Battles. Partie 1. Procès truqué de Paul. Les jeux sont faits.
Les jours suivants, tout fut méthodiquement repris à commencer par l'enfance de Paul et son adolescence. Le juge ne tempérait qu'à peine le questionnement frénétique du roi du barreau dont l'objectif était de faire se contredire l'accusé. Or, celui-ci gardait le cap. Tel document fourni sur sa famille était vrai mais tel autre était faux, il pouvait le prouver. Au lycée, on avait loué son intelligence et sa vivacité d'esprit mais jamais pointé son insubordination et son absence de civisme. Il avait excellé dans ses études de lettres mais critiquer les auteurs qu'il adorait revenait à critiquer le chef de l'état en personne car à cette époque, c'est la poésie lyrique qu'il appréciait par-dessus tout et non les auteurs abhorrés par le régime, dont les livres avaient été très justement brûlés. Quant à son école de journalisme, elle contenait alors en son sein des enseignants aux idées fâcheusement subversives à qui on avait réglé leurs comptes et là, Paul était en difficulté car il les avait adorés. Il ne le niait pas mais minimisait leur influence. On lui avait toujours conseillé de lire la presse étrangère et il l'avait fait. C'était là qu'étaient ses modèles : des Anglais et des Américains et des Italiens aussi...
Restait sa femme et sur ce sujet on l'attaquait sans relâche. Hystérique, folle...Et restaient ses enfants : lui, le grand Défenseur du peuple, il les avait fait partir en Amérique, rien que cela ! Et même pas chez un membre de sa famille mais grâce à une organisation internationale qu’il avait réussi à apitoyer !
On reprit un à un ses pamphlets pour lui en faire démontrer la fausseté.
On le harcela pour qu'il reconstitue son itinéraire de cache en cache pendant trois ans, en lui faisant préciser les lieux où il pouvait se servir d'une radio pour émettre. On fit défiler des gens qui avaient travaillé avec lui avant d'être contre lui. On fit venir des auditeurs qui s'étaient livrés spontanément à la police, conscients d'avoir été intoxiqués par ses paroles. On le confronta à des colonnes de chiffres, à des graphiques, à des déclarations de personnalités éminentes pour lui démontrer que ce qu'il tentait de démontrer était faux !
On lui signala les accords économiques signés entre son pays et de très nombreux autres qui ne signalaient jamais Jorge Dormann comme un dictateur mais comme un président autoritaire et l'Ambranie comme un pays démocratique à l'économie émergente et non comme un régime totalitaire.
Enfin, dans sa prison, on lui donna à consulter de grandes enveloppes contenant des documents manuscrits et des photos. Il lut les dénonciations, qui étaient nombreuses et regarda les photos. Il y vit sa femme morte, baignant dans une mare de sang. Ses frères vivants l'avaient renié...
Au bout de cinq jours, on lui expliqua qu'on en avait fini avec lui concernant les interrogatoires. Le jury se réunissait. Dès le lendemain, il comparaîtrait une dernière fois devant le tribunal. On lui indiquerait la sentence.
En rêve, il vit ses accusateurs et son épouse et comprit qu'une partie des lettres de dénonciation étaient des faux. Mais c'était trop tard. Tout était perdu.
-Ai-je une chance d'être emprisonné à Darbard ?
Le petit avocat était livide.
-C'est que vous avez parlé si brillamment...
-Étoile ?
-Eh bien, je pense que oui.
-Oui ? Je veux la mort. Je me suiciderai avant mon convoyage.
-Monsieur Kavan !
Au jour dit, le laid petit juge claironna :
-Le jury a rendu son verdict. Vous êtes coupable et en parfaite santé mentale. Vous serez conduit dans un centre de rééducation où des éducateurs chevronnés feront de vous un partenaire zélé de notre régime politique et un inconditionnel de notre vénéré chef. Vous avez prouvé votre intelligence, votre culture et votre solidité. Vous êtes très résistant. De ce fait, vous méritez cette opportunité. Nos méthodes sont infaillibles. En matière d'information, vous deviendrez un de nos meilleurs éléments. Avez-vous quelque chose à dire ?
-Oui, votre Honneur, quel est le nom de cette prison ?
-Vous l'ignorez vraiment ? Vous allez à Étoile.
Le petit avocat commis d'office baissa la tête. L'avocat de la partie adverse parut ravi et la leva. Ce journaliste arrogant ne se doutait même pas qu'une fois rééduqué, il proclamerait exactement le contraire de ce à quoi il avait cru pendant des années. Quant au juge, il opina du chef à plusieurs reprises.
Paul, bandant ses forces, l’interpella :
-J'ai une autre question, votre Honneur
-Régalez- nous de vos interrogations, monsieur Kavan.
-Le docteur Dorsthsein a t'il obtenu la même sanction ? Et Walter Spinal et Alfred Ernst ont-ils été condamnés sur les mêmes chefs d'accusation?
-Questions hors de propos.
-Très bien. Je refuse cette rééducation. J'exige la condamnation à mort.
-Monsieur Kavan, vous ne pouvez faire appel. Vous devez comprendre l'inutilité de vos remarques.
Paul dut prendre sur lui pour ne pas se mettre à hurler.
-L'audience est levée.
Les membres du jury quittèrent d'abord les lieux puis on évacua la salle. La magistrature se leva et Paul fut contraint de serrer la main de son avocat qui s'empressa de sourire.
-Beaucoup sont condamnés à mort ou aux travaux forcés. Vous êtes un bon élément.
-Vous plaisantez ?
-Non. Courage, monsieur Kavan. Vous en aurez besoin.