A qui parler de ces deux jeunes hommes étranges qui s'en prennent à Daphne et à Eva, les deux femmes dont Paul s'est rapproché à Londres, sinon à un psychiatre émérite?
Depuis que je l'ai accompagnée chez ses parents, dans le Kent, je suis inquiété par un personnage qui sort tout droit de mon passé carcéral en Ambranie. C'était mon rééducateur en prison ou tout au moins son sosie.
-Il vous inquiète vous ?
-Il me nargue et atteint les autres. C'est à cause de lui que j'ai heurté Daphne en allant vers cette autre femme qui aime être dominée. Elle est étrange. Elle aussi, je pense, est manipulée.
-Elle vous a fait penser à d'autres femmes ?
-Eva, par sa dépendance, m'a rappelé des jeunes filles qui étaient prisonnières à Étoile. On les contraignait à se prostituer, ce qu'en temps normal, elles n'auraient jamais fait. J'étais conditionné, je les contraignais, je leur faisais du mal en fait.
-Et ce «fantôme» aurait fait en sorte que vous rapprochiez de cette Eva qui, elle-même, était sous influence...
-Oui, je vous l'ai dit.
-Vous avez obéi et l'avez maltraitée...
-Je vois les choses ainsi.
-Et l'autre ? La jeune anglaise qui vous plaisait...
-Il la suit de temps en temps ou plutôt ils la suivent. Et ils l'ont agressée dans le parking privé de son immeuble.
-Ah, ils sont deux !
-L'un ressemble à mon instructeur car il est grand et blond et l'autre non. On dirait un jeune turc. Ils ont la trentaine.
-Anglophones ?
-Ils ont un accent allemand.
-Mais vous, ils vous atteignent ?
-Je reçois des menaces sur mes comptes internet, ce qui n'arrivait pas avant. On fait de moi des portraits plus contrastés. J'étais un porte flambeau, je deviens un sujet ambigu.
-Mais pas d'agression physique ?
-Non. Des messages privés.
-Sur votre ordinateur ?
-Non, glissés sous ma porte ou laissés à la réception d'un hôtel. Rien de manuscrit.
-Qui les signe ?
-Personne.
-Mais vous savez de qui ils viennent.
-Absolument.
Sheffield se tut et Paul reprit avec élan :
-Faut-il vraiment que je parle ? C'est le discours d'un fou...
Le psychiatre fit un signe de tête négatif. Paul reprit :
-Écoutez : quand j'étais en Ambranie, c'était clair. J'étais un dissident et la police secrète voulait m'arrêter. Elle y est parvenue et on m'a jugé. On m'a envoyé à Étoile et là, on m'a rééduqué. J'allais devenir une sorte de machine apte à louer les qualités d'un dictateur. J'aurais été l'un des chantres de ce régime. Mais l'instructeur qui m'a décérébré est mort lors de mon transfert à Dannick car des partisans m'ont libéré. Or, sans que je sache comment, il est là de nouveau, il œuvre.
-Cela, je l'ai compris. Mais la vraie question est pourquoi ? Vous le savez ?
-Car justice n'est pas faite. La sienne, du moins. Alors il agit et il m'influence. Il fait surgir le mal en moi. Et pire, il me porte à croire dans certains cas que c'est une marque de fabrique. D'où mon retrait professionnel, éditorial et je le crains bien, amoureux.
-Une chose me surprend et je vais vous dire laquelle. Quand on identifie quelqu'un, on le nomme. Vous ne le faites pas. Dire son nom est difficile ?
-Oui.
-Oui ? Alors, vous ne le ferez pas ?
Paul soupira.
-Je ne peux pas abandonner. J'ai encore un livre à publier. Le plus fondamental sur ce régime de terreur qui détruit mon pays.
Le psychiatre hocha la tête. Il appréciait Paul.
-Quel en est le sujet ?
-Le système carcéral à Étoile. Je l'ai déjà évoqué mais là, c'est un roman. La figure centrale est celle de l'instructeur.