Battles. Partie 1. Procès de Paul. Enfance, adolescence et influences négatives.
-Monsieur Kavan, vous êtes né à Marembourg de Jacob Barne, professeur de philosophie à l'université de Dannick et d'Emilia Hirsh, professeure de piano. C'est bien cela ?
-C'est exact, Maître.
-Vous avez deux frères plus âgés que vous et un plus jeune. Vous avez longtemps eu avec eux de bons rapports.
-Avec deux d'entre eux, je n'ai quasiment plus eu de relations dès l'adolescence. L'un a choisi d'être officier dans l'armée de terre et l'autre dans l'armée de l'air. Il est resté le plus jeune mais le contact s'est perdu.
-Vos parents étaient-ils de bons citoyens ?
-Mes parents ont souhaité vivre dans une vraie démocratie et ont eu la chance de pouvoir réaliser leurs rêves. Je doute que les choix professionnels et éthiques de leurs deux aînés ne les aient pas surpris mais ils avaient suffisamment prôné les mérites d'une éducation libérale pour ne s'opposer à rien. Du reste quand l'un et l'autre de mes frères sont entrés dans des écoles d'officiers, Ray Halmiland était à la tête de l'état. Mes parents l'admiraient.
-Et vous ?
-J'étais vraiment très jeune mais j'imagine que oui.
-Vous-même n'étiez pas à l'âge des choix professionnels ?
-Non. J'avais dix ans quand mes frères en avaient dix-huit et vingt.
-Et votre autre frère, le plus jeune, en somme, il est cadre aux ministères des transports, c'est bien cela ?
-C'est exact.
-Istvan, il le sentait, était doué. Tel un serpent qui veut étouffer sa proie, il enroulait ses anneaux...
-Mais dites- moi, dans cette famille, il semble que certains aient pris le côté du père et l'autre de la mère...Voyons cela de plus près : vos deux frères aînés ainsi que le plus jeune ont opté pour la sagesse paternelle. La politique d'Halmiland puis celle de son successeur, Joseph Butts paraissent aujourd'hui contestables mais elles véhiculaient des valeurs d'obéissance et de respect de la patrie. Malheureusement, votre mère, qui était une artiste avortée, était une rêveuse, une idéaliste et en quelque sorte une anarchiste. Vous avez été influencée par elle. Vous êtes devenu un déviant.
-Mes parents avaient sans doute des sensibilités politiques différentes et des rêves qui pouvaient ne pas concorder mais de toute façon, ils sont morts. Il est facile, dès lors, de schématiser. J'ai toujours respecté la force intellectuelle de mon père et sa rectitude d'esprit. Quant à ma mère, elle aurait pu devenir un grand professeur de piano mais elle a eu quatre fils puis est tombée malade.
-Vous niez donc toute forme d'influence négative ?
-Mes parents sont morts l'année de mes vingt ans et déjà j'étais ailleurs. Est-ce négatif d'entendre parler de paix, d'équilibre et de liberté ? Ce sont des sujets qui passionnaient mon père, qui avait du goût pour l'éthique. Quant à ma mère, c'était avant tout une musicienne. J'ai été interne dans un lycée d'élite puis suis allé à l’université d'état avant de faire des études de journalisme. J'y ai été enseigné par des esprits libres, ce qui correspond pour vous à des influences négatives. C'est votre lecture, pas la mienne. Et puis il y a mon frère, l'officier. Il est mort bizarrement à la suite d'une bagarre. Je pense qu'il n'était pas très scrupuleux et qu'il aimait l'argent. Le champ d'honneur était requis pour lui mais il n'a pas eu une mort honorable.
-Je vois que vous êtes habitué à parler avec conviction, monsieur Kavan. Votre mère et l'un de vos frères dont, pour vous répondre, nous n'approuvons pas la conduite, ne vous ont pas influencé ! Voilà un bel esprit de famille ! Cependant, nous ne vous croiront pas sur parole. Ils ne sont pour rien dans cela ?
-Non, Maître. J'étais très jeune.
-Bien, alors il reste l’université où vous avez pu vous nourrir d'idées fausses et cette école de journalisme où enseignaient quelques figures extrêmes. Ils ont fait des émules dont vous. Par faiblesse d’esprit et fragilité, ils vous ont influencé ?
-C'est très possible, Maître.
-En ce cas, donnez- nous les noms de ces intellectuels mal intentionnés !
-Maître, c'est une fausse demande. Vous avez déjà ces noms.
-Ils m'ont été communiqués, en effet. Ces intellectuels vous ont troublé l'esprit à vous ainsi qu'à ceux de votre génération ! Leur influence a été pernicieuse. On vous a déséquilibré ! Si l'on est coupable envers vous, il est pernicieux de ne rien dire. Présentez- nous ces théories qui ont enflammé votre esprit !
Paul ne voulait pas la carte de la faiblesse.
-On m'a présenté la démocratie idéale ; plus tard, j'ai voulu la défendre. Ma jeunesse et mon inexpérience ne me m’ont pas conduit à faire miennes des positions politiques contestables car j'ai cru en elles.
-Oui, vous avez fait du journalisme puis décidé tout d'un coup que vous alliez combattre le régime en place. Il y a dans la salle, des époux, épouses et enfants de vos victimes. Vos paroles ont eu un impact puissant. A cause d'elles, on a tendu des pièges, des embuscades, fait disparaître, tué...
-Maître, mon esprit n'est pas malade...
-Oh ! Les théoriciens dont vous avez suivi les enseignements étaient d'honnêtes penseurs ! On a redistribué les richesses, donné le pouvoir au peuple, fait taire de vils profiteurs mais ils avaient raison ! Ils ne vous ont pas perverti. Qui l'a fait, alors ? Votre femme.
-Non, Maître.
-Mais qui d'autre ? Tout d'abord, c'est une enfant adoptée. Elle a grandi, certes, dans une très bonne famille mais ses origines à elle sont troubles. Elle aurait du sang bohémien. Une sorte d'apatride... Sa scolarité a été difficile à cause de ses sautes d'humeur. C'est une colérique et de plus c'est une exaltée !
-Elle a pu être une enfant turbulente mais elle fait d'excellentes études.
-De la philosophie comme votre père ...
-Surtout de littérature et de langues. Elle en parle trois couramment.
-Alors que vous faisiez dans le journalisme une louable carrière, elle tenait déjà des propos incendiaires contre celui qui deviendrait notre chef, dans un ou deux torchons qu'un régime laxiste laissaient encore paraître...
-La concentration des pouvoirs telle que la conçoit ce type de dirigeant n'est pas démocratique. Elle l'a fait savoir.
-Elle ne le peut plus : ces journaux sont interdits. Et puis, elle s'est enfuie.
-Elle était comme moi, elle était passée dans la clandestinité et s'exprimait par des pamphlets qui circulaient ou des interventions à la radio -enfin nos radios- Je ne la voyais plus depuis un moment mais je me doutais qu'elle était quelque part dans l'ombre. Elle risquait à tout moment d'être arrêtée.