Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE VISIBLE ET L'INVISIBLE. FRANCE ELLE.
20 mai 2021

Krystian et Anna : une fidélité. Anna gouvernante. Un bel intérieur.

Edward-Hopper-Richard-Tuschman-05

Chapitre trois. Anna Lehman est devenue la gouvernante du grand pianiste Krystian Jerensky. En son absence, elle doit recevoir ses amis...Plongée dans un univers différent...

Il ne lui fallut deux semaines pour avoir accès à sa chambre et à la salle où il jouait du piano. Elle fut surprise par la chambre car elle était sommairement meublée et très simplement décorée. En somme, il était visible que Jerensky ne donnait à cette pièce que des fonctions simples : se reposer, dormir et éventuellement lire pour trouver le sommeil. Le lit était recouvert d'une courtepointe blanche ; les rideaux étaient blancs et la décoration se résumait à une photo de taille moyenne, discrètement encadrée. On y voyait un Kristian très jeune (il devait avoir quinze ou seize ans) et près de lui, un homme d'un certain âge dont elle se demanda s'il était son père, son oncle ou un quelconque professeur. L'adolescent avait un beau et long visage, des yeux clairs. Le visage adulte ne lui ressemblait pas. Les traits étaient plutôt grossiers, les yeux étaient bruns ou noirs. Non, il était difficile de penser à un parent...C'était quelqu'un qui avait dû le marquer ; un musicien ou plus précisément un pianiste...Elle avait lu que Jerensky était né en 1956 et qu'adolescent, il était en Pologne. Il avait connu le communisme dont Anna savait qu'il avait profondément marqué l'après-guerre et quelques décennies suivantes. En même temps, sa famille était fortunée. Ainsi, on pouvait rester fortunée en Pologne dans les années soixante et soixante-dix, tout en étant communistes ? Elle n'avait pas de réponses à ces questions. Si elle avait été plus audacieuse ou moins bien élevée, elle aurait questionné le principal intéressé. Après tout, c'était bien lui qui était capable de dire comment avait vécu sa famille à Katowice, entre 1956 et 1971 ou 1972, date où la photo avait été prise. Mais, bien que cela fût ridicule, elle comprit tout de suite qu'elle ne demanderait rien. Ce qu'elle voulait savoir, elle l'apprendrait par des livres, des magazines ou le net. Les textes des interviews qu'il avait données de par le monde, s'y trouvaient... Elle continuerait de les lire.

La salle où il jouait du piano était vaste et l'instrument en lui-même, splendide. Elle n'en avait jamais vu de tel, du moins, en réalité. Bien sûr, il existait des marques célèbres. Lui, il avait un Steinway, un Bösendörfer, un Fazioli et des Yamaha. Entre autre. Celui qu'elle contemplait était un piano autrichien. Il en possédait d'autres car il vivait aussi ailleurs et dans ses autres maisons, il y avait un piano. En concert, contrairement à d'autres pianistes, il se disait difficilement capable de n'utiliser qu'un seul piano puisque l'éclectisme de son répertoire ne pouvait qu'être mis en échec par le fait de ne jouer que sur un seul instrument. Debussy ne demandait pas ce que Chopin exigeait et ainsi de suite...

De toute évidence, il la laissa rentrer dans ces pièces car il fallait qu'elles fussent nettoyées. Elle vit bien qu'il y était contraint et fut rapide. Dans la chambre, elle rendit tout étincelant et odorant. Dans l'atelier, elle épousseta le piano et nettoya le sol. Il y avait beaucoup de livres et de cd sur des rayonnages et dans un coin, un bureau aux tiroirs fermés. Il devait s'y assoir pour lire ou écrire. Elle y toucha à peine. Elle mit des fleurs sur des guéridons et aéra les pièces. L'atelier donnait sur un jardin privatif et Anna se demanda comment les autres habitants de l'immeuble s'arrangeaient du travail du pianiste. Ils étaient les auditeurs, volontaires ou non, de ses exercices réguliers. S'en plaignaient-ils ? Elle finit par apprendre qu’ils avaient cessé de le faire. Jerensky était célèbre et c'était un incontournable interprète. Sa grande réputation réduisait toute critique à néant. Aller se plaindre de quelqu'un qui avait joué avec Léonard Bernstein ? C'était de mauvais goût, tout de même. On savait qu'il avait connu d'autres grands : Karajan, Rubinstein et d'autres. Que pouvait-on reprocher à un être comme lui ? Rien. Dans l'immeuble, il jouissait d'un grand respect. A sa grande surprise, Anna constata que tout le monde avait rapidement su qu'il l'avait embauchée. Quand elle croisa des habitants de l'immeuble dans l'escalier, ils la saluèrent avec politesse, elle qui n'était en somme qu’une gouvernante bien rémunérée. Elle le comprit, elle avait de la chance !

Cinq semaines durant, il fut là puis, du jour au lendemain, il lui apprit qu'il allait se produire en concert. Il jouerait à Paris d'abord puis irait à Londres et en Italie. Elle devrait garder l'appartement. Elle acquiesça. Elle avait heureuse qu'il y reçoive du monde. Les femmes du premier diner n'étaient pas revenues mais il avait invité un couple un soir et trois messieurs plusieurs soirs de suite. Le couple aimait la cuisine traditionnelle, avec une prédilection pour le foie gras. Les trois hommes souhaitaient des menus originaux et légers. Curieusement, ils ne buvaient que de l'eau gazeuse. Ce furent des dîners animés. On la complimenta. Elle se sentit frustrée que le départ du pianiste mit fin à toute velléité de sa part mais il la détrompa.

Anna, quand je pars, des gens viennent ici. Ils s'annonceront ou je vous préviendrai. Liz dit qu’elle reste à New-York mais elle peut être là du jour au lendemain : préparez-vous !

-Oui...

Elle se mordit les lèvres.

-Des amis italiens viendront mais la date n'est pas fixé et ils sont changeants... Ah, il y aura un chef d'orchestre autrichien aussi. Enfin, je pense !  Je vous tiendrai au courant. De façon sûre, quelques français passeront...Quand même, une certitude !

-Bien, monsieur.

-Vous semblez offusquée…J’aime prêter ma maison et tous ces gens-là sont bien élevés. Allez, n’ayez pas d’inquiétude. J’ai tout noté dans ce calepin. Les extras à embaucher et ainsi de suite. Vous serez sur-rémunérée. Et bien sûr, je vous laisse du liquide.

Elle ne dit rien de plus ce jour-là mais au moment où un taxi vint le prendre, elle se sentit oppressée. Il fut donc surpris qu'elle balbutie :

-C'est à dire...

-Oui, Anna ?

-Je crains de mal faire…

-Vous ? Certainement pas vous.

-Mais...

-Je dois partir ! Le taxi est là !

Il n'avait qu'un bagage cabine à roulettes et cela la surprit d'abord. Elle se souvint ensuite qu'il allait chez lui à Londres et qu'il ne lui était pas nécessaire de transporter grand-chose. Son cœur se serra soudain. Il avait les moyens d'avoir dans sa maison anglaise une autre gouvernante. Elle n'était pas unique. On lui attribuait des privilèges qu'elle n'avait pas. Seule, elle s'assit dans un fauteuil et chercha à retenir ses larmes. Mais elle pleura longtemps.

Le lendemain et le surlendemain, elle se sentit vide. Personne ne jouait du piano. L'atelier était fermé à clé. Quand il l'appela, elle fut contente.

Le lendemain, comme il l’avait prédit, l’épouse américaine appela. Elle serait là vers vingt-deux heures le lendemain et resterait une semaine. C'était bien.

Elle se sentit contente le matin de son arrivée et vérifia que tout était en ordre. Liz dormirait dans la chambre de son mari. Son « mari » ? Cela lui semblait si étrange !

Elle tomba l'après-midi dans une sorte de torpeur et revit deux visages : celui de Bertrand et celui de Benoît. Les deux hommes dont elle avait partagé la vie. Bertrand était blond et volubile. Il adorait Colin avec lequel il travaillait et Colin l'estimait beaucoup. Il avait passé six ans avec Anna et il disait l'aimer. Colin avait fait de lui le gérant d'une succursale de son agence de voyages et à cette époque-là, Anna travaillait avec lui. Ils étaient heureux ensemble, pas pressés de se marier mais sûrs de le faire un jour ; Anna était très heureuse. La dernière année, elle avait bien senti que Bertrand était un peu dans la lune mais rien, vraiment rien, n'avait laissé entrevoir l'effondrement brutal de leurs relations. Elle se souvint qu'un vendredi de printemps, un vingt-huit avril pour être précise, ils avaient dîné dans un petit restaurant rue de la Contre-escarpe, le quartier où ils vivaient et qu'il avait été silencieux par moments mais très drôle à d'autres. Le lendemain, elle s'était absentée pour une matinée piscine et un déjeuner salade avec des copines. A quatorze heures, quand elle était rentrée dans le petit deux-pièces où ils vivaient ensemble, elle constata qu'il avait pris toutes ses affaires et laissé une lettre. Il rompait. Il allait en Angleterre voir une Anglaise dont il était amoureux. A Colin, il avait envoyé une lettre de démission et savait qu'il risquait un procès. A elle, il disait qu'il ne pouvait pas faire autrement.

Elle fut comme une automate un an durant et fragile et silencieuse une autre année. Elle demanda à accompagner de nouveau des groupes çà et là, sauf au Royaume-Uni et son père lui fournit toute l'aide possible.

Quatre ans après, elle connut Benoit qui avait acheté un hôtel dans le neuvième. Ce n'était pas un quartier extraordinaire mais il tablait sur une belle mise en valeur et un accueil charmant. Cela fonctionna. Elle fut réceptionniste mais aussi secrétaire, s'occupa de comptabilité et mit à profit son expérience du tourisme. Benoît ne lui inspirait pas de passion mais elle tenait à lui car il était solide, enthousiasmant et ambitieux. Ils passèrent sept ans ensemble et firent prospérer l'hôtel. Elle y était salariée et il ne la décevait pas. Elle savait qu'il avait été marié des années avant mais ne s'était jamais étendu sur le sujet. Quand et comment il revit son ex- femme, elle ne le sut pas plus qu'elle ne sut à quelle fréquence ils avaient recommencé à se voir. Leurs liens distendus se reformèrent et ils furent de nouveau amoureux. Il ne mentit pas à Anna. Il fut franc. Elle quitta son travail et refusa l'importante somme d’argent qu'il voulait lui donner. Pragmatique, elle fit une formation qui ferait d'elle une bonne gouvernante. Elle ne revit plus Benoît. Des mois durant, elle fut comme anesthésiée. Elle ne souffrait pas, ne parlait pas. A ces années -là et à ces deux hommes, elle ne pensait plus jamais mais tout revenait d’un coup.  Toute la journée dans l'appartement vide, elle souffrit et pleura. Puis, se reprenant, elle prépara un diner froid léger et fit une belle composition florale qu'elle posa sur un meuble blanc dans la chambre de Jerensky.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
LE VISIBLE ET L'INVISIBLE. FRANCE ELLE.
Publicité
Archives
Publicité