très beau château au nord du Danemark et tout de suite, il a tapé très fort. Il a attiré l’attention des médias et celle des sponsors. Je l’ai rencontré et l’ai admiré. Il m’a donné le sentiment de vouloir beaucoup me parler et de s’intéresser à moi et, je suis vraiment sincère, je n’ai rien vu arriver.
Il avait l’air d’avoir des difficultés à parler et je suis allé lui chercher un verre d’eau. Il l’a bu à lentes gorgées.
-Il s’est déclaré brutalement et ça m’a paru tellement inattendu que j’en ai ri. Mais lui, il a été catégorique. Il éprouvait une passion pour moi. Jamais, il n’en avait éprouvé une telle ferveur et une telle adoration. Il avait pourtant été marié deux fois, il avait des enfants, il avait aimé deux jeunes hommes qui, comme lui, faisaient de la musique mais jamais, jamais, il n’avait buté sur une telle évidence de l’amour. Ça le consumait ; ça le rendait fou. Il avait cinquante et un ans. Ça me paraissait très vieux. Physiquement, j’étais incapable de le toucher et j’ai toujours refusé de le faire. Il m’a écrit beaucoup de lettres enflammées. Au fil du temps, elles sont devenues délirantes. Puis, il m’a posé un ultimatum. Tu sais, je ne réalisais pas vraiment. Ça m’effrayait tout cela. Mais il a fallu que je lui parle et je lui ai dit que j’étais incapable de lui répondre. Un temps, il n’a plus rien dit et j’ai pensé qu’il revenait à la raison. Puis, une nuit, il m’a appelé chez moi. J’avais dix-neuf ans désormais et je vivais seul pour la première fois de ma vie. Il a insisté pour me voir, pour m’aimer. Sinon, il mourrait. Il était trois heures du matin. Je ne comprenais pas bien. Était-il sincère ? Pas sincère ? Seulement, avant de raccrocher, il a pointé le fait que je disais non et que ce serait lourd de conséquence. Je n’ai pas ouvert la porte et j’ai débranché mon téléphone. J’ai dit non une fois de plus. Il s’est pendu.
Il est resté assis sur son fauteuil, le dos droit et le visage baissé. J’ai fait ce qu’il me semblait juste de faire. Je l’ai fait se lever. On s’est allongé l’un contre l’autre sur l’affreux canapé du salon et je l’ai gardé contre moi.
Barney avait dit qu’Erik avait été dressé à séduire et à rendre amoureux. Il y avait sans doute beaucoup de vrai dans ce qu’il avançait mais là, quand même, quelqu’un était mort. C’était autrement plus grave… Je n’avais aucun élément me permettant d’infléchir ou de confirmer la version des faits que présentait ce jeune homme accablé. Je m’en suis tenu à la simplicité. J’ai gardé le silence en lui communiquant ma force intérieure.
Quand il est parti, il avait l’air d’aller un peu mieux et il me restait entre les doigts un de ses cheveux d’or pâle.
J’ai essayé de penser à quelque chose de trivial, le concernant mais rien n’a fonctionné. Il restait la pureté.