Battles. Partie 1. Réciter les discours d'un dictateur.
Toujours froid, Winger poursuivit son interrogatoire.
-Passons. Tu as regardé comme demandé les discours de notre président, le grand Jorge Dormann ? Récite-moi le premier par cœur.
-Le premier ?
-Oui, récite-le.
-En entier, Instructeur ?
-Oui.
-Impossible.
-« Mais si, voyons ! Citoyens et citoyennes d'Ambranie, je m'adresse à vous en ce jour de prise de pouvoir pour vous dire qu'une ère nouvelle commence. Si d'indignes dirigeants ont pu précipiter notre nation vers la ruine et l'infamie, moi, Jorge Dormann qui accède ce jour au pouvoir suprême, je puis vous assurer que ces temps sont révolus. Je rendrai à mon pays son lustre d’antan et je le rendrai puissant. Je consoliderai ses frontières et repousserai les iniques attaques ennemies et je ferai disparaître à l'intérieur toutes ces forces sourdes qui contribuent à la destruction du nationalisme et entravent une croissance économique qui ne pourra qu'enrichir la nation en servant... » Donne-moi la suite.
« En servant toutefois de sordides intérêts personnels. »
-Stop. Il y a une erreur. « En éradiquant tout sordide intérêt personnel. » Oh ! Tu voulais déjà me jouer un tour ! Tu connais ces discours, je le sais. Dans tes articles, tu les as tournés en dérision. Rafraîchis ta mémoire et termine tes phrases.
-Je peux m’asseoir, instructeur ?
-Non. Je t'écoute. Récite le discours jusqu'à la fin.
Paul le fit en y glissant des erreurs. Winger le reprit :
-Tu aimes ça, hein, disséquer les paroles de notre Guide pour les tourner en dérision en transformant ces propos...Tu tombes mal. Je connais moi-même parfaitement tous ces textes. Je pourrais même les réciter à l'envers !
-Que dois-je faire maintenant, Instructeur ?
-Lettre aux mères de famille. Premier janvier 2010. Je t'écoute.
Cette fois, Paul déclina le texte sans faire la moindre erreur.
-Dormann, Mes Pensées. Pensées 61 et 62.
-Je ne connais pas ces textes par cœur.
-Ah non ? Tu as un mémo à disposition sur ta table et il te suffit d'allumer ta télé pour savoir quels textes tu dois mémoriser et en combien de temps. Pas vu ?
-Instructeur, ma position est claire.
-La liste est exhaustive cinquante-huit trois deux cent sept neuf.
-Je répète que ma position est claire.
Cet homme jeune qui prenait un air sévère ne pouvait avoir raison de lui.
-A quoi penses-tu, détenu ?
Paul resta silencieux. Winger le surprit en abandonnant son ton sec. Il lui parla d'une voix plus douce :
-Regarde-moi, Paul. Voilà, c'est bien. Alors, quel est ton problème ?
Paul prit son courage à deux mains :
-J'ai du mal avec la prose de Dormann...
-Ah oui, pourquoi ? Notre Guide écrit fort bien. Tu es bien de mon avis ?
-Non.
-Comment ?
L'instructeur le fixait. Il n'y avait aucune clémence à attendre d'un tel regard. Il vous perçait à jour et vous condamnait.
-Je suis journaliste et...
-Non, plus maintenant. Tu as tout de même compris où tu étais ?
De nouveau, l'instructeur le toisa, un sourire froid aux lèvres. Il était négligemment appuyé sur le dossier de sa chaise et jouait avec un crayon posé sur son bureau.
-Tu vas apprendre ces pensées que tu devais connaître à la perfection. J'ai les textes ici. Je vais t'aider...
Paul faillit répondre non mais il se souvint des cris dans le couloir, des gardiens qui couraient. C'était peut-être des détenus qui s'étaient opposés imprudemment...Ne fallait-il pas gagner du temps ?
-Oui, Instructeur.
-Fort bien.
Il tira une chaise pour lui, le fit asseoir et lui donna des feuillets.
-Vingt minutes.
Paul resta silencieux un long moment. Il lisait et tentait de mémoriser. Il pouvait parfaitement faire ce que son éducateur demandait mais de nouveau, il était lucide : il fallait choisir son camp et s'opposer.
-Bon, le temps est passé. Tu es prêt ?
-Non. Je ne veux pas coopérer de cette façon.
Il s'était levé. L'affrontement se préparait. Winger, imposant, était debout lui aussi et il souriait.
-Voilà qui est dit avec courage. Ce serait magnifique si tu étais encore Battles.
-Je le suis toujours. J'ai reçu tant de témoignages ! Tant d'êtres assoiffés de liberté ! Leurs propos, c'est ce que je veux réciter !
-Pas de public. Fin de phrase ?