Esmed et Paul parlent. Le jeune pianiste, en menant une vie dissolue, prend des risques inconsidérés. Paul le met en garde et lui avoue par la même occasion que sa ressemblance avec son Instructeur à la prison Etoile l'a souvent gêné.
Quelques jours plus tard, Paul croisa de nouveau le jeune homme et lui trouva mauvaise mine. Il avait les lèvres tuméfiées.
-Dehors...
-Oui.
-Tu as peur...
-Ce n'était pas celui que je devais rencontrer. Ils étaient plusieurs. Ils ont voulu nous battre. J'ai réussi à me faufiler et à ne pas prendre de coups...
-Je n'en jurerais pas. Viens, on va parler.
En effet, quand ils gagnèrent l'appartement de Paul, Esmed claudiqua un peu. Il devait avoir des contusions sur le corps.
-Tu vas te faire soigner ?
-Oui, bien sûr.
-Esmed, ce sont des temps complexes.
-Non, pas ça ! Avant que je rencontre madame Egorff, je plaisais beaucoup à des hommes dans tes âges, tu saisis. Des hommes respectables, intouchables. Personne n'aurait pensé qu'ils puissent avoir envie d'un garçon...
Le visage de Paul se crispa. Il préféra se détourner. Il lui revenait en mémoire le bordel de garçons d’Étoile dont il savait maintenant qu'il avait vraiment existé.
Esmed s'assit difficilement et il lui apporta un verre d'alcool. Lui même trempa ses lèvres dans un cognac.
-Ceux que tu vois maintenant sont du même style ?
-Je veux des gens de mon âge ! Mais il y a des vieux qui tournent et cherchent...
Paul se crispa.
-On vous laisse plus libres qu'avant, toi et les libertins de tout acabit mais vous devez être prudents. Beaucoup de ceux que tu croises font mine d'apprécier le nouveau régime mais sont nostalgiques. Ils veulent de l'ordre.
-Et ?
-Pour ceux-là, tu es hors cadre. Ils n'aiment pas les gens comme toi. Sexualité suspecte. Et puis, ils n'aimeront pas non plus l'artiste que tu es car ils te jugeront non d'après ton talent mais ton orientation. Et quand bien même ils reconnaîtraient ton talent, ils chercheraient d'où tu viens. Et ils trouveraient. Tes parents étaient des artistes et ils ont été assignés à résidence.
-Tu sais ça ? Non, tu crois que tu sais.
-Crois-moi, j'en sais assez sur les représailles. Mais Je ne veux pas te heurter.
-Pourtant c'est le cas. Dis, on parle d'autre chose ?
-Non. Tu as déjà été agressé ?
-Tout le monde se fait agresser un jour ou l'autre...
-Il se passe quoi s'ils abîment tes mains ?
-Où sont les autres, les garants du régime ?
-Je travaille avec eux, il me semble. Mais nous ne sommes pas partout et nous ne pouvons protéger tout le monde . Comment arrêter tout ce qui se trame encore...
Paul se tut. Il imagina Esmed errant dans le ville, seul et déjà tendu vers le plaisir à venir. Plus tard, il l'obtenait. Il avait les cheveux en bataille et les joues rougies. Était-ce bien ? Était-ce mal ?
-Ne tombe pas dans une échauffourée où on te fasse si mal que ton art s'éloignera de toi.
Esmed but son verre tout d'un trait puis en demanda un autre.
-Je vais être plus prudent.
-Mais tu continueras...
-Oui.
-Et toi, Paul ?
Il pensa à Paul dans sa chambre la première fois. Il était devenu très pâle,avait paru très perplexe. A se demander quel fantôme il avait vu...
-Moi ?
-Ton passé ? Pourquoi ne dis-tu rien ? Chaque fois que je traverse la cour intérieure pour aller jouer du piano, je sais que de la fenêtre, tu me regardes passer. Et quand je lâche mon piano à queue au bout de trois heures, tu me guettes, je le sais. Ce n'est pas difficile de me parler, je suis souvent là. Je sais que tu le veux mais tu retiens toujours tes phrases...Qu'est-ce qu'il y a ?
-J'ai été rééduqué. On m'a donné un Instructeur. Vivant, il a eu un grand pouvoir sur moi et même mort, il l'a gardé pendant longtemps. J'ai beau tenter de penser le contraire, il ne m'a pas complètement quitté. Et quand je t'ai vu...
-Je lui ressemble ?
-Oui.
-Beaucoup ?
-Pas tant que cela au fond. Mais enfin...
Esmed fut simple. S'approchant de Paul, il lui posa une main sur l'épaule et l'embrassa sur la joue.
-Je ne suis pas lui. J'ai peut-être le même âge, la même couleur de cheveux mais c'est tout. Tu comprends ?
-Je comprends.
-Plus ou moins, on dirait...De moi, tu ne dois avoir peur et de toute façon, pas de lui non plus.
-C'est entendu.
Tout d'un coup, le jeune pianiste parut sidéré. Incapable de prendre toute la mesure du drame de Paul, il entrevoyait soudain en partie la gravité des faits.L'exil, la prison, la brutalité, cette rééducation et cette proximité soudain...Ce devait être cela, cette douleur qui était en Paul.
-Ton instructeur à Étoile... Tu as écrit sur lui, hein ?
-Oui.
-C'est allé loin.
-Laisse-moi, Esmed. Reste comme tu es, brillant et si léger parfois et...pars...
Paul était sans moyen. Il avait pâli. Il parut bientôt aussi troublé que lors de leur première rencontre.
-C'est allé loin ?
Paul resta silencieux.
-Tu n'arrives même pas à me répondre. Alors la réponse est oui. A te voir, ça a été terrible cette relation. Il te faisait du mal et en même temps il s'est approché de toi ...Je suis désolé.
-Désolé ?
-Oui, je n'ai pas mesuré ta douleur. Je serai plus discret à l'avenir. Pardon.
Paul se reprenait.
-Tu n'as pas à me demander pardon, Esmed. Ta vie n'est pas simple non plus et je t'entraîne dans mon histoire.
-Ton rôle est important auprès de moi. Peut-être que c'est inévitable...
-Peut-être...