Eva Richardson et Paul s'attaquent à la traduction de Kalantica, chef d'oeuvre de la littérature ambranienne. Eva est étrange...
Paul était un peu distrait. Il ne faisait pas tellement attention à Eva, ayant Daphné en tête. S'il avait été moins rêveur, il aurait capté ses regards. Elle l'observait avec insistance, fixant de temps en temps sa bouche et ses yeux. Elle évaluait son élégance et regardait ses mains...
Lui, se voulant formel, poursuivit :
-Pavel Evdon. « Kalantica ! » Personne ne l'a jamais traduit. Pas de point de comparaison...
-Oui, monsieur Barne, mais ça ne signifie rien. Il nous faudra être très rigoureux.
-Naturellement !
Ils se revirent chez l'éditeur pour signer leurs contrats respectifs et de nouveau, elle l'observa. Il était exalté et volatile et elle aimait cela. Et puis, ce beau visage fiévreux...Ils prirent un verre.
-Notre pays était très libre et il a basculé dans la dictature. On a brûlé les livres d'auteurs célèbres et on en a réduit d'autres au silence, parce qu'ils sont vivants mais n'ont pas le droit de témoigner. Là, nous allons parler de temps anciens où un auteur pouvait être audacieux.
-Je vais vous paraître futile mais je n'y ai plus d'attache en Ambrany. J'ai bien sûr été un peu choquée quand j'ai compris qu'il serait très difficile d'y retourner mais je n'en ai pas souffert comme vous. Vous ne trouverez sans doute pas en moi une grande patriote mais vous aurez une traductrice précise.
Paul lui sourit puis fit un geste évasif de la main avant d'ajouter :
-Dormann tombera et je retournerai en Ambrany en homme libre.
Il était courageux et sans doute visionnaire...
Tout se mit en place. Elle quitta York pour Londres et loua un studio à un cousin éloigné. Paul lui resta chez lui. C'est là qu'ils travailleraient.
Écrit en 1929 par un jeune homme de trente-trois ans, « Kalantica » était le portrait d'une époque et d'une génération. Viktor, le jeune héros, était amoureux de Suzanna, sa cousine car elle l'avait pris sous son aile quand il avait perdu ses parents. Ils étaient élevés ensemble et se promettaient un amour éternel mais, jeune fille de la bonne société, Suzanna était envoyée à Paris pour y devenir une femme du monde et Viktor partait dans un internat élitiste. Des troubles secouaient le pays, une révolution éclatait et le jeune homme s'éveillait au monde. Enflammé par les idées des révolutionnaires, il sortait du rang...Un nouvel équilibre politique naissait mais se trouvait défait par une autre révolution. Soldat, pamphlétaire, révolutionnaire, Viktor, tantôt plébiscité, tantôt honni traversait un monde que la seconde guerre mondiale allait faire disparaître, avec toute l'énergie de sa jeunesse, de ses convictions et de son amour inconditionnel pour la liberté. Suzanna croisait brièvement sa route de nouveau mais il allait vers d'autres amours. Le roman s'arrêtait sur une interrogation : que ferait cette âme ardente quand son pays qui était enfin devenu l'état démocratique dont il rêvait, s'orienterait vers la guerre ? Foisonnant, le roman était porté par une invraisemblable énergie qui devait trouver sa source dans le feu que chaque personnage de premier plan avait en lui. C'était un hymne à la liberté...
Il était prévu qu'Evdon donne une suite à son roman. Que serait devenu Viktor Kalantica ? Le second conflit mondial l'aurait-il éreinté ? Quel rôle y aurait-il joué ?
Mais l'auteur était mort à la veille de la guerre, dans un stupide accident de la route, laissant certes d'autres très beaux romans mais pas de suite à son roman phare...
Dès qu'Eva se fut installée à Londres, ils commencèrent. Elle fut impressionnée par l'intérieur de Paul. C'était pourtant un deux pièces ne disposant que d'un balcon mais elle le trouva sobre dans son élégance et plein de la vie intellectuelle de son unique habitant. A l'opposé, le très dépouillé mais aristocratique appartement qui leur servait de lieu de travail, offrait de beaux espaces. Il plus beaucoup à Eva qui se sentit galvanisée. En bon organisateur, Paul avait établi un calendrier auquel l'un et l'autre devaient se soumettre, sachant que tout devrait être bouclé en deux mois. Il faudrait se voir chaque jour ou presque et travailler de concert. Pour Eva, c'était disposer de beaucoup de temps car en dehors de cette tâche, elle était libre d'elle-même. Pour Paul, au contraire, traduire ce livre était de l'ordre de la marche forcée, sachant qu'il donnait toujours des cours dans son école de journalisme et devait un article par semaine à un magazine anglais à grand tirage...