Battles. Partie 1. Paul. Emprisonnement provisoire.
Paul, sous bonne escorte, fut conduit dans une maison transformée en prison où on tenait au secret des « personnalités » qui avaient contré le régime. La fenêtre de sa chambre était bloquée et un garde se tenait sans cesse devant sa porte. Il n'y avait qu'un lit simple, un bureau et une chaise pour meubler un bel espace et la porte de la salle de bain était condamnée. Un garde venait regarder Paul jouer aux échecs avec lui-même. On ne lui donnait accès ni aux livres ni aux journaux et il ne faisait pas sa toilette seul. La nuit, on l'attachait à son lit par des menottes et on entrait souvent dans sa chambre. Il ne pouvait manger seul, un garde muet l'observant. Quand il avait été arrêté, Paul n'avait eu que le temps d'enfiler un pantalon et un pull bleu marine sur ses sous-vêtements. Il portait des bottes et une parka de couleur marron. Les jours filant, il avait vu ses affaires disparaître et on lui avait fourni d'autres vêtements de ville, toujours de couleur sombre et à peu près à sa taille. Dans les poches de sa parka, il y avait des stylos et un petit carnet à dessin. Il était bien trop malin pour y avoir laissé le moindre indice de ses activités subversives mais il contenait des portraits de Lisbeth, de Colin et de Lisa quand ils étaient enfant. Il les avait dessinés de mémoire et ils étaient ressemblant. Sur des feuilles pliées en quatre, il y avait aussi le texte deux ou trois chansons à la mode qu'il aimait fredonner quand il était sûr du lieu où il se trouvait ; mais sur son activité politique, il n'y avait rien. Il avait dû décevoir car un fugitif brusquement arrêté a toujours quelque chose à révéler mais quelques heures avant qu'on le déloge de sa dernière planque, il avait fait brûler quelques textes épars dans lesquels il précisait sa ligne politique. A croire que dans cette maison bourgeoise où il serait resté en sécurité, il avait eu une prémonition. Maintenant qu'on l'avait arrêté, on la trouverait.
Surveillé de jour comme de nuit par des gens qui ne lui adressaient que rarement la parole, Paul trouvait surprenant de ne jamais voir les autres détenus dont il savait cependant la présence. Il finit par comprendre que la maison était bien plus grande qu'il ne l'avait imaginée et qu'il était possible d'imposer à chaque prisonnier un emploi du temps qui ne correspondait pas à celui des autres. On ne se croisait donc pas. On lui avait laissé sa montre mais elle s'arrêta brusquement et il se sentit privé de soutien. En effet, grâce à elle, Paul parvenait à reconstituer le rythme de ses jours et de ses nuits. Il se plaisait à imaginer ce que faisaient les autres reclus tandis que lui montait et descendait des escaliers vides, allait manger ou se laver. Mais sans montre, aucune horloge n'étant accroché au mur, il était livré à lui-même. Ce fut pour lui difficile.
Par un gardien qui semblait plus gradé que les autres, il reçut une mauvaise nouvelle :
-Ta bonne femme a été arrêtée.
Curieusement, il ne le crut pas et à l'autre qui ricanait, il rétorqua :
-Elle est sortie du pays.
Il en avait soudain la certitude. Agacé, le gardien reprit :
-Ben, si elle est en Estérie, on la récupérera quand même. Leur président, c'est un tocard.
Paul ne répondit pas.
Quelques jours plus tard, ce même gardien l'apostropha :
-On l'a coincée et tes gamins aussi, on les coincera.
-Ils sont aux USA. Et concernant ma femme, je ne vous crois toujours pas.
-Tes mouflés, ils sont jeunes et ils vont souffrir parce que l'oncle américain, il ne fera rien pour eux quand on vous aura réglé votre compte à l'un et à l'autre ! Toi, tu faisais de la radio clandestine et t'en as dit, il paraît sur cette pourriture de capitalisme ! En même temps, t'as mis tes mômes en Amérique ! Les gens comme toi, faut les pendre. Ce que vous avez pu dire, c'est honteux.
-J'ai fait mon devoir. Ma femme aussi. Et mes enfants, vous les auriez retournés, fanatisés...
-Bah ! Du baratin, ça. Ne vous inquiétez pas, il n'est pas un mot que vous ayez pu dire à la radio et auparavant dans les journaux et dans vos livres qui ait pu nous échapper. Vous aurez ce que vous méritez.
Paul ne releva et pensa à Lisbeth. Quelle preuve avait-il qu'elle avait passé la frontière et si oui, où était-elle ? Elle avait dû sentir le danger et traverser le pays sous des déguisements variés, les cheveux teints, arborant de faux papiers. Il y avait bien la façade maritime du pays. A condition d'avoir un bon passeur, on pouvait s'embarquer discrètement, moyennant argent. Lisbeth n'était pas née de la dernière pluie et elle ne traiterait pas avec n'importe qui. A défaut de pouvoir s'enfuir par ce biais, elle avait un monastère perdu dans les montagnes où il serait impossible de la dénicher avant de tenter de nouveau sa chance. Il s'était pourtant moqué de ses accointances religieuses mais voilà qu'elles la servaient merveilleusement. Non, il savait qu'il voyait juste. On lui mentait. Elle s'était enfuie.
Des jours passèrent encore et il reçut, au milieu de son immense solitude, la visite d'un autre commissaire. Un certain Max Durer.
-Vous êtes fatigué ?
-Je me sens las. Celui qui me surveille n'est pas d'une compagnie agréable.
-Oui, je comprends. La dure vie carcérale...Notez bien qu'il va falloir vous y faire.
Quelque chose disait à Paul qu'il devait rester prudent. Il resta donc silencieux. Le rusé commissaire, lui, devint bavard.
-Je vais vous faire quelques confidences : Daniel Pisaleski, le patron de presse à qui on a demandé d'être plus collaboratif est ici. Il en va de même de Simone et René Malher, des négociants en vin qui ont la fâcheuse habitude de fournir des faux papiers criants de vérité à qui veut souffler un peu. Adeline Borretziv est également parmi nous. Cette chère Adeline qui a pensé qu'on ne découvrirait pas qu'elle était un agent double ! Je passe sur le docteur Dorsthein, le chimiste Alfred Ernst, le colonel à la retraite Walter Spinal et d'un prêtre récalcitrant ainsi que d'une patronne de restaurant. Vous connaissiez tous ces gens-là...
-Ils vous ont dit que je les connaissais.
-Nous avons ordre d'être prévenants avec vous, pas avec eux.
-Laissez-les tranquilles ! Je les connais.
-Les laisser tranquilles ? Ils pensent comme vous, n'est-ce pas, donc non ; vous avez compris ce que je viens de dire ?
-Oui mais il n'y a pas de différence de traitement à établir.
-Si. Avec un peu de chance, le docteur, le colonel et vous vous en sortirez. Pas les autres.
-Ils seront condamnés à mort ?
-Oui.
Paul eut du mal à avaler sa salive. Savoir cela le peinait.
-Et les autres dont moi, non ?
-Non. Enfin, peut-être pas.
-Je veux subir le même sort qu'eux.
-Vous le subirez ou non.
De nouveau, Paul pensa à cette lointaine colonie pénitentiaire à l'effrayante réputation.
-Vous passez en jugement dans quatre jours. Vous n'aurez rien à faire avant et pendant. Sauf signer vos aveux.
-Ma position est claire sur ce sujet.
-La nôtre aussi. Vous ne mourrez pas mais votre femme, si car à vrai dire, même si elle s'est enfuie, il est toujours de trouver un sbire qui passe une frontière, cherche, repère, s'approche et tue. Sans nouvelles, vos enfants, voudront sortir des États-Unis, ne serait-ce qu’avoir la certitude que leurs parents ne sont pas suppliciés...Oh je sais bien, difficile d'écrire quand on est en fuite mais ces associations qui vous protègent prennent le relais...
Paul frémit mais ne dit rien.
-Pas de signature ? Vraiment ?
-Non.
Max Durer eut un rire de fausset. Il toisa Paul.
-Vous savez, c'est tout comme. Vous n'êtes déjà plus rien.
Paul serra les dents.