Chapitre 8
Lianes
Si la vie secrète de Julia lui fait penser à une éventuelle libération de son effectivité et de sa sensibilité, il n’en va pas de même ailleurs.
Dans son emploi, elle butte toujours sur de douloureuses réalités, chacune étant plus emprisonnante que d’autres, à tel point qu’elle se sent bientôt ligotée. Se libère t’on de telles entraves, pense t’elle, et si oui comment ?
Julia comprend mal ce qui lui arrive. Elle continue de traverser chaque matin la cour désuète et laide de son collège pour aller chercher une classe d’adolescents qui, vaquant à droite à gauche, semblent plus désireux de converser que d’aller en cours. Des ces collégiens uniformément vêtus de gris et de noirs –jeans, bottes, anoraks, sac à dos- elle ne sait que penser. Ils viennent, attendent, entrent pesamment en classe et s’assoient quand la consigne est donnée. Là, ils sont encore réceptifs. Ils le restent quand l’appel est fait. Pour le reste, il faut commencer le cours. Ils en acceptent l’ordonnance, au début du moins. Elle vérifie les exercices, interroge nominativement, inscrit une correction au tableau puis donne aux élèves qui ne disposent d’aucun manuel scolaire (deux classes sur quatre) des fiches de travail. Ensuite, elle lit ou fait lire, questionne, fait formuler puis reformuler, passe à la trace écrite puis aux exercices. En fin, de cours, elle donne une synthèse et du travail puis la séance suivante. Il lui semble ainsi être méthodique sinon très rigoureuse et fournir un support de réflexion et de travail. Mais, pendant tout le temps où elle est activement tendue vers eux, les élèves prennent leurs aises, estimant que leurs conversations interrompues peuvent reprendre. Julia pose son cours comme elle le peut, fixant ses objectifs et s’astreignant à solliciter ces adolescents tantôt repliés sur eux-mêmes tantôt expansifs avec l’exagération qui sied à cet âge. Elle obtient des résultats modestes et se l’avoue. Décidemment, c’est difficile. Forte de ses expériences passées et sans doute aussi d’une naïveté qu’il la pousse à choisir cette voie, elle poursuit sa trajectoire en usant d’une arme qu’elle croit utile : l’autorité. Là, les résultats obtenus sont contrastés. Les élèves les plus âgés, loin de plier, redoublent de vivacité : ils parlent en même temps qu’elle et se plaignent. Elle va trop vite ou trop lentement. Tout est trop facile ou trop compliqué. Rire est bien préférable à se taire. Et se taire est, de toute façon, impossible. Elle doit se rendre à l’évidence : ce qu’elle a tenté pour obtenir une écoute et du travail a entraîné plus de désagrément que d’amélioration. Il faut trouver autre chose. Le souci est de savoir quoi…
Heureusement, il reste les autres élèves qui sont à un âge différent. Ceux-ci semblent apprécier sa fermeté. Ils prennent « bonne note », expression qu’elle aime, de ses demandes. Les classes se calment et dans une atmosphère nettement plus propice, on copie le cours, on pose des questions, on cherche en jouant comme cet âge le veut et on reste actifs. En ce cas, elle est contente. Elle fait bien. Elle est utile. Les classeurs sont correctement tenus. Les devoirs sont retournés.
Mais l’expectative est là.
Malgré sa réussite avec deux classes, Julia se trouve dérisoire. Quand bien même ferait-elle taire la vindicte de deux autres classes – ce que d’ailleurs elle parvient lentement à faire- il n’en demeure pas moins qu’elle reste dans l’attente. Et cette attente, elle le sait, sera sans réponse. A quoi sert –il en effet que ses élèves « prennent bonne note » puisque de toute évidence, ils souhaitent avant tout s’amuser ? De tout et pour certains, d’elle…
Il reste à continuer de se lever le matin pour aller travailler et à rentrer le soir surveiller les leçons de sa fille. C’est ennuyeux mais toujours forte d’une certaine fraicheur qu’elle transporte partout avec elle, France parvient à trouver dans chaque journée, quelques moments de bonheur. A d’autres cependant l’habitent deux sentiments forts : le regret et la nostalgie. Elle se tourne vers l’année passée. Tout y était différent…
Dans l’île, les Chinois réservés côtoyaient les indiens hautains. Les créoles de couleur ceux de souche blanche. Et c’était sans compter sur les français de métropole arrivés dans ce là-bas ensoleillé et sur les autres : malgaches, comoriens, sud-africain ou hollandais parfois. Elle retenait d’eux la nonchalance certaine, la douceur, le goût inégal pour l’étude mais le plaisir d’être ensemble. Heureux de se retrouver, ils rencontraient leurs enseignants. Gentillesse, animosité parfois. Peu de violence réelle. Des « incivilités » comme il existe partout mais toujours accompagnées de reprise en main, d’apaisement, d’excuses proférées. C’était un univers professionnel et scolaire qui n’était pas sans défaut mais elle avait appris à en aimer les paradoxes. Et puis, il t avait le beau collège blanc accroché à la montagne et faisant face à la mer. Un autre monde.
Là bas, elle était quelquefois ennuyée ou gênée par un problème à régler mais pas entravée.
Ici, elle l’est. Normalement les lianes sont de l’autre côté du monde.
Il reste les dialogues qui nourrissent son imaginaire. Elle en maintient plusieurs qui l’intriguent et l’amusent. Du site spécialisé qu’elle a fréquenté et fréquente encore, il lui reste quelques amateurs de fantasmes et dans les temps difficiles qu’elle traverse, Julia est heureuse de ces échanges souvent crus où elle est vue différemment. Loin du douloureux cheminement de Nina et des étapes difficiles qui ont précédé l’apparition de celle-ci, elle joue plus librement de sa sensualité qu’elle sait vive. Elle parle beaucoup, provoque, fait rebondir une remarque, laisse entendre qu’elle se montrera, le fait au bout d’un moment et se dénude partiellement. Un visage par écran interposé lui apparaît tandis que des jeux érotiques qui n’ont plus de caractère punitif se mettent en place. Elle devient non plus la « Julia » qui se débat mais une « Irène » plus mutine, plus naturelle que la précédente. Une « Irène » joueuse et sinon paisible du moins apaisée par ces jeux excitants qui la mettent hors de toute réalité. Après tout, ces hommes qui lui parlent sont des interlocuteurs qu’elle ne verra que virtuellement, dans le cadre bien délimité de jeux adultes qui n’ont de but que le plaisir physique de l’un et de l’autre. Que l’un commande, qu’elle obéisse ne révèle pas de perversion. Tout est ludique, peu impliquant mais à coup sûr, l’expérience est gratifiante car il est toujours de s’entendre dire qu’on est belle et excitantes. Surtout quand on n’est plus une jeune femme.
Parallèlement, Julia a une aventure puis une autre. Des rencontres concrètes cette fois où elle un « vrai » corps face à un homme réel qui prend son plaisir et lui en donne.