CARRES

 

Ce fut une belle période. Elle allait chez lui et lui chez elle et ils œuvraient ensemble. Daphne avait choisi comme victimes un lot de vieilles dames fortunées, comme tueur, un jeune homme désaxé et comme justicier un fringant policier quadragénaire. Ce ne serait pas un grand roman mais une lecture qui aurait ses exigences. Le lectorat, cette fois, ne pourrait faire la fine bouche...Deux mois durant, ils rédigèrent et l'esprit de Paul s'emplit de décors variés, d'armes diverses, de mobiles sordides et de vies perdues. Il avait besoin de cette rémission car, il le savait, il ne lâcherait pas ses objectifs. Le livre sur l'instructeur serait écrit et la traduction faite. Quand il rentrait chez lui et qu'il ouvrait sa boite aux lettres ou qu'il regardait sous sa porte, il ne trouvait rien de répréhensible. Mais, il le savait, cela viendrait.

Interrogeant un jour Daphne sur la culture de son père, il reçut cette réponse triomphale :

-Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi cultivé que lui ! Les littératures grecque et romaine

n'ont aucun secret pour lui !

-Il a d'autres centres d'intérêt ?

-L'équitation je te l'ai dit, et les dictatures.

-Les dictatures ?

-Oui, il soutient que toute critique sur un régime dictatorial est infondé. Il y a une logique en tout, une race est forcément supérieure à une autre, une grande partie de la population n'est faite que pour être soumise et travailler, une autre est constituée de parasites...

-Ton père croit vraiment cela ?

-Oui mais avec moi, il en parle peu. De toute façon, je ne prends pas ça au sérieux !

-Et lui, si.

-Tu sais, tant qu'on ne fait que brasser des idées...

-Il ne publie rien ?

-Je crois que si mais je te l'ai dit, ça ne m'intéresse pas.

-Tu préfères ce que publie ta mère ?

-Oui, en un sens. Remarque qu'elle aussi est très élitiste. Il y a beaucoup d'écrivains anglais qu'elle déteste : DH Lawrence par exemple. Mes parents pensent qu'on ne peut avoir une pensée élevée si on est de basse extraction. Toi, par exemple, tu m'as dit que ton père était philosophe et ta mère professeure de piano ! Tu vois...

-Ils appartenaient à la petite bourgeoisie.

-Ah mais c'est déjà ça !

Paul préféra changer de sujet ; il ne voulait pas que Daphne s'étonne de son questionnement. Il ne tenait pas non plus à qu'elle comprenne qu'il était inquiet. Lord et lady Brixton préféraient la race des seigneurs et leurs enfants aussi. Daphne était peut être plus fraîche et plus spontanée que ses frères et elle vivait sans doute dans l'illusion qu'elle pensait ce qu'elle voulait mais au fond, elle était comme eux...Il en ressentait un violent dépit et il souffrait. Si la situation se tendait, elle n'accepterait pas la difficulté et pire, elle choisirait son camp.

-Alors, tu ne veux toujours pas du titre « La Dérive de Tom ? »

-Il n'est pas intrigant.

-C'est mon roman, Paul.

-Fais comme tu veux.

-Non, propose.

-«Une larme de rhum dans mon thé». Je te l'ai déjà dit. Toutes ces dames âgées ont cette faiblesse. Ça suscitera l'intérêt, je t'assure.

-Oui, d'accord. C'est drôle en plus !

Il lui sourit. Le roman était bouclé mais ils firent encore des corrections, Paul insistant lourdement pour qu'elles se fassent. Elle lui demanda d'écrire une préface et après avoir décliné, il accepta. Elle fut courte et ludique. Les manuscrits furent envoyés et alors que Daphne se préoccupait de l'avancement des travaux de la librairie dont elle voulait être la reine. Ce ne serait pas seulement un espace de lecture où on pourrait acheter des ouvrages et entendre des auteurs s'exprimer, ce serait aussi une petite salle de spectacle et un restaurant salon de thé qui fermerait à dix-huit heures. Une si jeune femme à la tête d'un pareil édifice, cela était surprenant si on méconnaissait la fortune des Brixton et leur ambition. Daphne était sûre de réussir mais son père, elle le dit, lui imposait des garants financiers. Il fallait que l'entreprise tourne. Paul et elle se rendirent à plusieurs reprises sur les lieux. Quand les livres emplirent les rayonnages et que la décoration du restaurant et de la salle de spectacle furent terminées, ils furent ravis. Elle, plus que lui. Du premier étage, on avait une vue splendide sur les rues environnantes et Paul qui s'en émerveillait fut soudain perplexe. Il était aussi facile d'observer les passants d'en haut qu'à ceux-ci de vous guetter. Rien n'avait d'importance pour l'instant mais le vernissage approchait. Il y aurait beaucoup de monde. De la rue, suivre les allées et venues de Daphne et de Paul qui passeraient du rez de chaussée à l'étage serait aisé même s'ils évoluaient parmi les invités. Lord et Lady Brixton s'annonçant, il était fort à parier, compte tenu de ce qu'il savait d'eux, qu'il recevrait un signal. La fête eut lieu. Elle fut mondaine. On photographia beaucoup, on interviewa la reine des lieux et on but. Paul était au premier étage quand il aperçut dans la rue un long jeune blond et un autre, plus massif et très brun. Ils bavardaient entre eux avec animation, indifférents semble t'il à cet événement dont ils ne savaient rien. Toutefois, Paul ne fut pas dupe. Le jeune homme blond leva la tête et le regarda sans sourire. Tout était très clair. C'était le cavalier blond. Il le fixait mais Paul ne baissa pas les yeux. L'échange dura quelques secondes puis l'inconnu vêtu de noir fit un signe de la main, comme pour saluer. Comme pour mettre fin à son trouble, la voix de sa jeune amante le fit revenir à la réalité.Le temps que Paul se retourne, l'inconnu blond avait disparu avec son comparse.

-Je te cherche.

Daphne était dans son dos et ses parents la suivaient.

-Père trouve que tu as eu raison pour le titre de mon roman. Il est drôle et percutant.

Lord Brixton était souriant mais son regard était froid. Celui de sa femme aussi.

-C'est une fête magnifique !

-Oui, Daphne.

En rentrant chez lui, après le vernissage, Paul trouva, comme il s'y attendait, une enveloppe blanche doublée de rouge glissée sous sa porte.

 

Pendant que tu perds du temps

Moi, j'en gagne.

Tu t'en rends compte au moins?

 

Alors qu'il restait sans mot dire, Lisbeth appela.

-Je viens à Londres. Ma vie change. Je vais y travailler.

-Comment cela ?

-Je fais des rêves étranges. Il n'est pas bon que tu sois seul. Je me trompe ?

-Peut être pas...

-Tu vois.

 

Le roman de Daphne parut, se vendit bien et plut à la critique. Pour elle, c'était une phase heureuse. Pour Paul aussi. Mais une guerre commençait et bientôt, il ne sourirait plus.