Clive le Vengeur. Partie 4. Retrouver Julian Barney. Confidences et nostalgie.
-Froisser ? Ce n’est pas le mot…Vous savez très bien ce que vous faites. Je vous ai toujours trouvé surprenant. Votre énergie et votre à-propos vous servent, sinon, vous ne vous seriez jamais reconverti comme vous avez su le faire. Vous m’intriguez car vous montrez de vous un autre visage que celui du départ. En règle générale, il est rare qu’une personne sur laquelle vous avez un ressenti négatif vous impressionne favorablement par la suite. C’est votre cas. J’avais avec lui une liaison qui s’est éteinte et je me suis redressé. Paul est très bien. Votre mariage a périclité et vous avez retrouvé une femme.
-Elles me plaisent !
-Oui et ça me surprend. En même, vous le voulez, lui, comme moi, je le veux.
-C’est un fait.
J’ai appelé le garçon pour reprendre un verre de ces excellents vins que, désormais, je pouvais m’offrir. Il a passé commande lui-aussi.
-Vous voudriez peut-être que je m’excuse pour cette annonce, ce rébus.
-Ne faites pas ça. J’avais accepté les règles.
On risquait de tourner en rond et j’ai changé de cap.
-J’ai une question le concernant. Répondez-moi franchement, sans tergiverser. Si vous aviez à l’associer, vous, à un rôle, lequel choisiriez-vous ?
Il a paru charmé.
-Il en a beaucoup interprété mais sans aucune hésitation, je le relierai au prince Siegfried, dans le Lac des cygnes. Il l’a dansé dans différentes versions et chaque fois, il a changé sa façon d’aborder le rôle. Vous savez que celui-ci est très exigeant et comporte des solos très difficiles. J’ai toujours été ébloui par la façon dont il les danse. Vous savez, ce mélange de technique très sûre, de grâce et de mélancolie. A chaque fois, j’ai été saisi…
-Mais là, c’est l’art du danseur pas le personnage.
-Je vous renverrai à ce que Rudolph Noureev a écrit sur cette œuvre qu’il a mis en scène à plusieurs reprises et plus particulièrement à ce qu’il a écrit sur le prince. « Le Lac des Cygnes est pour moi une longue rêverie du prince Siegfried. Celui-ci, nourri de lectures romantiques qui ont exalté son désir d’infini, refuse la réalité du pouvoir et du mariage que lui imposent son précepteur et sa mère. C’est lui qui, pour échapper au morne destin qu’on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du Lac, cet ailleurs auquel il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête, avec l’interdit qu’il représente. (Le cygne blanc est la femme intouchable. Le cygne noir en est le miroir inversé, tout comme le maléfique Rothbart est la transposition pervertie de Wolfgang, le précepteur). Aussi quand le rêve s’évanouit, la raison du prince ne saurait y survivre. »
-Sa vie est intimement liée à ce personnage ?
-Le refus d’un morne destin, le désir de l’infini, l’amour idéalisé et son pendant négatif…Oui, je crois qu’on s’approche de sa vie si ce n’est qu’au fil du temps, il a dû composer avec la réalité. Il ne refuse pas le pouvoir et il ne peut se passer d’un amour ancré dans la réalité. Il a développé une force intérieure qui lui permet de s’ancrer davantage dans le quotidien de la vie, qui est, pour lui plus que pour nous, difficile et répétitif.
-Si le rêve s’évanouit, il peut y survivre, c’est cela ?
-Oui. Donc, pour conclure, je trouve que ce personnage est proche de lui…
-Merci. Je ne vous poserai plus de question directe sur lui.
-Mais si voyons, vous l’avez toujours fait : la danse, la musique, l’opéra, le rêve…
-Non, c’était juste terre à terre.
-Pas seulement Clive.
On était loin de mes délires personnels sur cet hôtel chic où, dans le secret d’une vaste chambre, on se partagerait les faveurs du beau danseur…
On s’est quittés plutôt émus.
Les travaux étaient finis. Newark Follies avait une autre allure. En consultant les réservations, j’ai constaté que Barney en avait effectuées pour deux soirées distinctes. La première, ils sont venus à six écouter un pianiste de jazz vraiment doué et la seconde, il n’était qu’avec son compagnon. Deux filles, qui m’avaient tapé dans l’œil, chantaient ces emballantes mélodies qui avaient fait le succès des comédies musicales des années quarante. Dans les deux cas, c’était bondé. A la fin de la première soirée, on a parlé très brièvement, La seconde, il a été un peu plus bavard. Ce que j’avais naître dans ces lieux lui plaisait beaucoup. Il m’a félicité. Son « Paul » était à la fois craintif et tenace. Il devait beaucoup tenir à lui. Je me suis abstenu de tout jugement. Je n’étais pas, à proprement parler, un modèle. Tout de même, ce beau lieu, j’avais pu le faire naître en utilisant mon argent mais aussi le sien et celui d’Erik. C’est moi qui avais financé le plus mais être en compte avec Barney me gênait. Je le lui ai écrit. Il m’a répondu qu’il n’avait aucun besoin financier. Il ne voulait pas que j’insiste. Dont acte.